Quand les géants s’affrontent en France

Cette décision de la Cour d’appel de Paris concerne un litige entre Google LLC et Sonos Inc. Elle s’inscrit dans un contexte concurrentiel intense autour des technologies de gestion des droits numériques.

Google, qu’il n’est plus nécessaire de présenter, est un acteur majeur dans divers domaines technologiques, y compris les dispositifs connectés. Sonos, de son côté, est une société active dans le secteur des enceintes audio multipièces sans fil, permettant aux utilisateurs de configurer et de contrôler leurs produits via une application dédiée. En 2013, les deux sociétés ont tenté de collaborer pour intégrer les services de Google Play Music et Google Assistant à la plateforme Sonos. Cependant, des désaccords sur les redevances ont conduit à des conflits juridiques aux États-Unis et en Europe, jusqu’à la présente affaire de contrefaçon de brevets.

Dans les précédentes jurisprudences, relevées notamment par les articles de l’Usine digitale ou de Juve-patent, il est possible de citer une décision de l’International Trade Commission qui a confirmé que Google avait violé plusieurs brevets de Sonos, obligeant Google à modifier ses produits pour éviter une interdiction d’importation de ses enceintes connectées sur le marché américain. Un juge californien a également annulé un brevet de Sonos lié au transfert de la file d’attente de lecture des pistes d’un haut-parleur à un autre, ce qui a été une victoire pour Google.

En Europe, le Tribunal régional supérieur de Hambourg a confirmé une injonction préliminaire déposée par Sonos contre Google, marquant une victoire partielle pour Sonos.

Une décision importante pour la présente affaire provient du Tribunal régional de Munich qui a rejeté une plainte déposée par Google contre Sonos, affirmant que Sonos n’avait pas enfreint le brevet EP 1 579 621 (EP 621) de Google. Cette décision vise le même brevet, EP 621, que celui invoqué par Google dans la présente affaire, même si la présente décision de la Cour d’Appel de Paris ne fait pas mention de cette précédente décision allemande.

On peut noter que ce brevet EP 621 provient du rachat de Motorola Mobility par Google. Larry Page, PDG de Google, a explicitement mentionné que cette acquisition visait à renforcer le portefeuille de brevets de Google pour mieux protéger Android des menaces anti-concurrentielles de sociétés comme Microsoft et Apple. Motorola Mobility possédait environ 24 500 brevets, ce qui représentait un atout stratégique majeur pour Google, tel que décrit dans l’article du Monde informatique.

Que sont ces fameux DRM ?

Les DRM (Digital Rights Management) sont des technologies utilisées pour contrôler l’utilisation des contenus numériques protégés par des droits d’auteur. Dans le contexte du streaming musical, les DRM jouent un rôle essentiel en s’assurant que la musique est accessible uniquement aux abonnés payant des services de streaming comme Spotify, Apple Music, Deezer… Cela signifie que lorsque vous écoutez de la musique en streaming sur une enceinte connectée, l’enceinte utilise des DRM pour vérifier que vous avez les droits nécessaires pour accéder à ce contenu. En cas de multiplication des enceintes connectées, vous devez normalement reproduire cette gestion des DRM sur chaque enceinte.

Dans cette affaire, Google invoque deux brevets européens, EP 491 et EP 621, relatifs à des systèmes de gestion de droits numériques. Le brevet EP 491 concerne la génération de notifications de disponibilité de contenu multimédia, tandis que le brevet EP 621 porte sur un système de gestion de droits électroniques sur le domaine. Les « droits électroniques » font référence à ces fameux DRM, alors que le « domaine » vise un ensemble de dispositifs interconnectés, tel que décrit au paragraphe [0006] du document EP 621. Techniquement, ces dispositifs connectés peuvent correspondre aujourd’hui à un ensemble de plusieurs enceintes connectées.

Le juge de la mise en état a ordonné la disjonction de l’affaire en ce qui concerne le brevet EP 491, laissant uniquement le brevet EP 621 au centre du litige.

Le brevet EP 621, intitulé « Domain-based digital-rights management system with easy and secure device enrollment », a été délivré le 23 juillet 2014. Il est issu d’une demande internationale PCT, déposée le 12 novembre 2003 par Motorola Inc., et revendique la priorité d’une demande américaine du 27 novembre 2002. Ce brevet a été ultérieurement cédé à Google LLC. La revendication 9, qui est l’objet principal de ce litige, concerne un appareil permettant de gérer les droits numériques de manière sécurisée et simplifiée.

Objet de la revendication 9

Plus précisément, la revendication 9 du brevet EP 621 décrit un appareil comprenant plusieurs éléments clés : un circuit de communication destiné à recevoir des informations de domaine via une liaison à courte portée, une mémoire de stockage pour ces informations, et un circuit logique pour fournir ces informations à un émetteur de clés distinct du domaine. Cet émetteur de clés génère une clé privée basée sur les informations de domaine, utilisée par tous les dispositifs au sein du domaine pour accéder à du contenu numérique protégé.

Pour faire simple, ce brevet permet de répondre à la problématique de gestion des DRM pour plusieurs enceintes connectées afin que vous n’ayez pas à renseigner plusieurs fois vos codes de Spotify, Apple Music ou Deezer sur tous vos appareils connectés.

Plus précisément, avec sa traduction officielle très perfectible, la revendication 9 se lit comme suit :

Appareil (101) comprenant : un montage de circuits de communication (213) destiné à recevoir, sur une liaison à courte portée (108), des informations de domaine (209) en provenance d’un dispositif (101) présent au sein d’un domaine de dispositifs, lequel partage des droits associés à un compte commun, à utiliser en vue d’accéder à un contenu numérique protégé au sein d’un système de gestion de droits numériques (100) ; un magasin de stockage (211) destiné à stocker les informations de domaine (209) ; et un montage de circuits logiques (210) destiné à fournir les informations de domaine (209) à un émetteur de clés (105), lequel est distinct du domaine de dispositifs, ce qui amène ainsi l’émetteur de clés (105) à émettre une clé privée (206), destinée à être utilisée en vue d’accéder à du contenu numérique protégé (204), à destination de l’appareil, dans lequel la clé privée (206) est basée sur les informations de domaine (209) et est utilisée par la totalité des dispositifs (101) au sein du domaine de dispositifs.

Il est à noter que cette revendication de produit (Appareil) ne dépend d’aucune des revendications de procédé précédentes (Méthode d’enregistrement de nouveau dispositif).

Objections de nullité de la revendication 9

La société Sonos a soulevé plusieurs objections de nullité contre la revendication 9, notamment pour extension de l’objet du brevet au-delà de la demande initiale, défaut de nouveauté et absence d’activité inventive. La cour a rejeté ces objections, soulignant que les modifications apportées à la revendication 9 étaient conformes à la demande initiale et que les caractéristiques ajoutées étaient divulguées dans la description originale.

Sur ce point d’admissibilité des modifications, la cour admet qu’il n’y a pas de support littéral, mais qu’elle suit les directives de l’Office européen des brevets qui ont été modifiées il y a quelques années pour indiquer qu’il faut rechercher si les modifications sont déductibles directement et sans ambiguïté, en se fondant sur les connaissances générales dans le domaine considéré (décision G 2/10, « norme de référence » [« gold standard »]).

En ce qui concerne les documents cités à l’encontre de la nouveauté ou de l’activité inventive de cette revendication 9, il est à noter que ces documents ont tous été publiés très peu de temps avant la date de priorité du brevet EP 621, le 27 novembre 2002. En effet, les documents DVB NOKIA, MESSERGES, LAMBERT, KAWAMOTO, MIYAKOSHI et TOLL ont respectivement été publiés le 19 octobre 2001, le 24 octobre 2002, le 17 avril 2002, le 7 novembre 2002, le 10 octobre 2002 et le 4 juillet 2002.

Cependant, en 2001-2002, les appareils connectés étaient encore peu généralisés et la cour a considéré que ces documents cités ne divulguent pas assez précisément la transmission des informations de domaine revendiquées pour remettre en cause la nouveauté et l’activité inventive de la revendication 9 du brevet EP 621. Cette revendication 9 a donc été considérée valable, principalement au motif que les documents ne divulguent pas l’ajout simplifié d’un dispositif à un domaine de dispositifs existant.

Contrefaçon

La cour a ensuite examiné la question de la contrefaçon. Google a allégué que les produits Sonos reproduisaient les caractéristiques de la revendication 9 en indiquant que cette revendication 9, relative à un appareil, doit être interprétée comme une revendication de produit.

En défense, Sonos a soutenu que la revendication 9, bien qu’elle porte sur un appareil, doit se comprendre au regard des revendications de procédé qui la précèdent et de la description du fonctionnement de l’appareil tel que divulgué dans la description. Sonos a argué qu’il n’existe aucune distinction technique entre la revendication 9 (appareil) et la revendication 1 (procédé), et que l’appareil revendiqué doit fonctionner selon la méthode décrite dans la revendication 1.

La cour a retenu l’interprétation de Sonos et conclu que la revendication 9 doit être comprise dans le contexte de la méthode décrite et revendiquée, et que la contrefaçon ne peut être caractérisée si le dispositif Sonos ne vise pas à permettre l’ajout d’un nouvel appareil au sein d’un domaine de dispositifs existants, sans l’intervention d’un émetteur de clé distinct du domaine pour sécuriser le processus.

Google n’apportant pas la preuve de la contrefaçon de la mise en œuvre de l’appareil selon le procédé de la revendication 1, la cour a rejeté les demandes de Google fondées sur la contrefaçon, confirmant ainsi le jugement de première instance.

Conclusion

Le point de droit intéressant réside dans l’interprétation de la revendication 9 comme une revendication de produit qui doit néanmoins être comprise dans le contexte de la méthode décrite dans les revendications précédentes et la description.

Cette interprétation a conduit la cour à conclure que la contrefaçon ne pouvait être caractérisée en l’absence de démonstration de la reproduction de certaines caractéristiques essentielles de la méthode décrite dans le brevet EP 621.

Finalement, bien que cette décision ne fasse pas mention de la décision du Tribunal régional de Munich, qui a rejeté une plainte déposée par Google, affirmant que Sonos n’avait pas enfreint le brevet EP 621, la cour d’appel a, une nouvelle fois, débouté Google de ses demandes et une nouvelle bataille est gagnée par Sonos dans cette guerre entre deux géants.

 

Paris, 22 mai 2024, n° 22/06139

© Lefebvre Dalloz