Proposition de loi visant à l’instauration d’un revenu de remplacement pour les artistes-auteurs temporairement privés de ressources

Avant la dissolution de l’Assemblée nationale, une proposition de loi avait été déposée par M. Pierre Dharréville, député des Bouches‑du‑Rhône (XVIe législature). Elle est aujourd’hui portée par Mme Soumya Bourouaha, députée de Seine-Saint-Denis, et une trentaine de députés dans l’objectif de « reconnaître le travail que constitue ce geste de création et le protéger ». L’objectif des parlementaires est d’ouvrir un débat et permettre que soient prises des décisions permettant d’assurer une meilleure protection sociale aux créateurs et créatrices dans notre pays.

La proposition de loi sur la continuité de revenus pour les artistes-auteurs s’inscrit dans un mouvement de revendication d’une meilleure protection des droits sociaux les plus élémentaires pour les auteurs face à une précarité qui frappe de nombreuses professions artistiques. Déjà avant la crise sanitaire, plusieurs rapports avaient pointé des baisses de revenus, des déséquilibres contractuels et un problème de non-recours aux droits sociaux à propos de ces travailleurs dits atypiques (v. not., S. Capiau et A. J. Wiesand, The Status of artists in Europe, nov. 2006 ; B. Racine, L’auteur et l’acte de création, Rapport remis au ministère de la Culture, janv. 2020).

Puis, la pandémie mondiale a exacerbé d’autres tensions et aggravé la situation en générant des fermetures de salles de spectacles, des annulations de festivals, des abandons de projets éditoriaux, audiovisuels et cinématographiques, des restrictions de jauge et fermetures de magasins « non essentiels » (M. Dâmaso, T. Badia, G. Rosana, K. Kiss, S. Bertagni et M. Weisinger, The situation of artists and cultural workers and the post covid-19 cultural recovery in the european Union, févr. 2021 ; Comm. UE, The status and working conditions of artists and cultural and creative professionals, Report of the Open Method of Coordination, juin 2023 ; C. KammerhoferSchlegel, C. Navarra, M. Centrone et C. Cesnovar, EU framework for the social and professional situation of artists and workers in the cultural and creative sectors – European added value assessment, nov. 2023).

La pandémie aura au moins permis de mettre en lumière la nécessité d’une meilleure protection sociale pour ce secteur déjà vulnérable, au point que le Parlement européen s’est emparé du sujet et a voté une résolution le 21 novembre 2023 pour un renforcement du statut au niveau européen (v. Résolution du Parl. UE, 21 nov. 2023, (2023/2051(INL), S. Le Cam, Parlement européen : adoption de la résolution « Cadre pour la situation sociale et professionnelle des artistes », 1re partie, Dalloz actualité, 4 déc. 2024 et 2e partie, Dalloz actualité, 8 déc. 2023).

Depuis lors, les artistes-auteurs sont toujours confrontés à des revenus irréguliers, une protection sociale limitée et à l’absence d’accès à l’assurance chômage, malgré leur contribution significative à l’économie culturelle. Et l’essor récent des intelligences artificielles génératives fait craindre de nouvelles menaces sur leurs moyens de subsistance tant les impacts pour les métiers de la création sont importants.

La question d’un filet de protection pour les artistes-auteurs prend de plus en plus de place dans le débat public. Un statut est né récemment en Belgique (v. sur ce point, l’analyse des textes sur le site de la Scam.be ; en Suisse, la question a donné lieu à un colloque le 25 oct. 2024, Y. Benhamou [dir.]). En réponse à cette situation désormais bien connue, la proposition de loi vise donc à intégrer les artistes-auteurs au régime général de l’assurance chômage, dans le prolongement des protections sociales existantes.

Aux origines du texte

Cette proposition trouve son origine dans une réflexion menée par plusieurs organisations professionnelles (le collectif La Buse, le syndicat national des artistes plasticiens CGT, le syndicat des travailleur·euses artistes-auteur·ices et la Société des réalisatrices et réalisateurs de films) lesquelles avaient d’abord publié un texte argumenté, suivi d’une tribune qui avait réussi à réunir plus de 17 000 signatures, représentant alors un engouement rarement égalé dans un écosystème qui peine souvent à s’engager collectivement. Les organisations y pointaient l’aléa des ventes ou des cessions de droits, l’incertitude des revenus et l’idée que la plupart des artistes-auteurs sont contraints de multiplier les prestations dont le tarif est imposé ou rarement négocié pour pouvoir espérer vivre de leur activité de création.

Si les aides à la création atténuent la précarité, elles finissent par mettre les artistes en concurrence pour, au résultat, accéder à des ressources insuffisantes. En réalité, ces aides visent à pallier la faiblesse des deux types de rémunérations que les artistes-auteurs touchent. Les droits d’auteur, d’une part, sont versés en contrepartie de l’exploitation des œuvres. Cependant, les œuvres sont de plus en plus nombreuses, tandis que leur durée d’exploitation, souvent trop courte, rend les droits perçus insuffisants pour permettre aux artistes-auteurs de subvenir à leurs besoins.

Leurs autres revenus incluent diverses prestations comme les ateliers, les interventions en milieu scolaire, les résidences, les ventes d’œuvres, les honoraires de création, etc. (CSS, art. L. 382-1-1 et L. 382-1-2). Cependant, les récentes réformes qui les encadrent ne s’appliquent pas sans mal et bien souvent les structures qui travaillent avec les artistes-auteurs ne savent pas comment les payer (multiples taux de TVA, interrogations persistantes sur le paiement du 1,1 % de diffuseur et autres questionnements administratifs complexes alourdissant le processus qui devrait pourtant être simple). En conséquence, certaines structures rechignent presque à travailler avec des artistes-auteurs, ce qui ne fait qu’accentuer leur précarité. Le collectif en arrivait à la conclusion que « pour vivre de sa création, il faut être compétitif, rester visible et vendre régulièrement ».

S’en est suivi une première proposition de loi déposée par le député M. Pierre Dharréville (Proposition de loi, n° 5093, déposée le 22 févr. 2022), puis une deuxième (Proposition de loi, n° 2322, déposée le 12 mars 2024) visant à instaurer un revenu de remplacement pour les artistes-auteurs temporairement privés de ressources, afin de pallier leur précarité et de soutenir la création artistique.

Le député M. Pierre Dharréville envisageait alors de s’appuyer sur le système d’assurance chômage existant pour verser des allocations aux artistes répondant à certains critères de revenus. La proposition avait obtenu le soutien d’une trentaine de députés de différents horizons politiques, mais avec la dissolution de l’Assemblée nationale, elle n’a pas pu aboutir. Une seconde proposition a donc été déposée il y a quelques jours, cette fois par Mme Soumya Bourouaha, députée de Seine-Saint-Denis. Les trente députés signataires expliquant les raisons d’une nécessaire intervention législative, leurs motivations retiendront l’attention.

Des revenus par nature discontinus

Principale raison de l’intervention législative : les artistes-auteurs « ne tirent l’essentiel de leurs ressources que de l’exploitation de leurs œuvres par des diffuseurs ». Le travail de création, qui est la phase antérieure à la diffusion, n’est généralement pas rémunéré.

À titre d’exemple, dans le secteur de l’audiovisuel et du cinéma, une très large majorité des scénarios écrits n’aboutissent pas à une production audiovisuelle et ne garantiront pas de rémunération sur l’exploitation de l’œuvre, en l’absence de diffusion (bien qu’un minimum garanti soit versé, il sera souvent dérisoire par rapport aux années de travail nécessaires à l’écriture). En ce sens, le rapport publié par la SACD pointait déjà ce problème d’invisibilisation du travail en 2019 : « la rémunération, d’abord, présente un caractère diffus, les droits d’auteur étant indexés sur la fréquence de diffusion des séries. Ces droits, qui représentent plus de 50% de la rémunération totale pour un scénariste sur deux (…) Seuls 7,5% des scénaristes interrogés déclarent pouvoir anticiper le montant de leurs revenus à la fin du mois (…). Enfin, la rémunération des auteurs est également décorrélée du travail effectué : son montant fluctue en effet drastiquement en fonction de la réussite commerciale des œuvres et de ses modalités de diffusion, qui peuvent, aux deux bornes du spectre, ne jamais être diffusées ou au contraire être diffusées sur le temps long et sur de nombreux territoires, garantissant ainsi une forme de rente durable pour les auteurs » (SACD, Conditions de travail et trajectoires professionnelles des scénaristes de télévision dans l’animation française, Rapport d’étude, sept. 2019, M. Besenval et G. Rot [dir.]). Il en résulte un rapport de force défavorable aux artistes-auteurs dans des secteurs très concurrentiels.

Les députés proposent donc de « corriger cette injustice, qui touche des dizaines de milliers de créateurs et de créatrices essentiels à la vie artistique, culturelle et intellectuelle de notre pays, et qui pèse sur son déploiement ». La mise en place d’un revenu de remplacement serait alors la clé. Le dispositif sera donc rattaché à l’Union nationale interprofessionnelle pour l’emploi dans l’industrie et le commerce (UNEDIC).

Présentation des articles

L’article premier prévoit ainsi d’instaurer une allocation de remplacement de revenus pour les artistes‑auteurs temporairement privés de ressources. Il ajoute ainsi une section 5 intitulée « Allocation de remplacement des artistes‑auteurs » au sein du code du travail (Livre IV, titre II, chap. IV), comprenant cinq articles.

L’un d’eux délimite le champ de l’allocation en faisant référence à la notion d’artistes-auteurs (C. trav., art. L. 5424-30), référence à l’abri de la critique, puisqu’elle renvoie à l’article L. 382-1 du code de la sécurité sociale qui la définit très bien en vue de délimiter le régime social dit « des artistes-auteurs ».

Un autre fixe la condition d’octroi de l’allocation : satisfaire « des conditions de ressources et à un niveau de revenus d’activité antérieur au moins égal à 300 heures rémunérées au salaire minimum de croissance sur les douze derniers mois » (C. trav., art. L. 5424‑31). L’article précise que l’allocation est versée pour une durée de douze mois renouvelable à date anniversaire dès lors que l’artiste‑auteur satisfait aux conditions de ressources et de revenus d’activité prévues.

Les suivants en précisent les modalités de calcul, l’allocation étant proportionnelle aux derniers revenus d’activité couplée à « un plancher forfaitaire » (correspondant à 85 % du salaire minimum interprofessionnel de croissance).

Concernant le financement, le texte prévoit que l’allocation de remplacement des artistes‑auteurs est financée par le régime d’assurance chômage des travailleurs privés d’emploi, abondé par une cotisation des diffuseurs (C. trav., art. L. 5424‑34), correspondant à la part de cotisation des employeurs du privé pour les cotisations chômage des travailleurs salariés. Concrètement, l’artiste-auteur en situation de perte de revenus devra déclarer sa situation auprès de France Travail, ce qui permettra d’obtenir une « date anniversaire ». À cette échéance, il devra justifier d’un minimum de revenus professionnels, calculé à partir d’un seuil de professionnalité correspondant à 300 heures de SMIC sur les douze mois précédents. Une fois ce seuil franchi, les droits de l’artiste-auteur seront ouverts, de la même manière que pour les salariés intermittents des annexes 8 et 10 de l’UNEDIC.

Ces revenus seront alors convertis en « heures » de travail d’après un barème « à définir par la négociation collective », ce qui à notre sens constitue le seul point discutable du texte, dans la mesure où les artistes-auteurs sont à l’heure actuelle des travailleurs dépourvus d’un cadre légal pour exercer les négociations collectives.

Recours (hâtif) à la négociation collective

La négociation collective apparaît comme un outil pratique, car elle implique les organisations professionnelles et leur donne le pouvoir de déterminer les barèmes qui permettront de convertir en heures travail les revenus issus de l’activité de création.

À première vue, la référence à la négociation collective et aux organisations professionnelles semble évidente. C’est de cette manière que les organisations représentant les intermittents du spectacle travaillent depuis des années, et cela fonctionne malgré les contingences classiques de la représentation collective.

Cependant, la situation des artistes-auteurs mérite une attention particulière, car contrairement à leurs collègues, ils ne bénéficient pas d’élections professionnelles, ce qui pose la question de la représentativité (B. Racine, Rapport remis au ministère de la Culture, L’auteur et l’acte de création, 22 janv. 2020), mais aucune solution claire n’a encore été apportée.

Il faudra en amont traiter la question de la représentativité des organisations. Si la proposition de loi bénéficie d’un soutien de la part de nombreuses organisations d’artistes-auteurs plus professionnalisés (qui ont sans doute le plus besoin de cette allocation), certaines organisations expriment des préoccupations quant à l’augmentation des contributions pour les diffuseurs et les implications que cela pourrait avoir pour leurs membres. Ces dernières se montrent réticentes à envisager des réformes ou des solutions alternatives, soulignant la complexité des enjeux à résoudre pour parvenir à un consensus.

Certes, il faudra prévoir une augmentation des cotisations diffuseurs, mais il semble difficile d’admettre que celle-ci mettra en péril leur modèle économique… Actuellement, les diffuseurs ne sont tenus de cotiser qu’à hauteur de 1,1 % pour le régime artistes-auteurs. La contribution patronale d’assurance chômage est de 4,05 %, ce qui représente une hausse très raisonnable en regard des enjeux. Les contributions n’ont globalement pas augmenté depuis la création du régime, et cette participation devrait donc participer à l’émergence d’un environnement de travail plus équitable et durable, bénéfique à l’ensemble de la profession, et y compris aux diffuseurs eux-mêmes.

Enjeux de transformation du travail et statut professionnel

Nous sommes face à des enjeux de transformation du travail qui doivent nous pousser à trouver un équilibre où l’innovation peut avoir sa place tout en garantissant le respect des droits et des conditions sociales et professionnelles des artistes-auteurs. Pour aborder les solutions possibles, il s’agirait alors de construire un statut solide reposant sur des relations individuelles équilibrées, un droit des relations collectives encadré, une protection sociale complète et efficace et une reconnaissance de l’identité professionnelle d’artiste-auteur.

L’instauration d’un véritable revenu de remplacement est l’une de ces briques. C’est LA pierre angulaire dans la reconnaissance du travail de création artistique en tant que contribution socialement indispensable. Comme le soulignent les députés porteurs du projet : « La France, dont la place des créateurs compte dans le concert mondial, a tout à gagner à créer ce nouveau droit, pour protéger nos capacités de création. Celles-là même qui nous permettent de nous représenter, de nous rencontrer, de nous projeter, de nous interroger, de nous émouvoir… de faire humanité ».

Dans un contexte où les grandes entreprises des secteurs technologique et numérique détiennent un monopole sur des compétences clés, notamment celles des mathématiciens, informaticiens, concepteurs de puces et d’autres matériaux indispensables au fonctionnement des intelligences artificielles – un monopole dont la remise en question semble complexe – l’Europe a encore l’opportunité de se positionner comme un acteur clé sur la scène mondiale, en préservant sa richesse et sa diversité culturelles, et cela passe évidemment par des mesures de protection pour les créateurs en investissant dans la reconnaissance et la valorisation de leur travail.

 

© Lefebvre Dalloz