(Quasi) clap de fin dans l’affaire des ententes sur le marché des produits dérivés de taux d’intérêt

Par un arrêt du 27 novembre 2024, le Tribunal de l’Union rejette le recours en annulation introduit par HSBC contre la décision de la Commission du 21 juin 2021, ayant modifié l’amende qui lui avait été infligée pour sa participation à l’entente sur les indices Euribor. Le Tribunal retient ainsi que le délai de prescription décennal pour prononcer une sanction n’était pas expiré lors de son adoption.

Le nouvel épisode de la saga des ententes sur le marché des produits dérivés de taux d’intérêt est sorti. Par un arrêt du 27 novembre 2024, le Tribunal de l’Union rejette ainsi le recours en annulation introduit par HSBC contre la décision de la Commission européenne du 21 juin 2021 (C[2021] 4600 final) venant modifier une précédente décision du 7 décembre 2016 (Comm. UE, 7 déc. 2016, EIRD, aff. AT.39914), et ramenant ainsi l’amende infligée à HSBC de 33 606 000 € à 31 739 000 €.

Les enseignements de cette décision sont essentiellement d’ordre procédural. Mais pour bien les comprendre, il convient de revenir au préalable sur les différentes étapes précédant l’arrêt du 27 novembre dernier, et sur le fond des pratiques en cause.

Car on le sait, cet arrêt s’inscrit dans une (série d’) affaire(s) de grande ampleur. Par plusieurs décisions rendues entre 2013 et 2016, la Commission avait ainsi mis en lumière diverses ententes commises sur le marché des produits dérivés de taux d’intérêt. Les pratiques sanctionnées portaient toutes sur les indices de type Ibor (Interbank offered rate – taux interbancaire offert), mesurant le taux d’intérêt bancaire moyen, soit le taux d’intérêt moyen auquel les banques s’accordent des prêts entre elles. Ces indices sont exprimés pour une échéance de prêt donnée (une semaine, un mois, un an, etc.) et pour une devise donnée (par ex., l’euro pour l’Euribor – Euro interbank offered rate ; la livre sterling, le yen ou le franc suisse pour le Libor – London interbank offered rate).

Schématiquement, cette série d’affaires comporte trois versants :

  • une première entente avait tout d’abord pour objectif de fausser la valeur de certains indices Libor libellés en francs suisses, et donc de fausser l’évolution normale des composants du prix de certains produits dérivés (Comm. UE, 21 oct. 2014, CHF LIBOR, aff. 39924) ;
  • une deuxième entente, très comparable, portait quant à elle sur des indices Libor libellés en yens (Comm. UE, 4 déc. 2013, YIRD, aff. AT.39861 ; 4 févr. 2015, Icap, aff. AT.39861, Concurrences n° 2-2015. Chron., p. 84, note L. Bernardeau ; et sur pourvoi, Trib. UE, 10 nov. 2017, Icap plc c/ Commission eur., aff. T-180/15, D. 2018. 2106, obs. D. R. Martin et H. Synvet ; RTD eur. 2018. 800, obs. L. Idot ; CJUE,10 juill. 2019, Comm. eur. c/ Icap, aff. C-39/18 P, RTD eur. 2019. 899, obs. L. Idot ) ;
  • une troisième entente portait enfin sur plusieurs indices Euribor.

L’arrêt sous revue traite de la troisième entente, dont le mécanisme était tout à fait original. Au moment des faits (entre 2006 et 2007), le niveau des indices Euribor était ainsi fixé quotidiennement par la Fédération bancaire de l’Union européenne (FBE) à partir de la moyenne des taux d’intérêt interbancaires qu’un panel de banques interrogées estimaient pouvoir pratiquer au cours de la journée. Or plusieurs établissements membres de ce panel fournissant les données permettant de fixer le niveau de l’Euribor étaient également parties à des contrats financiers indexés sur l’Euribor. Ces banques étaient donc, à ce titre, intéressées financièrement à l’évolution du niveau des indices. Cette situation de conflit d’intérêts n’était toutefois nullement prise en compte par la FBE, laissant le champ libre à la manipulation des indices. Les pratiques relevées ont ainsi consisté pour certaines banques à s’entendre sur les évaluations des taux d’intérêt devant être transmises aux administrateurs de l’Euribor, afin d’orienter le niveau de ces indices dans un sens favorable à leurs positions relativement aux contrats indexés sur l’Euribor.

Quatre banques – Barclays, Deutsche Bank, RBS et la Société générale – ont alors été condamnées par une décision de transaction du 4 décembre 2013 (Comm. UE, 4 déc. 2013, EIRD, aff. AT.39914).

Trois autres établissements – Crédit Agricole, JP Morgan Chase et HSBC – ayant refusé de transiger, la Commission a poursuivi une procédure ordinaire à leur encontre, donnant lieu à la décision du 7 décembre 2016 précitée, aux termes de laquelle ont été infligées des amendes à hauteur respectivement de 114 654 000 € pour le Crédit agricole, 337 196 000 € pour JP Morgan Chase, et 33 606 000 € pour HSBC.

Par un arrêt du 24 septembre 2019 (Trib. UE, 24 sept. 2024, aff. T‑105/17, RTD eur. 2019. 899, obs. L. Idot ), rendu sur recours de la société HSBC, le Tribunal de l’Union a annulé la décision de 2016 en ce qu’elle infligeait une amende à cette dernière, motif pris d’une erreur de motivation. La Commission et HSBC ont chacune formé un recours contre l’arrêt du 24 septembre 2019.

Cependant, par lettre du 8 mai 2020, la Commission a notifié à HSBC son intention d’adopter une nouvelle décision afin de remédier à la situation résultant de l’arrêt du Tribunal de 2019.

Et par une nouvelle décision du 21 juin 2021 précitée, davantage motivée, la Commission a effectivement modifié la décision du 7 décembre 2016 en diminuant l’amende infligée à HSBC à 31 739 000 €. Et le 23 juillet 2021, la Commission s’est désistée de son pourvoi contre l’arrêt du tribunal du 24 septembre 2019. Relevons cependant que sur le pourvoi maintenu de la société HSBC, par un arrêt du 12 janvier 2023 (CJUE 12 janv. 2023, aff. C-883/19 P, Dalloz actualité, 15 mai 2023, obs. A. Apel), la Cour de justice a partiellement annulé l’arrêt de 2019.

HSBC a dès lors saisi le Tribunal d’un recours en annulation de la décision de 2021 et donc de l’amende infligée par la décision de 2016, telle que modifiée. À titre principal, HSBC faisait ainsi valoir que la prescription décennale pour le prononcé d’une sanction était acquise lors de l’adoption de la décision du 21 juin 2021.

Par l’arrêt du 27 novembre 2024, le Tribunal rejette le recours. Il considère ainsi que le pourvoi formé contre l’arrêt de 2019 avait bien eu un effet suspensif du délai de prescription, même si la Commission pouvait matériellement adopter une décision modificative avant l’issue de cette procédure. En effet, il n’en existait pas moins un « empêchement », compris comme une incertitude quant à la légalité de la décision du 7 décembre 2016. Cet effet suspensif n’est pas susceptible de cesser en cas de disparition de l’intérêt à agir en cours de procédure, ce qui du reste, n’était pas établi in casu.

L’existence d’un empêchement

HSBC soutenait ainsi que la décision modificative de 2021 avait été adoptée, après l’expiration du délai de prescription de dix ans prévu à l’article 25, § 5, du règlement (CE) n° 1/2003 du 16 décembre 2002 pour l’imposition d’une amende.

La lecture de l’article 25 n’est pas chose aisée. Pour rappel, cette disposition prévoit un délai de prescription de cinq ans s’agissant des ententes (§ 1, b), qui commence à courir à compter du jour où l’infraction continue a pris fin (§ 2). Le délai peut être interrompu, sans toutefois excéder le double du délai de prescription prévu pour l’infraction considérée, soit dix ans s’agissant des ententes (§ 5). Ce délai peut néanmoins être suspendu « aussi longtemps que la décision de la Commission fait l’objet d’une procédure pendante devant la Cour de justice » (§ 6).

En l’espèce, l’infraction unique et continue reprochée à HSBC avait été commise entre le 12 février et le 27 mars 2007. Le délai de prescription pour le prononcé d’une sanction devait donc a priori expirer au 27 mars 2017, sauf suspension.

Or, HSBC faisait valoir que le pourvoi introduit par la Commission contre l’arrêt de 2019 n’avait pas eu pour effet de suspendre la prescription, dès lors que la Commission aurait eu l’intention d’adopter la décision modificative de 2021 sans attendre l’issue de cette procédure en pourvoi. Et d’ailleurs, selon HSBC, l’adoption même par la Commission de la décision du 21 juin 2021, sans attendre l’issue de la procédure pendante devant la Cour, démontrerait l’absence « d’empêchement » qui l’aurait privée de prononcer sa décision modificative antérieurement. Il s’en déduirait que le pourvoi dirigé contre l’arrêt de 2019 n’avait eu aucun effet suspensif.

Mais dans l’arrêt du 27 novembre 2024, le Tribunal ne souscrit pas à cette analyse.

Il relève qu’il est constant qu’au 31 octobre 2019, date de l’introduction du pourvoi par la Commission contre l’arrêt du 24 septembre 2019, le délai de prescription décennal n’avait pas encore expiré (pts 41 à 43).

Puis, le Tribunal rappelle que la prescription est suspendue tant que la décision de la Commission constatant l’infraction fait l’objet d’une procédure pendante devant l’une des juridictions de l’Union. Et le Tribunal relève que l’article 25 du règlement (CE) n° 1/2003 ne soumet cette suspension du délai à aucune condition subjective, telle que l’« intention » ou « l’objectif » poursuivi par la partie qui a introduit le recours (v. en ce sens, CJUE 29 mars 2011, ArcelorMittal Luxembourg c/ Commission, aff. C‑201/09, RSC 2012. 315, chron. L. Idot ; RTD eur. 2011. 834, obs. L. Idot ). L’existence même d’une procédure juridictionnelle pendante emporte suspension du délai de prescription (pt 45).

Cet effet suspensif permet ainsi de protéger la Commission lorsqu’elle doit attendre la décision du juge pour savoir si l’acte attaqué est ou non entaché d’illégalité.

Du reste, la notion d’« empêchement » d’agir de la Commission ne doit pas être comprise comme une impossibilité absolue pour la Commission d’entreprendre des actes préparatoires en vue de l’adoption d’une nouvelle décision, destinée à se conformer à un arrêt du juge constatant l’illégalité d’une décision précédente. Autrement dit, l’« empêchement » vise simplement l’existence même d’une procédure pendante en raison de laquelle persiste une incertitude quant à la légalité de la décision considérée (CJCE 15 oct. 2002, Limburgse Vinyl Maatschappij e.a. c/ Commission, aff. C‑238/99 P, pt 144, RSC 2003. 156, obs. L. Idot ; RTD com. 2003. 393, obs. S. Poillot-Peruzzetto ; RTD eur. 2003. 287, chron. L. Idot ; Rev. UE 2015. 353, étude M. Mezaguer ).

En l’espèce, la Cour, saisie d’un pourvoi contre l’arrêt du 24 septembre 2019, devait apprécier la légalité de la décision de 2016. Une incertitude quant à la légalité de cette dernière demeurait donc aussi longtemps que cette procédure était pendante. En d’autres mots, tant qu’une incertitude demeurait sur la légalité de la décision, celle-ci pouvait faire l’objet d’une décision modificative.

Par ailleurs, cet effet suspensif du délai de prescription attaché au pourvoi dirigé contre l’arrêt du 24 septembre 2019 n’avait pas cessé lorsque la Commission a manifesté son intention d’adopter une décision modificative. Cette circonstance ne traduit en effet pas une perte d’intérêt à agir de la Commission.

L’existence d’un intérêt à agir

Selon HSBC, en admettant même l’effet suspensif du pourvoi, cette suspension aurait en toute hypothèse pris fin le 8 mai 2020, lorsque la Commission a notifié à HSBC son intention d’adopter une nouvelle décision modificative.

En effet, se prévalant d’une jurisprudence constante (CJCE 24 juin 2015, Fresh Del Monte Produce c/ Commission, aff. C‑293/13 P, pt 46 et autres décisions citées), HSBC faisait valoir que l’existence d’un intérêt à agir de la partie requérante suppose que le pourvoi soit susceptible, par son résultat, de procurer un bénéfice à la partie qui l’a intenté.

Le Tribunal admet que l’absence d’un tel intérêt à agir au moment de l’introduction du recours est sanctionné par son irrecevabilité. En revanche, la disparition d’un intérêt à agir en cours d’instance pourrait seulement conduire le juge de l’Union à prononcer un non-lieu à statuer, mais une telle circonstance n’aurait pas pour effet de supprimer rétroactivement la suspension du délai de prescription (pt 49).

En effet, le Tribunal relève que la suspension n’est pas justifiée par le sens de la décision du Tribunal ou de la Cour mettant fin à l’instance, mais par l’existence même d’un recours devant le juge de l’Union (CJCE 15 oct. 2002, Limburgse Vinyl Maatschappij e.a. c/ Commission, aff. C‑238/99 P, pt 153, préc.).

Partant, les démarches entreprises par la Commission en vue de l’adoption de la décision modificative de 2021, avant l’issue de la procédure pendante devant la Cour, n’a pas eu pour effet de mettre fin à la suspension du délai de prescription.

En tout état de cause, la jurisprudence retient que le simple fait de formuler une proposition d’acte en vue de se conformer à un arrêt du Tribunal ne constitue pas en soi un acquiescement définitif de la part de la Commission à cet arrêt et ne traduit pas une disparition de tout intérêt à agir (CJCE 8 janv. 2002, France/Monsanto et Commission, aff. C‑248/99 P, pt 31).

Au cas présent, les démarches entreprises aux fins de l’adoption d’une décision modificative à la suite de l’arrêt du 24 septembre 2019 ne traduisent pas une perte, par la Commission, de tout intérêt à faire constater la légalité de la décision de 2016.

Le Tribunal en conclut que lorsque la Commission a adopté la décision du 21 juin 2021, le délai de prescription pour prononcer une sanction à l’égard d’HSBC n’était pas expiré. Partant, le recours est rejeté.

L’arrêt du 27 novembre 2024 ne constitue pour autant pas le véritable acte final de la saga des ententes sur le marché des produits dérivés de taux d’intérêt. Demeure encore pendante l’affaire T-418/22 relative à la demande d’intérêts moratoires formulée par HSBC en suite de l’arrêt du Tribunal du 24 septembre 2019. Mais que l’on se rassure, la fin est proche.

 

Trib. UE, 27 nov. 2024, HSBC Holdings e.a. c/ Commission, aff. T-561/21

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