Procès pour traite des êtres humains au Trocadéro : « La précarité ne justifie ni n’excuse l’exploitation de la vulnérabilité »
La semaine dernière, six prévenus comparaissaient devant la 16e chambre correctionnelle parisienne pour avoir contraint des mineurs non-accompagnés (MNA) à voler pour financer une addiction aux psychotropes qu’ils avaient eux-mêmes occasionnée et entretenue. Ils ont écopé de quatre à six ans d’emprisonnement.
C’est un grand classique des audiences mineurs (ou jeunes majeurs). Des vols, parfois violents, commis dans un état plus ou moins second, sous l’emprise d’un cocktail de prégabaline (Lyrica) et de clonazépam (Rivotril), parfois agrémenté de stupéfiants (dont de l’ecstasy). Dans la rue, le premier est notamment surnommé « saroukh » (« fusée », en arabe), et le second, « Madame Courage », ce qui en dit long sur leurs effets attendus. En mars 2022, la sous-direction de la lutte contre l’immigration irrégulière (SDLII) de la préfecture de police de Paris note une multiplication de telles infractions du côté du parvis du Trocadéro (XVIe arrondissement), et subodore que les mineurs non-accompagnés (MNA), essentiellement marocains, qui les commettent, se trouvent en fait sous la coupe de « réseaux d’exploitation » constitués de majeurs arabophones. Dans le même temps, une association (« Hors la rue ») fait, suite à ses maraudes au « Troca », un signalement comparable à la brigade de protection des mineurs (BPM).
Le mode opératoire serait le suivant : les majeurs auraient commencé par proposer gratuitement des psychotropes aux mineurs, avant de les faire payer, pour les contraindre à trouver une source de financement. L’intérêt pour eux de jeter leur dévolu sur des enfants étant qu’en cas d’interpellation, ils ressortent rapidement, et peuvent donc se remettre illico au « travail ». En enquête préliminaire, les enquêteurs procèdent à des surveillances et des interceptions. Mais aussi à une insolite sonorisation du banc public sur lequel s’installent les majeurs. Un peu à l’écart des MNA, ils semblent fournir à ces derniers cachets et directives pour voler puis, en échange du butin, leur remettre de nouveaux cachets, et ainsi de suite. Quelques mois plus tôt, les majeurs se sont d’ailleurs imprudemment mis en scène dans deux vidéos postées sur Youtube, censées faire la démonstration, à l’attention de ceux restés « au bled », de leur réussite en France.
En juin 2022, des Algériens, âgés de vingt-deux à trente-huit ans, sont interpellés.
Une information est ouverte, et ils sont mis en examen, notamment du chef de traite des êtres humains en bande organisée, un crime puni de vingt ans de réclusion et trois millions d’euros d’amende (C. pén., art. 225-4-3). Finalement, le magistrat instructeur disqualifie (et correctionnalise), estimant que les investigations n’ont « pas permis de dessiner une organisation parfaitement stable et structurée, dans laquelle la répartition des rôles des différents protagonistes serait figée et durable ».
Mais il considère que la minorité des victimes n’est « pas sérieusement contestable, au vu notamment de l’apparence physique des jeunes, qui pour certains, n’étaient pas encore sortis de l’enfance ». Six des majeurs sont ainsi renvoyés pour traite d’un mineur (C. pén., art. 225-4-1), trafic de stupéfiants, trafic de psychotropes et recel de vol. Ils encourent donc dix ans. Précisons qu’un septième prévenu, libéré dans l’intervalle sous contrôle judiciaire, ne comparaît que pour les deux dernières infractions. Et que douze des MNA (et l’association) sont parties civiles.
« Ils n’étaient pas des enfants des rues au Maroc »
À la barre, le président de l’association affirme que les mineurs « n’étaient pas des enfants des rues au Maroc, [car] pour faire ce trajet, il faut des ressources psychologiques et physiques importantes. […] C’est [donc] vraiment en France que leur état s’est détérioré ». Une psychiatre-addictologue rappelle pour sa part qu’ils ont « souvent pris la mer avec des copains qui sont morts, donc ils peuvent avoir [à leur arrivée] tous les symptômes d’un stress post-traumatique. […] C’est comme ça qu’ils peuvent être manipulés ». Elle ajoute qu’ils subissent « une double pression. [D’une part] parce que les premières personnes qu’ils rencontrent […] sont des identifiants culturels, souvent paternels, qui leur promettent une protection et de l’argent, [mais] vont les utiliser. [D’autre part], parce qu’ils sont en contact avec leurs mamans, qui leur demandent d’envoyer de l’argent, une pression affective très forte qui les maintient dans les réseaux ». L’administratrice ad hoc des MNA explique pour sa part que « c’est une difficulté colossale que d’accompagner des enfants qui sont dans un tel état sanitaire ».
Depuis le box, Sami A. affirme avoir commencé à revendre des cachets « un mois avant qu’on m’interpelle », et jamais à des mineurs : manque de bol, il a pris un selfie avec des MNA et une plaquette de Rivotril. Il explique avoir pu constater que des enfants traînaient dans les parages, mais ne pas s’être posé de questions : « Moi, je me mets dans un coin, je bois ma bière et je m’en vais ». Même ligne du côté de Zineddine H. : « Je suis simplement vendeur de cigarettes. […] Effectivement, ces mineurs sont là toute la journée, mais ça ne m’intéresse pas. […] Ils ne font que des problèmes, il m’est même arrivé d’appeler la police pour les éloigner, [parce qu’ils] agressent des gens, ils se battent entre eux, ils cassent des bouteilles… ». Ilyès B., quant à lui, admet avoir vendu à l’occasion du « saroukh », mais « pas de grandes quantités, juste [de quoi] pouvoir manger », et « jamais de la vie » à des mineurs.
D’ailleurs, « on essayait de les aider, […] de les sauver ». La présidente évoque des coups qu’il aurait portés à l’un des MNA : « Oui, je l’ai tapé, je l’ai corrigé, en tant que grand frère, afin qu’il se calme. […] Nous, les Algériens, c’est comme ça qu’on joue ».
On passe à Messoud O. Il confesse avoir vendu du « saroukh » et de l’ecstasy, mais pas de Rivotril, alors même que la sonorisation du banc conspiratif a permis d’enregistrer des allusions à de la « rouge », qui est un autre de ses noms de rue. Lui aussi explique que ça ne l’arrangeait pas que des mineurs viennent traîner au Trocadéro : « C’est des laissés-pour-compte, ils viennent là-bas, il n’y a personne pour les orienter, ça nous gêne. […] Ils sont source de problèmes ». Abderraouf S., pour sa part, reconnaît qu’il savait que les enfants du Trocadéro volaient, mais précise que lui-même travaillait « pour les Roumains » des tables de bonneteau : s’il a parfois interagi avec des MNA, c’est donc parce que « ma mission, c’est de les éloigner des joueurs. […] J’assure la sécurité et on me paie pour ça ». Youcef T., pour sa part, confirme avoir vendu les deux médicaments et toutes sortes de stupéfiants, y compris à des mineurs, « mais pas non plus des mineurs-mineurs », et puis d’ailleurs, « des fois, c’est des majeurs, en fait ». Il concède que ces substances ont pu ensuite inciter les MNA à voler. « C’est pas bien », concède-t-il, « je regrette et j’ai honte d’avoir fait ça aux mineurs ».
« Il a failli se noyer en Méditerranée, mais il s’est noyé ici »
Plaidoirie de l’avocate de l’association, qui compare les MNA à « des petits esclaves », ou des « enfants-soldats », sous « soumission chimique ». Elle insiste « sur la puissance des leviers d’emprise, [parce qu’on] a la chimie, mais aussi la manipulation de l’adulte, qui se revendique d’un parcours commun, d’un rôle bienveillant, et aussi ce fantasme entretenu de l’argent facile ». « La vertu de ce procès », conclut-elle, « c’est […] qu’on est enfin passé du statut du MNA délinquant parasite au mineur victime ». Une consœur enchaîne : « La motivation [des prévenus], c’est l’argent […] sans prise de risque. Parce que les risques, ce sont les mineurs qui les ont pris. […] L’audience va envoyer un signal à ces adultes qui pensent qu’exploiter les enfants, ça n’a aucune conséquence ». Une autre admet que son jeune client « a continué les vols [depuis], parce qu’il s’est construit dans cet environnement toxique [et qu’il] ne sait faire que ça. C’est la conséquence de ce que ces majeurs ont fait sur lui ». Une autre encore lance que le sien « a failli se noyer en Méditerranée, mais il s’est noyé ici, [en devenant] un petit robot déshumanisé ».
Au soir de la troisième journée d’audience, la procureure déroule ses réquisitions à tout berzingue, peinant même à reprendre son souffle. Elle insiste sur la nécessité de « dissuader la constitution de nouveaux groupements » au Trocadéro, « vitrine de Paris, fort centre d’attractivité », surtout « à quelques mois des JO ». Elle rappelle que la traite repose en premier lieu sur la notion de recrutement, avec « d’abord l’instauration d’une emprise, qui se fonde surtout sur la remise des substances. Cette remise, elle se fait alors même que les majeurs ont pleine connaissance de la vulnérabilité [des MNA] et de l’effet [des] psychotropes ». Ce recrutement s’opère « en vue de contraindre autrui à agir pour soi », poursuit-elle, « pour bénéficier du passage à l’acte sans le commettre soi-même ». Contre les six prévenus, qui ont accompli dix-huit mois de détention provisoire, elle requiert entre cinq et six ans et demi (avec maintien en détention). Contre cinq d’entre eux, elle réclame aussi une interdiction définitive du territoire français (ITF). L’un reste de longues minutes à se tenir la tête entre les mains, un autre explose de colère et se fait sortir par l’escorte.
« On fait de lui une sorte de marionnettiste de sang froid qui fait du trafic d’enfants, alors qu’on sait qu’il vole [aussi lui-même] », entame l’avocate de Sami A. : « Ils sont tous au même niveau, et ils sont tous défoncés. […] Ils ont les mêmes parcours de vie traumatiques ». Son confrère assistant Ilyès B. est sur la même tonalité : « La législation prévoit, dans tout un tas de cas de figure, une partie faible et une partie forte. Oui, le mineur est une partie faible, […] mais avec la précarité qui est la sienne, [mon client] est aussi une partie faible. Et il y a sans doute des parties fortes […] qui sont invisibles à cette audience ». L’avocate d’Abderraouf S. parle d’une « délinquance de survie », et rappelle que son client avait, au moment des faits, entre vingt-et-un et vingt-deux ans, alors que l’un des mineurs en avait dix-sept. Celle de Zineddine H. rappelle « qu’aucun [des mineurs] ne signifie qu’il les sollicite pour qu’ils volent et lui remettent les objets ».
« C’est surtout un échec de la prise en charge de ces mineurs »
Le conseil de Youcef T. enchaîne : « On vous vend l’histoire de ces mineurs échoués en Europe, c’est une vérité, et qui tombent dans les stups, c’est une vérité [aussi].
Mais on parle de médocs vendus [seulement] 1 € le cacheton ». « Ces mineurs », poursuit le même, « ils n’ont pas décidé à douze ou treize ans de monter dans une embarcation de fortune : ils y ont été poussés par de sympathiques parents qui ont vu que leurs voisins avaient une vie plus agréable depuis qu’ils s’étaient débarrassés de leurs propres gosses ». Il estime surtout que « dès l’ouverture du dossier, on a des petits qui comprennent que s’ils répondent de telle manière à telle question, ça va entraîner un sourire des enquêteurs et une tape sur l’épaule ». Celui de Messoud O. ferme la marche : « Pour moi, on a essayé d’instrumentaliser ce dossier et de créer un statut de victime à ces mineurs auteurs de nombreux délits. […] Mais c’est [surtout] le constat d’échec de la prise en charge de ces mineurs ».
Après cinq bonnes heures de délibéré, tombe la décision. « S’il n’est pas démontré l’existence d’un réseau structuré », entame la présidente, « les investigations ont mis en lumière un système d’exploitation », « une entraide » entre les co-prévenus, « qui s’alertent […] de la présence policière, peuvent se fournir mutuellement […] et receler des objets ensemble ». Ainsi, même si « chacun semble agir pour son propre compte », ils ne sont « pas en concurrence », et « coexistent » donc au sein d’une même « nébuleuse ». Le tribunal estime qu’ils « provoquaient ou alimentaient une dépendance à des produits de jeunes ou très jeunes mineurs », renforçant leur « vulnérabilité physique, psychique et matérielle ». « Asservis et réifiés », les MNA étaient ainsi « contraints ou incités à commettre des délits, […] ce qui s’analyse nécessairement comme une opération de recrutement ». « Les prévenus se trouvaient eux-mêmes dans une situation difficile », concède la décision, mais « la précarité ne justifie ni n’excuse l’exploitation de la vulnérabilité ». Les six écopent de peines d’emprisonnement s’échelonnant de quatre à six ans, et un seul coupe à l’ITF. 20 000 € sont en outre alloués à chacun des mineurs.
© Lefebvre Dalloz