Protection du droit moral de l’auteur vs remastérisation d’un vidéoclip et diffusion sur YouTube

L’auteur d’un vidéoclip musical réalisé dans les années 1970 peut-il se plaindre de sa remastérisation par le groupe et de la diffusion de la vidéo ainsi modifiée sur YouTube, sans son autorisation, alors même que le vidéoclip en question est resté en ligne pendant plus d’une décennie ? Le juge des référés considère que non, en l’absence d’atteinte manifeste aux droits d’auteur.

Si les vidéos musicales (ou clips) sont aujourd’hui extrêmement répandus, surtout depuis l’avènement des chaînes de télévision musicales comme MTV dans les années 1980, ce n’était pas encore le cas au début des années 1970 et il est généralement considéré (même si c’est assez inexact) que le groupe anglais Queen a purement et simplement inventé le clip avec sa vidéo illustrant sa chanson Bohemian Rhapsody en 1975.

Cette vidéo est on ne peut plus connue. Elle débute par une séquence présentant les visages des membres du groupe, les cheveux longs, dans la pénombre, sur fond noir, le chanteur Freddie Mercury croisant les bras sur sa poitrine. Ce visuel absolument iconique a orné bon nombre de chambres d’adolescents depuis cinquante ans ! Ce que l’on ignore souvent, en revanche, c’est que ce clip a été réalisé par un certain Bruce Gowers, qui a été à l’époque chargé de réaliser une simple vidéo promotionnelle de ce que l’on n’appelait pas encore un single tiré du nouvel album de Queen, A Night at the Opera, sorti quelques jours plus tôt, en novembre 1975.

Cette vidéo devait à l’origine servir à promouvoir les tournées du groupe et à leur permettre de faire une apparition dans l’émission de télévision Top of the Pops sur la chaîne britannique BBC. Elle est finalement devenue l’un des clips musicaux les plus célèbres. Mais si Bruce Gowers a ainsi réalisé une œuvre mondialement connue, il n’a perçu à l’époque qu’une rémunération forfaitaire minime – le coût total de production du clip s’est en effet élevé à la modique somme de 4 500 livres sterling.

Décédé en 2023, Bruce Gowers a constaté que le groupe avait procédé à la remastérisation du clip en 2019, ce qui a consisté à nettoyer l’image et en améliorer la qualité à partir des bandes originales d’enregistrement. Il n’a toutefois jamais autorisé ces opérations menées sur la vidéo, son accord n’ayant jamais été sollicité, ce, alors même que les survivants du groupe ont collaboré avec lui jusqu’en 2006. En 2024, ses ayants droit, à savoir sa veuve et son fils, ont émis une réclamation à l’encontre de YouTube, puisque la société Queen Productions s’était permise de mettre en ligne la vidéo ainsi remastérisée sur la chaîne du groupe.

Google, qui exploite la plateforme YouTube, ayant refusé de supprimer la vidéo en question en l’absence, selon elle, de caractère manifestement illicite, les ayants droit de Bruce Gowers ont décidé de porter le litige en justice, en saisissant le président du Tribunal judiciaire de Paris en référé, aux motifs pris d’une prétendue atteinte au droit moral de l’auteur.

La remastérisation porte-t-elle atteinte au droit moral de l’auteur ?

Comme évoqué ci-dessus, la remastérisation consiste à améliorer le rendu d’une œuvre, qu’il s’agisse d’une œuvre musicale ou vidéo. S’agissant d’une œuvre musicale, on utilise le master, c’est-à-dire l’enregistrement original, pour en réaliser une nouvelle copie débarrassée d’éventuels bruits parasites, par exemple. S’agissant d’une œuvre visuelle, il s’agit d’un traitement des bandes vidéo permettant d’effacer d’éventuels défauts présents sur la pellicule, de raviver des couleurs qui ont pu être délavées le temps, d’améliorer le contraste, d’améliorer également le son, etc.

La remastérisation est parfois considérée comme une adaptation, voire une transformation de l’œuvre initiale. Pourtant, il s’agit généralement plutôt de restaurer cette œuvre, comme on le ferait pour un tableau de la Renaissance noirci ou aux couleurs ternies, en effaçant les traces du temps qui passe. Même si certains réalisateurs peuvent en profiter pour modifier telle ou telle scène, ajouter tel ou tel personnage, par exemple à des films composant une célèbre saga se déroulant dans l’espace, le but de la remastérisation n’est normalement pas de créer une œuvre nouvelle ou dérivée, mais simplement de présenter l’œuvre au public dans l’état où elle était au premier jour.

À cet égard, la jurisprudence française a parfois pu considérer que « toute modification » d’une œuvre de l’esprit portait atteinte au droit au respect dont bénéficie son auteur, ce « quelle qu’en soit l’importance », donc même en présence d’un changement tout à fait mineur (Civ. 1re, 5 déc. 2006, n° 05-11.789, RTD com. 2007. 95, obs. F. Pollaud-Dulian ). Selon cette position pour le moins absolutiste, la remastérisation, en ce qu’elle a bien pour effet de modifier l’œuvre, par exemple en supprimant des défauts qui pouvaient l’affecter, met en œuvre le droit moral de l’auteur et suppose donc son autorisation.

Toujours en vertu de cette jurisprudence, un contrat qui prévoirait le droit pour l’exploitant de remastériser l’œuvre sans avoir à solliciter l’autorisation de l’auteur serait nul comme impliquant une renonciation – illicite – à l’exercice du droit moral et, plus particulièrement, du droit au respect de l’œuvre. Il a ainsi déjà été jugé qu’une telle clause ne pouvait pas être admise en droit français.

En revanche, dans cette affaire, la société Queen Productions soutenait que la remastérisation ne donnait pas lieu à une œuvre nouvelle et consistait simplement en un « changement de format technique qui ne modifie pas l’œuvre mais tend à la restaurer », ce qui, selon elle, ne supposait pas l’autorisation préalable de l’auteur. D’ailleurs, la Cour de cassation a pu juger que la diffusion d’une compilation d’œuvres d’Henri Salvador de qualité médiocre, sans remastérisation, portait atteinte au droit moral de l’auteur (Civ. 1re, 24 sept. 2009, n° 08-11.112, Dalloz actualité, 22 oct. 2009, obs. J. Daleau ; D. 2010. 1466, obs. J. Daleau , note T. Azzi ; RTD com. 2010. 129, obs. F. Pollaud-Dulian ).

Alors, faut-il ou ne faut-il pas remastériser une œuvre ? Peut-on le faire (ou ne pas le faire) sans l’autorisation de l’auteur ? Par son ordonnance de référé du 16 janvier 2025, le président du Tribunal judiciaire de Paris n’apporte pas de réponse ferme à cette question. En effet, parce qu’il n’était saisi qu’en qualité de juge de l’évidence, le magistrat s’est contenté de considérer qu’il n’existait pas, en l’espèce, d’atteinte « manifeste » au droit d’auteur et a donc débouté les demandeurs. Et pour ce faire, il s’est appuyé sur l’exploitation paisible, pendant plusieurs années, de la vidéo en question, alors que la veuve du réalisateur et son fils n’avaient pas rapporté la preuve d’un quelconque changement apporté par la remastérisation.

La décision relève en effet que « les demandeurs n’ont pas caractérisé la moindre différence entre la version originale du clip et sa version remastérisée, de sorte qu’elle ne peut pas être qualifiée d’œuvre nouvelle ». L’argumentation est intéressante : d’une part, elle laisse entendre que la solution repose uniquement sur un problème de preuve, ce qui ne permet pas de tirer de conclusion et laisse le commentateur sur sa faim ; d’autre part, elle permet tout de même d’imaginer que des différences entre l’œuvre initiale et la version remastérisée pourraient permettre de donner naissance à une œuvre nouvelle.

S’agit-il d’une rédaction maladroite ou cela traduit-il réellement la pensée du juge ? Dans ce dernier cas, quelles seraient les différences qui permettraient de donner lieu à une œuvre nouvelle ? La simple correction de défauts affectant la vidéo serait-elle suffisante ? Quid d’un changement destiné à raviver les couleurs d’origine ? Nous ne le saurons pas avec cette décision.

En l’état, les 2 milliards de vues de la vidéo sur YouTube depuis 2008 ont conduit le juge à considérer que le clip était exploité de manière paisible, ce qui devait, semble-t-il, impliquer un droit à la remastérisation (ce que la décision ne dit pas, toutefois).

L’absence du nom du réalisateur sur le clip remastérisé porte-t-il atteinte au droit moral de l’auteur ?

Dans cette affaire, le juge était également tenu de se prononcer sur un grief articulé autour de l’absence du nom de Bruce Gowers dans les crédits de la vidéo. Les ayants droit du réalisateur soutenaient en effet que le fait de ne pas indiquer son nom portait atteinte à son droit à la paternité, ce qui semble effectivement procéder d’une interprétation classique du droit de la propriété littéraire et artistique.

Et sur ce point, la décision est également intéressante. Même si rendue simplement en référé, elle se réfère aux usages en matière de crédits sur les vidéoclips pour considérer que l’atteinte au droit à la paternité n’est pas caractérisée. Si l’ordonnance se contente de rejeter le grief de manière sommaire, elle paraît à cet égard approuver l’argumentation de la société Queen Productions, qui invoquait des « usages du secteur ».

Sur ce point, on peut noter une contradiction entre les arguments des demandeurs. D’une part, comme évoqué ci-dessus, ils se plaignaient de la remastérisation de la vidéo, en ce qu’elle aurait donné naissance à une œuvre dérivée, non caractérisée ; de l’autre, ils contestaient l’absence du nom de l’auteur, alors même que Queen Productions n’avait fait que mettre en ligne le clip de 1975, certes dans une version remastérisée, mais sans aucun ajout. Si le groupe avait ajouté le nom de l’auteur, là peut-être aurait-il créé une œuvre dérivée, à tout le moins modifiée… en ajoutant un élément destiné à répondre à la critique des ayants droit ! Le problème était insoluble.

La diffusion de la vidéo remastérisée sans rémunération est-elle constitutive d’actes de contrefaçon ?

Enfin, relevons que, selon la veuve et le fils de Bruce Gowers, une rémunération aurait été nécessaire en vue de la mise en ligne de la vidéo remastérisée, à telle enseigne qu’en se passant de leur accord et en ne leur réglant aucune somme, la société Queen Productions aurait porté atteinte aux droits patrimoniaux d’auteur dont ils étaient désormais titulaires.

Sur ce point également, le juge des référés a refusé d’entrer véritablement dans le débat, en considérant que cette position aurait eu pour effet de revenir sur les accords intervenus en 1975 : « au regard de l’exploitation paisible et notoire de l’œuvre sur la plateforme YouTube par la société Queen Productions sans rémunération à Bruce Gowers, la question de la violation des droits patrimoniaux d’auteur repose nécessairement sur la remise en cause des accords entre eux. »

Or, une telle demande était, selon le juge, prescrite depuis plusieurs années, « vu l’ancienneté de l’œuvre et de son exploitation ». En référé, l’atteinte aux droits d’auteur n’était donc pas évidente et ne pouvait conduire qu’à un rejet des demandes.

Conclusion

En somme, et sous réserve évidemment du caractère précaire d’une ordonnance de référé, il semble que la remastérisation d’une œuvre, par principe, ne mette pas en jeu le droit moral de l’auteur et, en particulier, ses prérogatives tirées du droit au respect de l’œuvre.

On relèvera à cet égard que le groupe Queen vient de publier un remaster de son premier album, Queen, sorti en 1973, qui s’apparente d’ailleurs davantage à un remake. Le travail sur le son a en effet été très approfondi. Les survivants du groupe, Brian May et Roger Taylor, ont expliqué n’avoir jamais été satisfaits de la qualité sonore de ce premier album et ils n’ont pas hésité à modifier le rendu de plusieurs instruments, notamment les percussions, de même qu’ils ont ajouté un morceau inédit à la liste des titres et même, sacrilège pour certains, traité numériquement la voix de Freddie Mercury pour en corriger les « défauts » sur cette œuvre de jeunesse.

De telles modifications ont ici – nécessairement – donné naissance à une œuvre dérivée, nouvelle, ce que le groupe a lui-même reconnu en titrant cet album Queen I (par opposition au Queen II sorti en 1974). Le groupe sait donc de quoi il parle lorsqu’il évoque une remastérisation d’un clip ayant pour seul but de le restaurer…

 

TJ Paris, réf., 16 janv. 2025, n° 24/54615

© Lefebvre Dalloz