Publication de conversations téléphoniques entre Claude Guéant et sa fille : la liberté d’informer pouvait primer sur le respect de la vie privée
La Cour européenne des droits de l’homme estime, à une très courte majorité, qu’il résulte de la mise en balance des différents intérêts en jeu, valablement effectuée par les juridictions internes, que les motifs retenus par ces dernières pour justifier la primauté de la liberté d’information étaient suffisants et pertinents pour justifier l’ingérence litigieuse et qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.
Le 15 avril 2015, le journal Le Monde publia, d’abord sur son site internet, puis dans le journal du lendemain, un article intitulé « Placé sur écoutes Guéant promet de "ne pas balancer" » et sous-titré « Les interceptions réalisées sur son deuxième téléphone révèlent l’amertume de l’ex-ministre de l’Intérieur, lâché par ses collègues de l’UMP [aujourd’hui "les Républicains"] ». L’article en ligne, qui faisait le parallèle entre la situation de Claude Guéant et celle de Nicolas Sarkozy, lui-même « trahi » par un deuxième téléphone, se fondait notamment sur des conversations échangées entre M. Guéant et sa fille extraites du dossier d’instruction relatif au financement de la campagne présidentielle de 2007, et entendait relater « une série de conversations mettant en scène un homme en plein désarroi, convaincu d’avoir été lâché par les siens ».
Le 22 mai 2015, la requérante fit citer la société éditrice et les deux journalistes auteurs de l’article, sur le fondement des articles 9 du code civil et 8 de la Convention européenne, aux fins de voir reconnaître l’atteinte portée à sa vie privée et obtenir la réparation de son préjudice résultant de la publication non consentie des conversations avec son père. Outre des dommages et intérêts, elle sollicita la destruction de tous les documents ou supports en possession des deux journalistes sur lesquels figurait la retranscription des conversations téléphoniques litigieuses, ainsi que la suppression de l’article sur le site internet du journal et une publication judiciaire. Le 24 juin 2017, le Tribunal de grande instance de Paris la débouta de ses demandes. Ayant mis en balance le droit au respect de la vie privée de la demanderesse et le droit du journal et des journalistes à la liberté d’expression, il conclut en faveur du second, en retenant notamment que l’objet de l’article n’était pas la vie privée de la demanderesse, et que le passage litigieux ne mentionnait aucune bribe de conversation ayant trait à des éléments autres qu’en lien avec les affaires judiciaires en cours et les relations de son père avec l’UMP ou les secrets qu’il détiendrait – donc des sujets d’intérêt général, que les propos échangés permettaient d’éclairer. Le 25 septembre 2019, la Cour d’appel de Paris confirma ce jugement.
La requérante se pourvut en cassation, invoquant la violation des articles 8 et 10 de la Convention, faisant valoir que la publication litigieuse constituait une atteinte disproportionnée à sa vie privée au motif que la mention de son identité et la retranscription fidèle du dialogue entre elle et son père n’était pas nécessaire à l’information du public et constituait un détournement de l’objectif d’information dès lors qu’elle était une personne inconnue du public. Mais la Cour de cassation rejeta son pourvoi (Civ. 1re, 8 déc. 2021, n° 20-13.560, Légipresse 2022. 11 et les obs.
; ibid. 93, étude H. Leclerc
; ibid. 253, obs. N. Mallet-Poujol
; RTD civ. 2022. 106, obs. A.-M. Leroyer
), validant la mise en balance opérée par les juges du fond les conduisant à faire primer la liberté d’expression.
Par son arrêt, la Cour européenne conclut, par quatre voix contre trois, à l’absence de violation de l’article 8 de la Convention, estimant que les juridictions internes ont valablement mis en balance les intérêts en présence et se sont fondées sur des motifs pertinents et suffisants pour justifier l’ingérence litigieuse dans le droit au respect de la vie privée de la requérante. Dans sa décision, la Cour revient sur les principes applicables avant de contrôler le contrôle opéré par le juge national.
Les principes applicables au conflit de droits
Comme l’énonce la Cour elle-même, « dans ce type d’affaires, la principale question qui se pose est de savoir si l’État, dans le cadre de ses obligations positives découlant de l’article 8, a ménagé un juste équilibre entre le droit d’un individu au respect de sa vie privée et le droit de la partie adverse à la liberté d’expression garantie à l’article 10 de la Convention » (§ 49, citant not., CEDH 7 févr. 2012, Von Hannover c/ Allemagne (n° 2), nos 40660/08 et 60641/08, § 98, Dalloz actualité, 23 févr. 2012, obs. S. Lavric ; AJDA 2012. 1726, chron. L. Burgorgue-Larsen
; D. 2012. 1040
, note J.-F. Renucci
; ibid. 2013. 457, obs. E. Dreyer
; Légipresse 2012. 142 et les obs.
; ibid. 243, comm. G. Loiseau
; RTD civ. 2012. 279, obs. J.-P. Marguénaud
). D’un côté, l’article 8 de la Convention protège le droit au respect de la vie privée, notion autonome particulièrement large recouvrant des éléments se rapportant à l’identité d’une personne, tels que son nom, sa photographie et son intégrité physique et morale ; il garantit encore le droit à la protection de sa réputation, sociale ou professionnelle, le seuil d’applicabilité de la Convention exigeant cependant une atteinte suffisamment grave et portée de manière à nuire à autrui (v. CEDH 25 sept. 2018, Denisov c/ Ukraine, n° 76639/11, § 112, Dr. soc. 2021. 503, étude J.-P. Marguénaud et J. Mouly
). De l’autre, l’article 10 de la Convention protège notamment la liberté de la presse de communiquer au public des informations ou des idées sur toutes les questions d’intérêt général, cette protection étant néanmoins subordonnée à la condition que les journalistes agissent dans le respect des principes d’un journalisme responsable (CEDH 29 mars 2016, Bédat c/ Suisse, n° 56925/08, § 50, Légipresse 2014. 655 et les obs.
; RSC 2016. 592, obs. J.-P. Marguénaud
).
Pour arbitrer les conflits entre ces deux droits, qui « méritent un égal respect » (§ 50), la Cour européenne a élaboré des critères – à savoir : la contribution à un débat d’intérêt général, la notoriété de la personne visée, l’objet des propos litigieux, le comportement antérieur de la personne concernée, le contenu, la forme et les répercussions de la diffusion ou de la publication, ainsi que, le cas échéant, les circonstances dans lesquelles l’information a été obtenue (CEDH 7 févr. 2012, Von Hannover, nos 40660/08 et 60641/08, préc., §§ 109-113 ; v. égal., CEDH 10 nov. 2015, Couderc et Hachette Filipacchi Associés c/ France, n° 40454/07, § 93, Dalloz actualité, 27 nov. 2015, obs. J. Gaté ; Couderc et Hachette Filipacchi Associés c/ France, AJDA 2016. 143, chron. L. Burgorgue-Larsen
; D. 2016. 116, et les obs.
, note J.-F. Renucci
; Constitutions 2016. 476, chron. D. de Bellescize
; RTD civ. 2016. 81, obs. J. Hauser
; ibid. 297, obs. J.-P. Marguénaud
) – qu’il revient aux juridictions nationales de prendre en compte dans l’analyse des situations qui leur sont soumises.
Le « contrôle du contrôle » opéré par la Cour européenne
La Cour est donc amenée à apprécier la manière dont les juridictions françaises, dans cette affaire, ont arbitré le conflit de droits en cause. Pour cela, elle commence par relever, à l’instar de ces dernières, qu’une atteinte à la vie privée de la requérante était caractérisée ; le seuil de gravité, déterminant la protection accordée par l’article 8, était donc bien atteint (par la divulgation de son identité, de la nature des relations avec son père et l’image que la publication – destinée à un large lectorat en raison de la publication en ligne – était susceptible de donner d’elle). Elle relève la nature licite des enregistrements, provenant d’écoutes téléphoniques ordonnées par un juge dans le cadre d’une instruction (comp., pour la divulgation d’enregistrements clandestins contraire à l’art. 10 de la Conv. EDH, v. CEDH 14 janv. 2021, Société Éditrice de Mediapart et autres c/ France, nos 281/15 et 34445/15, §§ 84 à 88, Dalloz actualité, 29 janv. 2021, obs. S. Hasnaoui-Dufrenne ; D. 2021. 136, et les obs.
; AJ pénal 2021. 152, obs. S. Lavric
; Légipresse 2021. 9 et les obs.
; ibid. 149, étude E. Raschel
; ibid. 291, étude N. Mallet-Poujol
; ibid. 2022. 253, obs. N. Mallet-Poujol
; CCE 2021. Comm. 22, obs A. Lepage ; Légipresse 2021. 149, note E. Raschel), avant d’examiner les critères pris en considération par les juridictions internes.
Ce faisant, elle commence par retenir que la contribution à un débat d’intérêt général était établie. Ainsi, selon elle, « [p]rise dans son ensemble et dans son contexte, hautement médiatique, les informations politiques et judiciaires visées dans cet article se rapportaient à des informations d’importance générale [l’utilisation des derniers publics par un haut fonctionnaire et les éventuels secrets détenus par C. Guéant sur ses alliés politiques] allant bien au-delà de la curiosité d’un certain lectorat qui étaient susceptibles d’intéresser et de sensibiliser le public et relevaient d’un débat d’intérêt général » (§ 57). Sur la notoriété des personnes visées et leur comportement antérieur, la Cour note que la requérante n’était pas connue du public. Pour autant, elle estime, à l’instar des juridictions internes, qu’« éta[n]t en relation d’affaires avec son père et lui témoigna[n]t de son soutien politique, [elle] ne pouvait invoquer la qualité de tiers anodin » (§ 59 ; sur la possibilité qu’une personne privée puisse attirer l’attention des médias à raison de ses liens avec une personnalité publique, CEDH 19 nov. 2020, Dupate c/ Lettonie, n° 18068/11, § 55, Légipresse 2021. 441, n° 15, obs. C. Bigot
).
Enfin, sur l’objet, le contenu, la forme et les répercussions de la publication, elle relève que son objet, pour commencer, « était bien d’informer le public sur les responsables et affaires politiques, et non sur la vie privée et familiale de la requérante, comme la cour d’appel l’a souligné » (§ 61), relevant en particulier que la publication des propos sincères et spontanés de la requérante visait principalement à éclairer les informations données par son père sur les relations entre hommes politiques après les révélations de l’affaire sur le financement de la campagne électorale de 2007. Sur la forme de la publication, la Cour estime, à l’instar des juridictions internes, que les retranscriptions « donnaient du crédit aux informations données par Claude Guéant sans relever de la curiosité malsaine ou s’écarter de l’objectif de l’information, qu’au contraire elles nourrissaient » (§ 66). Sur la divulgation de l’identité de la requérante, en particulier, elle considère que « l’intéressée ne pouvait raisonnablement pas s’attendre à garder à tout prix son anonymat, [et] que le préjudice subi par elle du fait du choix des journalistes de mentionner son nom marital plutôt que celui de son père ou aucun nom est resté limité » (§ 64). Enfin, sur les répercussions de la publication, la Cour note d’abord que la requérante n’étant pas partie à la procédure judiciaire en cause, la publication n’a eu aucune répercussion à son égard sur une bonne administration de la justice (Comp. CEDH 29 mars 2016, Bédat c/ Suisse, n° 56925/08, préc., §§ 68 à 71 ; v. égal., CEDH 1er juin 2017, Giesbert et a. c/ France, n° 68974/11, §§ 95, 98 et 99, Dalloz actualité, 20 juin 2017, obs. N. Devouèze ; Giesbert et autres c/ France, AJ pénal 2017. 447, obs. S. Lavric
; RSC 2017. 628, obs. J.-P. Marguénaud
). Ensuite, sur l’ampleur de la diffusion, elle relève que si le contenu de l’article a été repris sur différents sites ou dans la presse écrite, l’article 10 doit permettre la divulgation d’une information déjà rendue publique ou dépouillée de son caractère confidentiel (CEDH 14 janv. 2021, Société Éditrice de Mediapart et autres c/ France, nos 281/15 et 34445/15, préc., § 91). En outre, de son avis, « le passage du temps a pu estomper l’atteinte portée à la vie privée de la requérante » (§ 68).
La critique du contrôle opéré par la Cour
Si l’arrêt conclut à la non-violation de la Convention, il laisse place à une opinion dissidente partagée par trois juges particulièrement à charge, à la fois contre les journalistes (accusés d’avoir orchestré, sous couvert du secret des sources, « un autodafé sur l’autel de la curiosité malsaine d’un public friand de voir trépasser ses puissants déchus »), les juridictions internes (qui auraient procédé à un exercice apparent seulement de mise en balance) et la Cour elle-même (dont le contrôle aurait « dégénér[é] en adjudication de l’appréciation de fait de la première instance par le biais d’une simple ratification formelle en cascade appuyée sur des formules superficielles entérinant l’œuvre des juridictions inférieures »). Proposant une version alternative de l’arrêt (concluant à la violation), elle insiste entre autres sur la notion de « devoirs et responsabilités » des médias lorsqu’ils risquent de porter atteinte à la réputation d’une personne citée nommément et invite notamment à reconsidérer le poids accordé dans la mise en balance à l’absence de précautions particulières prises par les journalistes pour ne pas porter une atteinte excessive à la vie privée. C’est dire si la ligne de crête est fine, et le débat au fond permis.
CEDH 11 sept. 2025, Charki c/ France, n° 28473/22
par Sabrina Lavric, Maître de conférences, Université de Lorraine
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