Protection des droits des générations futures par le Conseil constitutionnel : les apports de la QPC du 27 octobre 2023

En des termes inédits, le Conseil constitutionnel juge que le législateur, lorsqu’il adopte des mesures susceptibles de porter une atteinte grave et durable à l’environnement, doit veiller à ce que les choix destinés à répondre aux besoins du présent ne compromettent pas la capacité des générations futures et des autres peuples à satisfaire leurs propres besoins, en préservant leur liberté de choix à cet égard.

Dans une décision très attendue1, le Conseil constitutionnel a consacré la protection des droits des générations futures au regard de la Charte de l’environnement. À l’origine de cette question prioritaire de constitutionnalité (QPC) se trouve la contestation par l’Association Meuse nature environnement et autres du projet de Centre industriel de stockage géologique (Cigéo) qui prévoit le stockage en couche géologique profonde des déchets nucléaires français de haute activité et de moyenne activité à vie longue. Les requérants ont formé un recours pour excès de pouvoir du décret n° 2022-993 du 7 juillet 2022 le déclarant d’utilité publique, tel que mentionné à l’article L. 542-10-1 du code de l’environnement2. Ils ont demandé au Conseil d’État de renvoyer au Conseil constitutionnel une question portant sur la conformité de certaines dispositions de cet article avec les droits et libertés garantis par la Constitution, qui a rendu sa décision de renvoi le 2 août 2023.

Dans cette QPC, les requérants contestaient les dispositions législatives de l’article L. 542-10-1 du code de l’environnement qui se réfèrent aux garanties de réversibilité du stockage des déchets radioactifs en couche géologique profonde prévues seulement pour une période de cent ans. Ces dispositions iraient à l’encontre des possibilités qu’auraient les générations futures de revenir sur ce choix étant donné que l’atteinte à l’environnement qui en résulterait pourrait mettre en cause leur capacité de satisfaire à leurs besoins. C’est ainsi que l’Association Meuse nature environnement et autres ont postulé que l’article L. 542-10-1 méconnaissait les droits et libertés consacrés par la Constitution en vertu de deux fondements : le premier consistait en un droit des générations futures de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé et un principe de solidarité entre les générations, ce qui relèverait de la combinaison des articles 1er à 4 de la Charte de l’environnement avec les considérants 1er et 7 de son préambule. Le second s’appuyait sur le principe de fraternité entre les générations, qui découle du préambule et des articles 2 et 72-3 de la Constitution, combinés avec le préambule de la Charte de l’environnement3. Ce ne sera néanmoins que le premier fondement qui sera utilisé par le Conseil constitutionnel comme norme de référence4.

Certes, le Conseil constitutionnel n’a pas retenu l’inconformité de l’article en question à la Constitution. Même si, « au regard de la dangerosité et de la durée de vie des déchets radioactifs stockés », les Sages ont admis que les dispositions contestées sont « susceptibles de porter une atteinte grave et durable à l’environnement »5, le législateur a, selon eux, déterminé toutes les mesures nécessaires pour assurer que le projet ne porte pas atteinte aux intérêts des générations futures. Ainsi, plusieurs garanties pour la création et l’exploitation de Cigéo ont été prévues par le législateur, telles que la mise en œuvre progressive de la construction permettant la réversibilité du projet ; des mesures visant à l’adaptabilité de la conception et la flexibilité d’exploitation du stockage ; la procédure spécifique d’autorisation ; une phase pilote assurant la réversibilité et la sûreté de l’installation ; la possibilité de fermeture définitive du centre à travers une loi ainsi que la participation des citoyens au long de l’activité du centre de stockage6. Ces mesures répondent pour le Conseil constitutionnel à l’exigence des objectifs à valeur constitutionnelle que sont la protection de l’environnement et la protection de la santé, et notamment dans une perspective de prévention contre les risques à long terme de dissémination de substances radioactives. En prenant donc ces dispositions, le législateur a souhaité que « la charge de la gestion de ces déchets ne soit pas reportée sur les seules générations futures »7.

Dès lors, même si les requérants n’ont pas obtenu satisfaction s’agissant de l’inconstitutionnalité de l’article du code de l’environnement, ce qui leur aurait servi dans le cadre du recours en annulation devant le Conseil d’État, l’apport majeur de cette décision consiste en l’appréhension des droits des générations futures par le Conseil constitutionnel.

Celle-ci s’inscrit dans un contexte favorable tant sur les plans international qu’interne, dont les conséquences pour la protection des droits des générations futures commencent déjà à être perçues.

Une évolution attendue de la protection des droits des générations futures

La question des droits des générations futures est actuellement au centre de diverses initiatives sur le plan international. Le secrétaire des Nations Unies organise en 2024 un Sommet de l’avenir, dans lequel il entend réaffirmer et renforcer la coopération internationale pour le bien de l’humanité et des générations à venir8. Des avis consultatifs que doivent a priori rendre des juridictions internationales sont aussi attendues9. Même si les demandes concernant ces avis portent sur des enjeux des changements climatiques, les obligations qui incombent aux États en matière de protection des générations futures en sont au cœur. En droit comparé, il ne faut pas oublier la célèbre décision de 2021 rendue par la Cour constitutionnelle allemande, dans laquelle des dispositions de la loi climat étaient attaquées, et où la Cour a jugé que l’État a le devoir de protéger les libertés des générations futures10.

La décision du Conseil constitutionnel s’inscrit donc dans cette mouvance, mais aussi dans le prolongement de sa propre jurisprudence. En effet, il avait reconnu que la protection de l’environnement, en tant que patrimoine commun des êtres humains, constitue un objectif de valeur constitutionnel dans une décision QPC de 202011, mobilisée dans le cadre de sa décision de 2023 pour justifier que cet objectif s’étend aussi aux générations futures. Celles-ci sont notamment entrées dans le contentieux constitutionnel dans la décision DC du 12 août 202212, où le Conseil a associé le long temps à la protection de l’environnement. Il y a retenu une combinaison entre le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé, qui devait « être recherchée au même titre que les autres intérêts fondamentaux de la Nation » et les générations futures, en indiquant que les choix destinés à répondre aux besoins du présent ne devaient « pas compromettre la capacité des générations futures à satisfaire leurs propres besoins »13.

Une pierre supplémentaire a été apportée à cet édifice par la décision de 2023, étant donné que le Conseil constitutionnel précise cette fois-ci la manière dont il prend en considération les générations futures. Il n’est plus seulement question d’admettre une « dimension transgénérationnelle du droit à l’environnement »14, mais d’offrir une place équitable aux générations futures lors des choix pris dans le présent. Ainsi, en réalisant toujours une « interprétation systémique de la Charte de l’environnement »15, à travers l’articulation de l’article 1er de la Charte et l’alinéa 7 de son préambule, le Conseil intègre les générations futures parmi les bénéficiaires du droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé16. Ainsi, même s’il n’est pas question dans son raisonnement d’attribuer une valeur quelconque à la disposition du préambule, qui reste un paramètre d’interprétation de l’article 1er, celui-ci se voit avoir une portée étendue : le titulaire de ce droit est la génération présente incontestablement liée aux générations futures. En d’autres termes, le Conseil n’accorde pas directement à ces dernières des droits autonomes et dissociés de ceux des générations présentes, mais il reconnaît une sorte d’interdépendance entre les générations, dans la mesure où une répartition équitable des charges relatives à la protection de l’environnement sain et des possibilités d’en bénéficier doivent être opérationnalisées par le législateur.

Des effets prometteurs pour la protection des droits des générations futures

Dans sa récente décision, le Conseil constitutionnel tire des conséquences sur le rôle que doit jouer le législateur de cette interprétation dynamique de l’art. 1er combiné avec l’alinéa 7 du préambule de la Charte en ce qui concerne la protection des générations futures. En prolongeant ce qu’il avait établi dans sa décision (DC) du 10 décembre 2020, il a jugé que les limites apportées par le législateur à l’exercice du droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé « ne sauraient être que liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par un motif d’intérêt général et proportionnées à l’objectif poursuivi »17. La décision de 2023 pose dès lors des jalons pour l’action du législateur qui, lorsqu’il adopte des mesures pouvant porter atteinte à l’environnement, doit prendre en compte les conséquences sur les générations futures dans l’arbitrage de ses choix. Ainsi, le Conseil fixe les conditions dans lesquelles l’atteinte au droit à un environnement sain peut être considérée légale : l’atteinte doit être limitée, justifiée et proportionnée au regard de l’objectif du législateur18.

Dans le cas d’espèce, le Conseil constitutionnel admet que l’autorisation du stockage géologique des déchets radioactifs en couche profonde est susceptible de « porter atteinte grave et durable à l’environnement »19, mais il considère que celle-ci est limitée en vertu des garanties que le législateur a entendu mettre en place, comme supra mentionné. En outre, le Conseil rappelle qu’il ne lui incombe pas de déterminer si les stratégies mises en place par le législateur sont les meilleures pour arriver aux objectifs escomptés20, même s’il considère qu’une analyse des moyens techniques et scientifiques doit être mise en place pour les contrôler. Il détermine que le stockage soit réalisé dans des conditions permettant de protéger l’environnement et la santé contre les risques à long terme, et que la charge de la gestion de ces déchets ne pèse pas exclusivement sur les générations futures21. Ce faisant, il entend assurer que la portée élargie du droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé soit garanti.

Cette décision, si elle ne consacre pas exactement un droit des générations futures à un environnement sain, elle les fait entrer dans le champ de protection des droits et libertés, incitant le législateur à une prise en compte effective de l’équité intergénérationnelle lors des choix qui sont et seront opérés s’agissant de la protection environnementale. Dès lors, il est à croire que les avancées posées par les Sages devraient conduire le législateur (voire l’Administration) à mieux qualifier les atteintes à l’exercice du droit à un environnement sain des générations présentes et futures dans le cadre de leurs actes législatifs et réglementaires, au risque de les voir contestés et davantage contrôlés par le juge constitutionnel et administratif22

À ce titre, l’interprétation retenue par le Conseil constitutionnel a fondé l’ordonnance de référé rendue par le Tribunal administratif de Strasbourg le 7 novembre 2023. Il a décidé de suspendre l’arrêté du préfet du Haut-Rhin qui prolongeait l’autorisation de stockage souterrain en couches géologiques profondes de produits dangereux non radioactifs pour une durée illimitée confiée à la société des Mines de potasse d’Alsace (Stocamine). Le juge administratif a considéré qu’il fallait mieux analyser les alternatives à l’enfouissement de déchets sous terre, car il n’a pas été démontré que les travaux seraient réversibles et le droit à un environnement sain des générations futures, tel que protégé par les Sages, pourrait être atteint . Cette ordonnance témoigne donc de la vocation qu’a cette nouvelle interprétation du juge constitutionnel d’orienter des lois et politiques orientées vers plus d’équité intergénérationnelle en matière environnementale, opérationnalisant ainsi une tendance mondiale et irréversible de prise en compte des intérêts et droits des générations futures.

 

1. Cons. const. 27 oct. 2023, Association Meuse nature environnement et autres, n° 2023-1066 QPC, AJDA 2023. 1965  ; D. 2023. 1950, et les obs. .
2. La rédaction de cet art. a été établie par la loi n° 2016-1015 du 25 juill. 2016 précisant les modalités de création d’une installation de stockage réversible en couche géologique profonde des déchets radioactifs de haute et moyenne activité à vie longue.
3. Cons. const. 27 oct. 2023, n° 2023-1066 QPC, préc., §§ 2-5 ; Décision de renvoi CE 2 août 2023, Association Meuse nature environnement et autres, n° 467370, § 3.
4. On peut regretter que le Conseil constitutionnel n’ait pas appliqué le principe de fraternité en l’espèce, dans la mesure où cela lui aurait permis d’en éclairer la portée en ce qui concerne la protection des générations futures et potentiellement être plus exigeant dans son contrôle des dispositions législatives. En effet, « D’un point de vue négatif, la Fraternité impose de renoncer aux actes les plus risqués, les plus attentatoires aux générations futures, en vue d’opter pour ceux qui ménageront au mieux leurs intérêts avec ceux des générations actuelles », J. Lefebvre, La protection des générations futures : entre intérêt général, responsabilité et Fraternité, La Revue des droits de l’homme [en ligne], 2022, n° 22 ; v. pour le lien entre les générations futures et le principe de fraternité, S. Djemni-Wagner et V. Vanneau, Droit(s) des générations futures, IERDJ, 2023, p. 96 s.
5. Cons. const. 27 oct. 2023, n° 2023-1066 QPC, préc., § 10.
6. Ibid., §§ 14-20.
7. Ibid., §§ 11-12.
8. AGNU, Portée du Sommet de l’avenir, A/77/L.109, 30 août 2020.
9. AGNU, Requête pour avis consultatif sur les Obligations des États en matière de changement climatique, A/77/276, 29 mars 2023 ; Demande d’avis consultatif sur l’urgence climatique et les droits de l’homme à la Cour interaméricaine des droits de l’homme de la Colombie et Chili, 9 janv. 2023.
10. Cour constitutionnelle fédérale allemande, 24 mars 2021, nos 1 BvR 2656/18, 1 BvR 78/20, 1 BvR 96/20 et 1 BvR 288/20 ; v. E. Gaillard, L’historique déclinaison transgénérationnelle des devoirs fondamentaux envers les générations futures par le tribunal fédéral constitutionnel allemand, Energie-Env.-Infrastr., 2021, n° 7, comm. 61.
11. Cons. const. 31 janv. 2020, Union des industries de la protection des plantes, n° 2019-823 QPC, dans l’espèce, le Conseil a admis la prohibition de l’exportation de pesticides sur la base de cette qualification de « patrimoine commun des êtres humains » ; v. V. Champeil-Desplats, La protection de l’environnement, objectif de valeur constitutionnelle : vers une invocabilité asymétrique de certaines normes constitutionnelles ?, La Revue des droits de l’homme [en ligne], 24 févr. 2020.
12. Cons. const. 12 août 2022, n° 2022-843 DC, Loi portant mesures d’urgence pour la protection du pouvoir d’achat. Dans cette espèce, le Conseil a émis deux réserves d’interprétation sur la loi portant mesure d’urgence pour la protection du pouvoir d’achat concernant la création d’un terminal méthanier flottant au Havre et l’élévation du plafond d’émissions de gaz à effet de serre applicable aux installations de production d’électricité à partir de combustibles fossiles, AJDA 2022. 1655  ; D. 2022. 2140, et les obs. , note N. Lenoir  ; ibid. 2023. 975, obs. V. Monteillet et G. Leray  ; ibid. 1235, obs. E. Debaets et N. Jacquinot .
13. Cons. const. 12 août 2022, n° 2022-843 DC, préc., § 22.
14. L. Gay et L. Griffaton-Sonnet, Jurisprudence du Conseil constitutionnel, RFDC 2023, vol. 134, n° 2,  p. 467 s.
15. Ibid., p. 464-467 ; M.-A. Conhendet et M. Fleury, Work still in progress : chronique de droit constitutionnel de l’environnement, RJE, 2022/4, vol. 47.
16. Cons. const. 27 oct. 2023, n° 2023-1066 QPC, préc., § 6.
17. Cons. const. 10 déc. 2020, n° 2020-809 DC, Loi relative aux conditions de mise sur le marché de certains produits phytopharmaceutiques, § 14, AJDA 2021. 1340 , note G. Wernert  ; ibid. 2020. 2467  ; D. 2021. 1004, obs. G. Leray et V. Monteillet .
18. Cons. const. 27 oct. 2023, n° 2023-1066 QPC, préc., § 7.
19. Ibid., § 10.
20. Ibid., § 11.
21. Ibid., §§ 12-20.
22. A. Gossement, Le droit à un environnement sain et équilibré, consacré par la Charte de l’environnement, est celui des générations actuelle et futures ainsi que des autres peuples.

 

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