Quelle application du devoir de vigilance après les jugements du 28 février 2023 ?
Dans deux jugements rendus le 28 février 2023, le Tribunal judiciaire de Paris déclare irrecevables les recours des associations pour enjoindre la société TotalEnergies SE à respecter ses obligations en matière de devoir de vigilance issues de la loi n° 2017-399 du 27 mars 2017. Riches d'enseignements, ces jugements permettent de dessiner les contours des futurs contentieux en matière de devoir de vigilance.
 
                            Le contentieux dont il sera question dans les prochaines lignes a démarré en 2019 par une première mise en demeure adressée le 24 juin 2019 à la société Total (TotalEnergies SE), soumise à la loi française sur le devoir de vigilance des sociétés mères du 27 mars 2017, pour ses activités en Ouganda et en Tanzanie. L’enquête de terrain des associations demanderesses établit que les deux projets pétroliers menés par Total impliquent des risques considérables pour la biodiversité et les ressources en eau, ainsi que l’expropriation de plusieurs dizaines de milliers de personnes qui ont déjà perdu ou perdront leurs habitations, leurs terres agricoles, leurs cultures, avec en échange des compensations manifestement insuffisantes.
Tout le monde connaît désormais les suites parce qu’elles ont été abondamment commentées en doctrine. L’intérêt que suscite cette affaire est, en effet, remarquable, alors pourtant qu’aucune décision n’a été encore rendue sur le fond !
À titre de rappel, l’assignation en justice devant le président du tribunal judiciaire de Nanterre, statuant en référé (l’art. L. 225-102-4, II, c. com. donne aux demandeurs, dans des termes laconiques, une option pour l’exercice de l’action soit devant le juge du fond, soit devant le juge des référés), est intervenue le 29 octobre 2019. S’en est suivi un long débat, allant jusqu’à la Cour de cassation (Com. 15 déc. 2021, n° 21-11.882, Dalloz actualité, 17 janvier 2022, obs. Q. Chatelier ; D. 2022. 826  , note R. Dumont
, note R. Dumont  ; ibid. 963, obs. V. Monteillet et G. Leray
 ; ibid. 963, obs. V. Monteillet et G. Leray  ; ibid. 1419, chron. S. Barbot, C. Bellino, C. de Cabarrus et S. Kass-Danno
 ; ibid. 1419, chron. S. Barbot, C. Bellino, C. de Cabarrus et S. Kass-Danno  ; JA 2022, n° 652, p. 10, obs. X. Delpech
 ; JA 2022, n° 652, p. 10, obs. X. Delpech  ; Rev. sociétés 2022. 173, note A. Reygrobellet
 ; Rev. sociétés 2022. 173, note A. Reygrobellet  ; RTD com. 2022. 33 et les obs.
 ; RTD com. 2022. 33 et les obs.  ; Bull. Joly Travail, n° 1, 2022, p. 3, obs. A. Casado), portant sur la compétence juridictionnelle en matière de devoir de vigilance (A.-M. Ilcheva, La compétence du juge judicaire dans les contentieux relatifs au devoir de vigilance, RJE, vol. 47, n° 1, 2022, p. 137). Le législateur, qui n’avait rien précisé à ce sujet, a finalement décidé d’intervenir pour mettre fin à ce débat en consacrant la compétence exclusive du tribunal judiciaire de Paris (Loi n° 2021-1729 du 22 déc. 2021 pour la confiance dans l’institution judiciaire ; COJ, art. L. 211-21). Une fois saisi de l’affaire, après l’échec d’une médiation qu’il avait proposée aux parties, celui-ci a décidé de faire appel à des amici curiae (les professeurs Marie-Anne Frison-Roche, Bruno Deffains et Jean-Baptiste Racine) afin qu’ils l’éclairent sur la notion et la portée du désormais célèbre « devoir de vigilance ».
 ; Bull. Joly Travail, n° 1, 2022, p. 3, obs. A. Casado), portant sur la compétence juridictionnelle en matière de devoir de vigilance (A.-M. Ilcheva, La compétence du juge judicaire dans les contentieux relatifs au devoir de vigilance, RJE, vol. 47, n° 1, 2022, p. 137). Le législateur, qui n’avait rien précisé à ce sujet, a finalement décidé d’intervenir pour mettre fin à ce débat en consacrant la compétence exclusive du tribunal judiciaire de Paris (Loi n° 2021-1729 du 22 déc. 2021 pour la confiance dans l’institution judiciaire ; COJ, art. L. 211-21). Une fois saisi de l’affaire, après l’échec d’une médiation qu’il avait proposée aux parties, celui-ci a décidé de faire appel à des amici curiae (les professeurs Marie-Anne Frison-Roche, Bruno Deffains et Jean-Baptiste Racine) afin qu’ils l’éclairent sur la notion et la portée du désormais célèbre « devoir de vigilance ».
L’attente d’une décision sur le fond a été si longue, et le chemin si semé d’embûches, que l’on a presque tout misé sur ce premier jugement sur le devoir de vigilance ! Il n’est donc pas étonnant que la solution du juge des référés, qui consiste à déclarer irrecevables les demandes des associations, a été largement regrettée. En effet, le juge considère que, dès lors que les demandes et griefs présentés dans la mise en demeure de la société au titre de son plan de vigilance diffèrent « de manière substantielle » de ceux débattus devant le juge, notamment parce qu’ils ont pour objet un plan de vigilance postérieur, la demande est irrecevable. En outre, sont précisés les pouvoirs du juge des référés en matière de devoir de vigilance, qui seraient donc limités aux méconnaissances grossières des obligations découlant du devoir de vigilance.
Substantiellement, ce premier jugement relève, à travers une motivation abondamment étayée, l’immense difficulté d’appliquer une loi qui s’inscrit dans un objectif général d’amorcer la transformation de la gouvernance des grandes entreprises et de leur modèle économique, mais dont la mise en œuvre demeure freinée par de nombreuses imperfections, lacunes et imprécisions. Il faudrait néanmoins se garder d’une critique trop rapide et émotionnelle, car la porte du juge n’est certainement pas fermée. Cette « partie remise » est riche d’enseignements qu’il convient de bien analyser afin de rendre plus effective l’application du devoir de vigilance.
La place de la mise en demeure dans le contentieux relatif au devoir de vigilance
D’emblée, il convient de souligner que la lecture des jugements témoigne d’une certaine volonté – appréciable – du juge des référés d’expliquer les tenants et aboutissants de sa décision. Ce même juge qui, comme nous allons le voir, restreint ses propres pouvoirs dans le cadre du devoir de vigilance – par une interprétation qui n’est certainement pas illogique ! – prend néanmoins le temps de préciser à la fois la portée de la loi du 27 mars 2017 et la place importante du dialogue avec les parties prenantes dans la mise en œuvre du devoir de vigilance.
La portée du dispositif légal du devoir de vigilance
Relevons, tout d’abord, que le juge des référés consacre d’importants développements à la présentation de la loi du 27 mars 2017. L’influence des auditions des trois amici curiae est ici palpable.
Le juge fait référence au mouvement actuel de renforcement normatif de la responsabilité sociale des entreprises (RSE) qu’il définit comme « un concept selon lequel les entreprises intègrent les préoccupations sociales, environnementales et économiques dans leurs activités et dans leurs interactions avec les parties prenantes, initialement à partir d’une démarche volontaire progressivement complétée par un cadre légal et réglementaire visant à mieux encadrer les mesures déployées et à l’évaluation de leur efficacité ». Il évoque ensuite les « effets extraterritoriaux » des nouvelles législations et le « périmètre étendu » du cercle d’intérêts de l’entreprise qui inclut à la fois ses filiales et des entités sans aucun lien capitalistique avec la société mère. Il conclut enfin que la loi assigne « des buts monumentaux de protection des droits humains et de l’environnement à certaines catégories d’entreprises précisant a minima les moyens qui doivent être mis en œuvre pour les atteindre ». S’assignant de l’ambition de réguler, de l’intérieur, l’activité économique, ces « buts monumentaux » auxquels il est fait référence (l’expression est issue des travaux de Marie-Anne Frison-Roche [par ex., M.-A. Frison-Roche (dir.), Les buts monumentaux de la compliance, Dalloz, 2022]) ont pour conséquence de renouveler la responsabilité des acteurs. Cette « nouvelle » responsabilité, qui pèse sur des entreprises en mesure et en position d’en supporter la charge, est une responsabilité ex ante, préventive. C’est bien ce qui ressort de l’analyse de la loi sur le devoir de vigilance que partagent la majorité des commentateurs : même si le législateur assortit le devoir de vigilance de certaines garanties normatives, notamment d’une action en injonction et d’une action en responsabilité (qui renvoie au droit commun), les dispositions législatives visent avant tout la prévention des atteintes, à condition toutefois qu’il s’agisse d’atteintes « graves ».
À l’évidence, ces « buts monumentaux » semblent toujours difficiles à atteindre, et le juge des référés ne se prive pas de le souligner. Les raisons se trouvent, en partie, dans le choix d’approche du législateur, consistant à poser un texte-cadre et à définir un objectif général de protection des droits humains et de l’environnement en laissant les acteurs libres de définir les moyens et les règles pour s’y conformer et y satisfaire. Ainsi, comme le souligne le juge, « le contenu des mesures de vigilance demeure général » ; « la loi ne vise directement aucun principe directeur, ni aucune autre norme internationale préétablie », « aucun référentiel » ; « il n’est pas davantage prévu de modus operandi, de schéma directeur, d’indicateurs de suivi, d’instruments de mesure »… Et si le législateur a bien prévu la possibilité pour le juge de contrôler la réalité de l’exécution du plan de vigilance ex post, ce contrôle s’appuie sur la « notion imprécise, floue et souple » de mesures de vigilance « raisonnable ».
La raison d’être de la mise en demeure dans le dispositif légal
Il est vrai qu’ainsi décrite, la loi sur le devoir de vigilance semble avoir une portée mineure. On reproche souvent au juge d’avancer en tâtonnant, mais il faut aussi reconnaître que le législateur ne l’a pas forcément aidé dans cette tâche difficile qu’il lui a confiée et qui consiste à accompagner les entreprises dans l’articulation de leurs finalités lucratives avec la protection des enjeux extra-financiers.
En revanche, ce que le juge des référés a parfaitement identifié, est l’exigence que le plan de vigilance soit élaboré « dans le cadre d’une co-construction et d’un dialogue entre les parties prenantes de l’entreprise et l’entreprise ». L’article L. 225-102-4, I, du code de commerce dispose, en effet, dans son alinéa 4, que : « Le plan a vocation à être élaboré en association avec les parties prenantes de la société ». De manière assurément audacieuse, le juge en déduit que la mise en demeure prévue à l’article L. 225-102-4, II, concrétise la « volonté du législateur d’un processus collaboratif » et « poursuit un objectif de sécurité juridique et de développement des alternatives amiables de résolution des litiges ». Par conséquent, elle « ne peut avoir pour objet que de permettre à l’entreprise de se mettre en conformité dans le cadre d’un dialogue ».
Cette lecture est particulièrement intéressante. On peut effectivement s’accorder avec le juge sur le fait que la mise en demeure et la réponse à celle-ci sont des étapes impératives dans le parcours contentieux qu’il convient de prendre au sérieux, notamment au regard de l’objectif de prévention de la loi. En revanche, concevoir la mise en demeure uniquement de cette manière pourrait potentiellement conduire à exclure les litiges du champ du procès, ce qui ne semble avoir été ni « l’intention », ni « la volonté » du législateur. Le juge des référés assigne à la mise en demeure le rôle que le législateur avait normalement assigné à l’élaboration du plan de vigilance (sans grand succès d’ailleurs ; l’analyse des plans de vigilance montre le peu que font les entreprises de cette incitation). Cette passerelle entre l’élaboration du plan et la mise en demeure interroge. Au premier abord, la mise en demeure ne saurait se résumer à un support de dialogue, illimité dans le temps, qui cherche à « permettre » à l’entreprise de se mettre en conformité. Son objectif semble bien plus précis : il s’agit d’inciter l’entreprise à remplir ses obligations par la menace de sanction. Effectivement, la loi accorde aux personnes bénéficiant d’un intérêt à agir la possibilité de saisir la juridiction compétente dès lors que la société concernée n’a pas satisfait à ses obligations dans les trois mois suivant la mise en demeure.
Ce point mérite l’attention puisque la mise en demeure est l’argument sur lequel se fonde principalement le juge des référés. Les associations avaient mis en demeure la société Total au titre de son plan de vigilance pour l’année 2018. Or, au jour des débats devant le juge des référés, leurs demandes se fondaient sur plus de deux cents nouvelles pièces par rapport à celles annexées à la mise en demeure de 2019 et sur le plan de vigilance de 2021. Elles différaient donc « de manière substantielle », selon le juge, des demandes initiales. Par conséquent, la condition d’une mise en demeure préalable n’étant pas remplie, le juge considère que les demandes des associations sont irrecevables.
Suivant cette interprétation, le succès de l’action n’était-il pas compromis d’avance ? Au vu de la longueur de la procédure ayant débuté en 2019, il était évident que les demandes des associations allaient évoluer et se préciser (même si les allégations principales indiquées dans la mise en demeure initiale n’ont jamais changé). Les pièces étant débattues contradictoirement, il semble excessif d’interdire au demandeur d’en rapporter des nouvelles, d’autant plus que le plan de vigilance du défendeur, lui, n’est pas figé : il peut être modifié sous l’impulsion des critiques tout au long de l’évolution de l’activité de l’entreprise et tout au long de l’instance. L’exigence – absente des textes ! – d’une réitération de la mise en demeure ne risque-t-elle pas de rompre l’égalité des armes ? L’entreprise pourra facilement changer de plan chaque année, puis arguer d’une « régularisation » de la situation, fût-elle marginale, pour exiger une nouvelle mise en demeure, retardant ainsi quasi indéfiniment la procédure. De fait, la nouvelle exigence qui résulte des jugements du 28 février 2023 rend la tâche des demandeurs encore plus difficile. Néanmoins, il y a là, déjà, une première interprétation des textes, qui, en creux, fait de la mise en demeure non pas une simple condition formelle, mais une authentique condition substantielle, invitant au dialogue, si ce n’est à la médiation entre l’entreprise et ses parties prenantes (J.-L. Gaffard et G. J. Martin, Droit et économie de la transition écologique. Regards croisés, Mare & Martin, à paraître). Dans tous les cas, l’argument fondé sur l’étendue des pouvoirs du juge des référés suffisait en lui-même pour débouter les associations.
L’étendue des pouvoirs du juge dans le contentieux relatif au devoir de vigilance
Au-delà de la question de la mise en demeure, les jugements du 28 février 2023 apportent un éclaircissement sur l’étendue des pouvoirs des différents juges (juge du fond et juge des référés) en matière de devoir de vigilance. Les litiges relatifs au devoir de vigilance, dont les contours se dessinent, ont désormais vocation à relever en grande majorité du juge du fond et non du juge des référés.
Les pouvoirs restreints du juge des référés
La loi autorise les demandeurs à saisir indifféremment la juridiction compétente ou le président du tribunal statuant en référé (C. com., art. L. 225-102-4, II), tout en restant silencieuse quant aux critères de choix pouvant présider à l’exercice de cette option. C’est bien la voie des référés qui avait été choisie ici par les associations, dans l’espoir d’obtenir une décision rapide face à ce qu’elles qualifiaient de situation « urgente ». Le juge des référés estime néanmoins que cet examen ne relève pas de sa compétence dès lors que l’évidence normalement requise en référé n’est pas caractérisée. Il rappelle ainsi les principes traditionnels qui guident la procédure civile. Juge de l’évidence, il ne peut statuer que si les conditions prévues aux articles 834 (la preuve de l’urgence en l’absence de contestation sérieuse relative aux mesures prescrites par le juge) ou 835 (même en présence d’une contestation sérieuse, la preuve d’un dommage imminent ou d’un trouble manifestement illicite qui risque à très brève échéance de causer des dommages irréversibles) du code de procédure civile sont remplies.
En l’espèce, le juge constate que le défendeur a bien établi un plan de vigilance, comportant les différentes rubriques exigées par le dispositif et paraissant formellement satisfaisant. Il relève la complexité des pièces versées aux débats et considère qu’il ne lui appartient pas d’apprécier la pertinence du plan au regard des enjeux évoqués ni son efficacité. Ces éléments nécessitent, en effet, un examen en profondeur « relevant du pouvoir du seul juge du fond ». Sur ce point, la solution n’est ni surprenante ni contestable.
Les contours des futurs contentieux
Ainsi, face aux objectifs imprécis et flous de la loi, par ailleurs jamais complétée par un décret d’application, et étant donné « qu’il n’existe aucune réglementation précisant les contours du standard d’une entreprise normalement vigilante », le juge des référés estime qu’il ne peut être amené à intervenir que lorsque la société n’a pas établi de plan de vigilance ou lorsque le caractère sommaire des rubriques confine à une inexistence du plan. Autrement dit, il ne saurait intervenir que de manière tout à fait exceptionnelle.
On peut donc gager que les futurs contentieux – ceux qui ne seront pas évités malgré l’incitation (l’obligation ?) de s’engager dans une démarche de dialogue et d’amélioration continue – ne se développeront que devant le juge du fond, seul compétent pour examiner les éléments en cause « en profondeur ». Se posera alors, outre le problème de son intervention souvent tardive du fait que le temps judiciaire ne correspond pas toujours au « temps des faits », la question, tout aussi problématique, de l’étendue de ses pouvoirs, notamment en matière de cessation de l’illicite. En l’espèce, les associations demandaient que les travaux litigieux soient arrêtés. Le juge des référés n’a pas abordé ce point, pourtant crucial et d’ores et déjà évoqué dans d’autres contentieux en matière de devoir de vigilance.
La porte du juge n’est donc pas fermée ; elle est entrouverte… Il appartient désormais au juge du fond de s’emparer de l’interprétation des textes, aussi imparfaits soient-ils, afin de contrôler la mise en œuvre des obligations de vigilance.
© Lefebvre Dalloz