Que faire face à l’embolie de la justice criminelle ?

Dalloz actualité dévoile un rapport d’inspection sur l’embolisation de la justice criminelle. Le nombre des crimes en attente de jugement a doublé en cinq ans. Principale raison : la justice ne s’est pas mise à la hauteur de #MeToo. Les réformes de ces dernières années, notamment les cours criminelles départementales, sont insuffisantes. L’Inspection fait plusieurs préconisations.

La fin d’année 2023 avait été émaillée par plusieurs mises en liberté d’accusés détenus dans des affaires criminelles, en raison de difficultés d’audiencement devant la cour d’assises. Le cabinet d’Éric Dupond Moretti avait alors saisi l’Inspection générale de la justice d’une mission d’évaluation de « l’organisation de la chaîne pénale en matière criminelle ». L’embolisation de la justice criminelle est dénoncée par les hautes autorités judiciaires, comme l’a fait récemment le procureur général près la Cour de cassation, Rémy Heitz sur France Info.

Le rapport d’inspection, publié par Dalloz actualité, a été remis en mars 2024. La situation s’est aggravée depuis cinq ans, pour plusieurs raisons. En 2020, la grève des avocats, puis la crise sanitaire avaient entraîné une augmentation significative des dossiers en attente de jugement. Et la situation s’est empirée : de 2 200 affaires en souffrance en 2019, nous sommes passés à 4 400 en 2023. Selon l’Inspection, « aucune stabilisation au plan national ne paraît atteignable dans un proche avenir ».

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L’enquête passée, une personne en attente de jugement aux assises ne peut être en détention provisoire pendant plus de deux ans (1 an devant une CCD). Dans ce contexte, « les priorisations d’audiencement sont partout dictées par les enjeux de détention provisoire ». Il devient dès lors difficile de juger les affaires où les accusés sont simplement sous contrôle judiciaire : certaines cours ne « parviennent plus à audiencer de telles affaires qu’à la marge et souvent suite à des relances des avocats, en particulier ceux des parties civiles ».

L’absence de mise à niveau après #MeToo

Les raisons sont multiples. Depuis vingt ans, le nombre de jours d’audience consacrés à une affaire criminelle a fortement augmenté. Il était de 3,43 jours en 2023. Toutefois, comme l’avait noté un précédent rapport (Dalloz actualité, 4 janv. 2022, obs. P. Januel), l’allongement n’est pas dû à une « augmentation de la complexité intrinsèque des dossiers criminel » ou à l’impact de quelques dossiers « hors norme ». Par ailleurs, cette durée d’audience est « désormais en phase de stabilisation, tout en restant à un niveau structurellement élevé », comme l’est d’ailleurs le taux d’appel (22 % en 2003 contre 31 % en 2022).

Pour la mission, une des pistes est la « hausse de 152,6 % des viols enregistrés en sept ans par les services d’enquête », reflet du mouvement de libération de la parole des victimes. Cela « se traduit en toute logique par une augmentation constante de la saisine des juges d’instruction de faits de nature criminelle ». Le nombre de dossiers criminels en stock dans les cabinets d’instruction est passé de 14 986 en 2019 à 23 313 en 2023.

D’autant que le rapport révèle une baisse sensible des correctionnalisations en matière de viol. Pour les accusés détenus, l’Inspection a en effet comparé les infractions les plus graves entre le mandat de dépôt et l’ordonnance de règlement, signe d’une « correctionnalisations in fine ». Une diminution de 20 %, avec une accélération du phénomène plus marquée en 2022 et 2023. Ce frein mis à la correctionnalisation est une demande forte des parlementaires, qui avaient légiféré sur le sujet.

La réponse mitigée des cours criminelles départementales

Pour l’Inspection, l’afflux de dossiers criminels vers les juridictions de jugement est donc un « phénomène durable qui nécessite des solutions pérennes et non pas seulement des actions dont les effets seraient de court ou moyen terme ».

Or, la justice peine à répondre à cet afflux. Lancée en 2019, la cour criminelle départementale (CCD), sans jury citoyen mais mobilisant cinq magistrats (et non 3) était présentée comme une solution. Toutefois, il n’est pas toujours évident de trouver les magistrats nécessaires, même si la loi a élargi la possibilité de recourir à des anciens magistrats ou avocats.

Des gains de temps sont « objectivement induits » devant la CCD. Mais de nombreux magistrats entendus par l’Inspection préconisent d’aller plus loin en y atténuant le principe d’oralité des débats : l’absence de jury populaire permettrait d’auditionner nettement moins de témoins et d’experts que devant la cour d’assises, voire de se passer de l’audition du directeur d’enquête.

Le rapport n’est pas favorable à la mise en place d’une telle procédure allégée.

Outre un risque d’inconstitutionnalité, la lourdeur de la peine encourue et le refus par les victimes de viol d’une justice criminelle allégée « constituent autant d’arguments de contexte sociétal défavorables » à un tel changement législatif. La mission recommande juste de faciliter la délocalisation de la CCD vers un tribunal judiciaire du même département (non siège de cour d’assises).

Vers un plaider coupable criminel ?

Une autre réforme a été, fin 2021, l’instauration d’une réunion criminelle préparatoire (Dalloz actualité, 1er févr. 2022, obs. E. Daoud). L’idée était que magistrats et avocats établissent au mieux l’audience, en amont. Mais 78 % des chefs de cour considèrent qu’elle n’avait pas eu d’impact et seulement 8 % un impact positif.

L’application de la réforme est très inégale. Parfois, elle consiste en l’envoi d’un simple e-mail avec la liste des témoins et experts prévus par le ministère public. Les chefs de cour partisans de cette conception « pour le moins minimaliste » évoquent « la charge supplémentaire en réunions que représenterait une application conforme du texte ». Toutefois là où la réunion préparatoire est mise en œuvre, si elle permet « une audience plus apaisée », elle ne réduit pas le « nombre de témoins ou d’experts » auditionnés.

L’Inspection s’interroge pour savoir si cette réunion préparatoire « ne pourrait aller jusqu’au recueil de la reconnaissance de la culpabilité de l’accusé, exprimée par son avocat, dans des conditions univoques c’est-à-dire avec une acceptation des qualifications des infractions retenues dans l’acte d’accusation ». Cela permettrait alors d’alléger l’audience et ce serait « une forme acceptable de plaider-coupable intégrée au système de jugement français dans le domaine criminel ».

Des politiques pénales criminelles régionales ?

Autre point : augmenter le nombre de sessions de jugement. Mais cela mobilise du personnel. Surtout, la mission a noté que « les contraintes immobilières existantes » limitent souvent « fortement » l’augmentation du nombre de sessions. Faute de salles, il est parfois impossible de conduire un procès d’assises parallèlement à une CCD.

La mission préconise de renforcer la régionalisation de l’audiencement criminel, pour s’adapter aux besoins et contraintes des territoires. Cela se traduirait par des « protocoles régionaux d’audiencement criminel » et aussi de véritables « politiques pénales criminelles régionales », formalisées dans un document unique, fixant des règles en matière d’audition de témoin, de correctionnalisation et d’appel.

Enfin, l’embolie pèse sur d’autres maillons de la chaîne pénale, avec notamment un « recours massif aux requêtes en prolongation exceptionnelle devant les chambres de l’instruction qui provoque une réelle surcharge ». Pour éviter des remises en liberté, la Chancellerie doit notamment développer des outils de pilotage adaptés.

 

IGJ, L’organisation de la chaîne pénale en matière criminelle, mars 2024

© Lefebvre Dalloz