Quand la mise à disposition par une banque d’un compte bancaire et l’exécution d’ordres de virement vers l’étranger caractérisent un blanchiment

Par arrêt du 19 juin 2024, la chambre criminelle a, pour la première fois, considéré que la mise à disposition par une banque d’un compte bancaire dans l’un de ses établissements et l’exécution d’ordres de virement des sommes y figurant vers des comptes à l’étranger caractérisent la participation de la banque à des opérations de blanchiment, lorsque cette dernière avait connaissance de l’origine illicite des fonds.

Cela fait plusieurs années que la compliance pénètre le droit pénal. L’association de ces deux disciplines n’avait d’ailleurs rien d’évidente, entre, d’un côté, un droit de la régulation, aux règles préventives et souples et, de l’autre, un droit de la réaction, rigide, qui intervient après la commission des faits. Elle s’est pourtant faite naturellement avec la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique (JO 10 déc.) dite « Sapin II », avec l’instauration d’une obligation de conformité anti-corruption imposée aux très grandes entreprises, la création de la peine complémentaire de mise en conformité et celle de la convention judiciaire d’intérêt public.

Depuis, la compliance ne cesse d’envahir le droit pénal au point d’être complémentaires (v. plus longuement, G. Beaussonie, Droit pénal et compliance font-ils système ?, in Les buts monumentaux de la compliance, M.-A . Frison-Roche [dir.], Dalloz, coll. « Thèmes et commentaires », 2022, p. 157). C’est particulièrement le cas en matière de lutte contre le blanchiment. À côté du délit de blanchiment réprimé à l’article 324-1 du code pénal, existe en effet un ensemble de règles préventives prévues aux articles L. 561-1 et suivants du code monétaire et financier qui impose à certains professionnels qui ont la responsabilité de fonds appartenant à autrui de faire preuve d’une vigilance proportionnelle au risque encouru quant à leur provenance et, le cas échéant, de transmettre des informations aux autorités compétences, par exemple TRACFIN. Ils sont ainsi tenus à des obligations de vigilance et de déclaration de soupçon portant sur certaines opérations.

Parmi ces personnes figurent en première place les établissements bancaires qui, de facto, « se trouvent aujourd’hui sous la pression d’une réglementation changeante et exigeante » (A. Le Goff, La part des banques dans la concrétisation des buts monumentaux de la compliance, in Les buts monumentaux de la compliance, op. cit., p. 69 s., spéc. p. 69) que les techniques, « les buts monumentaux » de la compliance (en ce sens, M.-A. Frison-Roche, pour qui il faut « construire juridiquement les outils de la compliance à partir de la définition du droit de la compliance par ses "buts monumentaux" », in Les outils de la compliance, JoRC et Dalloz, coll. « Thèmes & commentaires », 2021, p. 27) ne cessent d’accroître. 

Et face « au caractère évolutif de ces buts monumentaux, qui reflète l’évolution rapide et peu anticipable des atteintes sociétales » (A. Le Goff, préc., spéc. p. 72), les établissements bancaires sont confrontés à la nécessité d’intégrer et de prendre en considération ces nouvelles règlementations, en témoigne la présente décision.

Les faits de blanchiment

En septembre 2014, le procureur de la République est informé de flux financiers suspects, enregistrés sur les comptes de différentes entités composant un groupe de sociétés, laissant suspecter une escroquerie de type « chaîne de Ponzi ». 

Pour rappel, la « chaîne de Ponzi », encore appelée « système de Ponzi » ou « pyramide de Ponzi », doit son nom au célèbre escroc Charles Ponzi qui avait mis en place un système d’escroquerie en cascade relativement simple. Comme d’autres escroqueries sous forme de cavalerie, le montage financier frauduleux consiste à inviter des clients à investir dans un projet quelconque, loué comme très rentable, et à les rémunérer, non avec les fruits du capital investi, mais avec des fonds apportés par de nouveaux investisseurs et ainsi de suite. Les investisseurs sont incités à recruter et leurs gains croissent mécaniquement avec le nombre d’adhérents dans la chaîne. Le plus souvent, la fraude n’est découverte que lorsque le système s’essouffle, voire s’écroule. En effet, la fraude est dévoilée un peu plus chaque jour à mesure que le nombre de nouveaux clients faiblit, les anciens investisseurs rencontrant des difficultés pour récupérer leur mise ou, à tout le moins, à se faire rémunérer. L’escroquerie mise en place par l’homme d’affaire, Bernard Madoff, reposait sur ce mécanisme.

Si les deux dirigeants du groupe sont renvoyés devant le tribunal correctionnel des chefs d’escroquerie en bande organisée, abus de biens sociaux, abus de confiance, exercice de l’activité de conseil en investissements financiers sans remplir les conditions prévues et blanchiment, l’établissement bancaire auprès duquel le groupe détenait un compte bancaire a également été renvoyé devant la même juridiction du chef de blanchiment aggravé, pour avoir apporté son concours à des opérations de placement, de dissimulation ou de conversion du produit direct ou indirect des délits reprochés auxdits dirigeants.

Plus précisément, il lui était reproché d’effectuer au moyen dudit compte des virements à destination de comptes bancaires étrangers, domiciliés notamment à Hong Kong et en Indonésie, portant sur des sommes conséquentes. Or, en raison de sa qualité de professionnelle et des contrôles qu’elle se devait de faire, donc assujettie aux dispositions LCBFT du code monétaire et financier, la banque aurait dû mettre en place une vigilance renforcée.

Par jugement du 26 février 2021, le Tribunal correctionnel de Paris a condamné les dirigeants et relaxé la banque. Sur l’action civile, les premiers juges ont reçu certaines constitutions de parties civiles et condamné solidairement les dirigeants à les indemniser de leur préjudice. Les parties civiles sont déboutées de leurs demandes à l’égard de la banque, en raison de sa relaxe.

Sur appel notamment du procureur de la République, la banque est déclarée coupable du chef de blanchiment aggravé pour la période comprise entre juillet 2012 et juillet 2014.

La cour d’appel a, par arrêt du 16 décembre 2021, considéré que le manquement de la banque aux obligations de vigilance, imposées par les articles L. 561-5 à L. 561-10-2 du code monétaire et financier, constitue un concours apporté à une opération de blanchiment du produit des infractions commises par son client.

Si la chambre criminelle de la Cour de cassation approuve la condamnation de la banque, elle juge néanmoins que c’est en raison, non pas de son manquement à ses obligations de vigilance, mais de la mise à disposition par une banque d’un compte bancaire dans l’un de ses établissements et l’exécution d’ordres de virement des sommes y figurant vers des comptes à l’étranger qui caractérisent la participation de la banque à des opérations de blanchiment, lorsque cette dernière avait connaissance de l’origine illicite des fonds.

Elle en profite pour préciser que, malgré cette connaissance, la banque et ses représentants n’ont pas fait en temps et en heure les déclarations de soupçon exigées, de sorte que c’est à bon droit que la cour d’appel a écarté la cause d’irresponsabilité pénale prévue par l’article L. 561-22, IV, du code monétaire et financier, qui instaure une immunité pénale pour les personnes ayant fait de bonne foi la déclaration prévue à l’article L. 561-15 du même code.

La caractérisation du blanchiment

Pour rappel, le blanchiment peut notamment porter sur le produit même du délit puisqu’il consiste, pour l’auteur, à apporter sciemment son concours à une opération de placement, de dissimulation ou de conversion du produit direct ou indirect d’un crime ou d’un délit (C. pén., art. 324-1, al. 2).

La matérialité du blanchiment 

Matériellement, cette forme de blanchiment appelle deux remarques.

En premier lieu, l’élément matériel réside en une action, un acte de commission par l’auteur, à l’instar par exemple de l’ouverture d’un compte bancaire au nom de tiers (Douai, 26 mars 2003, n° 02/0531). En effet, apporter son concours consiste à fournir une aide ou une assistance. Le délit ne saurait être commis par simple omission, donc par simple manquement.

Dans ces circonstances, contrairement à ce que les juges d’appel avaient considéré, le seul manquement de la banque aux obligations de vigilance, imposées par les articles L. 561-5 à L. 561-10-2 du code monétaire et financier, ne pouvait consister en un concours apporté à une opération de placement.

Plus exactement, ils avaient relevé que l’établissement bancaire a reçu durant plusieurs années des signaux d’alarme pluriels, qu’ils détaillent, qui auraient dû l’intriguer et l’inquiéter, puis l’amener à faire part de ses soupçons, et ce dès l’année 2012.

Néanmoins, face à cette forme particulière de blanchiment assimilable à la complicité se réduisant à une participation – on parle de « concours apporté » –, la chambre criminelle aurait pu faire application de sa jurisprudence contra legem développée en matière de complicité, s’agissant des personnes, le plus souvent des professionnels, qui ne se sont pas opposées à la commission de l’infraction alors qu’elles avaient pourtant le devoir de le faire, en raison de l’existence d’obligations dont elles sont débitrices. Il s’agit là de l’hypothèse, non pas d’une abstention pure et simple, mais d’une abstention dans la fonction, dans l’action, laquelle se rapproche ainsi d’une action. Le raisonnement tenu par la jurisprudence est le suivant : le spectateur inactif de l’infraction a le devoir professionnel d’empêcher l’infraction, mais assiste, au contraire, passivement à sa commission. Son inaction caractérise alors la violation de son devoir et peut être interprétée comme un cas de complicité par aide et assistance. Tel est par exemple le cas d’un membre du directoire d’une société qui, ayant connaissance des abus de biens sociaux auxquels le président se livrait, les laisse commettre, alors qu’il avait les moyens que lui donne la loi de s’y opposer (Crim. 28 mai 1980, D. 1981. 137, obs. G. Roujou de Boubée ; RSC 1981. 401, obs. P. Bouzat).

La Cour de cassation n’est pas ici allée aussi loin, faisant droit au pourvoi qui contestait le fait que le concours apporté puisse résider dans la méconnaissance des obligations professionnelles relatives à la lutte contre le blanchiment, de vigilance et de déclaration ou en un « soutien abusif ».

N’oublions pas, qu’en tout état de cause, la méconnaissance de ces différentes obligations fait déjà l’objet de sanctions, administratives, civiles et pénales, jugées ici, par raisonnement contraire, suffisantes. Récemment, la chambre commerciale de la Cour de cassation a même jugé que « le fait pour un concurrent de [s’]affranchir [des obligations imposées aux articles L. 561-1 et suivants du code monétaire et financier pour lutter contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme qui engendre nécessairement des coûts supplémentaires] lui confère un avantage concurrentiel indu, qui peut être constitutif d’une faute de concurrence déloyale donnant lieu à réparation » (Com. 27 sept. 2023, n° 21-21.995, D. 2023. 1692 ; Rev. sociétés 2024. 375, note S. Lacroix-de Sousa ).

La compliance gagne donc du terrain, mais pas au point de caractériser a priori, à elle seule, un blanchiment.

En second lieu, parmi les formes de blanchiment, l’on compte le placement. De manière concrète, le blanchisseur permet l’intégration, dans les circuits économiques sains, de flux financiers douteux. Le plus souvent, le blanchissage de l’argent se réalise en recourant ou bien à des secteurs économiques gros consommateurs de liquidités, comme les laveries ou la restauration, ou bien aux secteurs bancaires, expliquant en grande partie les obligations de déclaration de soupçon des banques auprès de TRACFIN.

En effet, la chambre criminelle a rappelé, par arrêt du 18 mars 2020, que « l’opération de placement consiste notamment à mettre en circulation dans le système financier des biens provenant de la commission d’un crime ou d’un délit » (Crim. 18 mars 2020, n° 18-85.542, Dalloz actualité, 26 mai 2020, obs. J. Gallois ; D. 2020. 654 ; ibid. 1750, chron. G. Barbier, A.-S. de Lamarzelle, A.-L. Méano, M. Fouquet, E. Pichon, C. Carbonaro et L. Ascensi ; ibid. 1807, obs. C. Mascala ; RSC 2020. 945, obs. H. Matsopoulou ). Et d’en déduire que « l’opération de dépôt ou de virement du produit d’un crime ou d’un délit sur un compte, y compris s’il s’agit de celui de l’auteur de l’infraction d’origine, qui conduit à faire entrer des fonds illicites dans le circuit bancaire, constitue une opération de placement caractérisant le délit de blanchiment » (Crim. 18 mars 2020, n° 18-85.542, préc.).

Aussi, le fait de faciliter, par quelque moyen que ce soit, cette mise en circulation caractérise, au sens de l’article 324-1, alinéa 2, du code pénal, le concours apporté à une opération de placement. Dans ces circonstances, il est logique que la mise à disposition d’un compte bancaire dans l’un de ses établissements et l’exécution d’ordres de virement des sommes y figurant vers des comptes à l’étranger, qui sont des actes positifs, soient susceptibles de caractériser la participation de la banque à des opérations de blanchiment (§ 33).

Pour autant, le sens de la solution répressive interroge. Car si le seul manquement d’une banque aux obligations de vigilance, imposées par les articles L. 561-5 à L. 561-10-2 du code monétaire et financier, ne constitue pas un concours apporté à une opération de blanchiment du produit des infractions commises par son client, il appartient néanmoins à la banque d’être suffisamment vigilante, … donc de ne pas manquer à ses obligations, sans quoi le blanchiment est caractérisé.

D’ailleurs, pour considérer l’élément matériel constitué, la Cour de cassation vise la mise à disposition d’un compte bancaire dans l’un de ses établissements et l’exécution d’ordres de virement des sommes y figurant vers des comptes à l’étranger « tels que constatés par l’arrêt », ce qui, à la fois, a la vertu de poser un cadre quant à la caractérisation du blanchiment, mais aussi renvoie à seulement différents manquements de la banque.

Entre autres, les juges parisiens ont constaté que « la gestionnaire du compte a sollicité un grand nombre de justificatifs auprès de l’un des dirigeants qui ont été mis à disposition des organes de contrôle, notamment le service de lutte anti-blanchiment, mais que le traitement de ces informations n’a pas été approfondi avec la vigilance attendue, les experts juridiques [dudit service] n’ayant manifestement pas mis leurs compétences au service d’une analyse des contrats, pourtant suspects. Ils constatent également que les spécialistes du chiffre n’ont pas effectué des investigations sur le caractère réaliste ou illusoire des taux de rendement promis. Ils affirment que se contenter de la profession des investisseurs, pour en déduire qu’ils étaient nécessairement éclairés, participe d’un manque de vigilance coupable. Ils retiennent que, lors de l’audience, le représentant de la banque, interpellé sur ce cloisonnement entre les gestionnaires de clientèle d’une part, et le [service de lutte anti-blanchiment] d’autre part, l’a justifié comme étant un moyen de protection, mais relèvent qu’une analyse partagée d’informations de nature à l’alerter aurait abouti à une articulation plus efficace de la réponse, précisant que, d’une part, la gestionnaire du compte aurait été moins isolée pour mesurer la gravité des agissements de son client, d’autre part, le [service en question], mieux informé, aurait déployé des moyens d’investigation plus poussés. Ils soulignent qu’il est manifeste que le manque de vigilance ainsi démontré résulte d’une faute collective » (§§ 19 à 22).

Assurément, la compliance pénètre toujours un peu plus le droit pénal.

L’intentionnalité du blanchiment

Intentionnelle, l’infraction de blanchiment exige, dans sa forme tirée de l’article 324-1, alinéa 2, du code pénal que l’auteur ait connaissance que l’opération à laquelle il apporte son concours porte sur le produit direct ou indirect d’un crime ou d’un délit (C. pén., art. 121-3, al. 1er).

S’il appartient aux juges du fond de prouver une telle intention qui n’est pas aisée, ils sont aussi souverains quant à son appréciation. Il n’est donc pas étonnant de voir cette intention déduite des circonstances dans lesquelles l’acte critiqué a été conduit (Crim. 10 nov. 1999, n° 98-88.146, inédit ; Cass., ass. plén., 4 oct. 2002, n° 93-81.533 P, D. 2002. 2850, et les obs. ; Crim. 11 oct. 2011, n° 10-87.503, inédit), voire de la seule qualité de professionnel faisant que l’auteur ne pouvait ignorer, le tout sous un contrôle sommaire de la chambre criminelle. C’est ainsi que la Cour de cassation a pu considérer que « le prévenu, fondé de pouvoir de [la] banque, n’a pu ignorer le caractère frauduleux des fonds ayant transité sur les comptes qu’il a gérés, n’ayant rien tenté pour en connaître l’origine malgré le fonctionnement atypique de ces comptes et ayant sciemment méconnu les obligations auxquelles il était personnellement soumis en vertu de l’article L. 562-2 du code monétaire et financier » (Crim. 8 avr. 2010, n° 09-84.525, inédit ; v. égal., Crim. 3 déc. 2003, n° 02-84.646 P [2e moyen], AJ pénal 2004. 116, obs. C. Girault ; RSC 2004. 636, obs. E. Fortis ; RTD com. 2004. 382, obs. B. Bouloc ).

En l’espèce, la solution s’inscrit dans cette lignée, la chambre criminelle ayant estimé que « les juges, qui, par des motifs relevant de leur appréciation souveraine, ont considéré qu’[…] au regard des informations dont elle disposait à compter de 2012 concernant le fonctionnement du compte litigieux, la banque ne pouvait ignorer l’origine frauduleuse des fonds figurant sur les comptes de la société [impliquée], ont caractérisé l’élément moral du délit de blanchiment » (§ 34). 

 

Crim. 19 juin 2024, FS-B, n° 22-81.808

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