Quelle preuve de la cause réelle d’un licenciement concomitant à la dénonciation d’un harcèlement ?
Dans un arrêt rendu le 18 octobre 2023, la chambre sociale de la Cour de cassation précise le régime de la preuve du lien de causalité entre la dénonciation d’un harcèlement moral ou sexuel et le licenciement du salarié intervenu peu après. Ces nouvelles précisions sont néanmoins assorties de leur lot d’incertitudes.
Si « le droit à la preuve à tout pour plaire » (X. Lagarde, Le droit à la preuve. Réflexions sur une notion bancale, D. 2023. 1526
) et est particulièrement mis en lumière ces derniers temps, il ne doit pas occulter le droit de la preuve. Régulièrement, les juridictions sont amenées à se prononcer sur la charge ou sur l’objet de la preuve, et à déterminer qui de l’une ou de l’autre des parties assumera le risque de la preuve. Parce que ce fardeau est parfois lourd pour le salarié, il a quelquefois été aménagé par le législateur, ainsi pour la preuve du harcèlement moral ou sexuel (sur le sujet, v. not. Rép. trav., vis Harcèlements moral et sexuel en droit du travail et Harcèlements et sexuel en droit du travail, par P. Adam). Mais qu’en est-il lorsque le salarié impute la véritable cause de son licenciement dans la dénonciation aux autorités compétentes d’un harcèlement dont il se prétend victime ?
Engagée en qualité de cuisinière dans un restaurant, une salariée fut licenciée pour faute grave. Imputant le véritable motif du licenciement à son dépôt de plainte pour harcèlement sexuel, elle demanda la nullité de ladite mesure devant le conseil de prud’hommes. La Cour d’appel d’Amiens vit dans la proximité temporelle entre la dénonciation du harcèlement sexuel et la notification du licenciement le véritable motif de ce dernier. Considérant en outre que la salariée n’avait pas dénoncé les faits de mauvaise foi, elle conclut à la nullité du licenciement.
Au soutien de son pourvoi, l’employeur arguait que la lettre de licenciement fixe les limites du litige et, qu’en l’occurrence, elle n’évoquait pas la dénonciation du harcèlement sexuel par la salariée, mais le refus de cette dernière d’accomplir certaines de ses tâches ainsi que ses abandons de poste et actes d’insubordination. Ces derniers (et seuls) griefs étaient à même de justifier le licenciement pour faute grave.
Finalement, le débat soumis à la Cour de cassation portait sur la preuve de la cause réelle du licenciement. Les juges du fond peuvent-ils se contenter d’une concomitance entre la dénonciation du harcèlement par un salarié et son licenciement pour en déduire la nullité du dernier ? Ou doivent-ils examiner les motifs du licenciement tels que mentionnés dans la lettre de licenciement et, selon le contenu de cette dernière, exiger du salarié ou de l’employeur d’apporter la preuve de la véritable motivation du licenciement ?
Au visa des articles L. 1152-2, L. 1152-3 et L. 1154-1 du code du travail, la Cour de cassation semble opter pour la deuxième option. Plus encore, dans ce qui a tout l’air d’un attendu de principe, la chambre sociale nous livre la méthode à suivre quant à la preuve de la cause réelle de licenciement en ces circonstances.
La protection du salarié dénonçant un harcèlement
Au soutien de la cassation, la chambre sociale prend soin de mobiliser les dispositions du code du travail relatives à la protection des salariés dénonçant des faits de harcèlement, qu’il soit moral ou sexuel, commis dans l’entreprise. Bien que le code du travail prévoie deux chapitres, l’un relatif au harcèlement moral, l’autre au harcèlement sexuel, la protection instituée est identique (d’autant plus après la réécriture des textes par la loi Waserman du 21 mars 2022 ; J.-Cl. Travail Traité, fasc. 20-50, Harcèlement, agissement sexiste et stress au travail, par C. Leborgne-Ingelaere). Preuve en est que la Cour de cassation, alors que le litige portait sur la dénonciation d’un harcèlement sexuel, fonde sa décision sur les textes propres au harcèlement moral. Implicitement mais sûrement, elle nous indique que la présente solution vaudra tant pour la dénonciation d’un harcèlement sexuel que pour celle d’un harcèlement moral.
Quant à la protection du salarié, l’article L. 1152-2 (harcèlement moral) comme l’article L. 1153-2 (harcèlement sexuel) disposent qu’aucune personne ayant subi ou refusé de subir des agissements répétés de harcèlement moral ou sexuel ou ayant, de bonne foi, relaté ou témoigné de tels agissements ne peut faire l’objet des mesures mentionnées à l’article L. 1121-2. Ces mesures incluent notamment les sanctions, licenciements et mesures discriminatoires à l’égard de ces salariés ayant refusé les comportements harcelants dans l’entreprise. Aussi, ces textes protègent non pas du harcèlement lui-même, mais des « mesures de rétorsion », pour reprendre le vocabulaire employé par la chambre sociale dans la présente décision (§ 5), à l’égard d’un salarié pour avoir subi, refusé de subir ou dénoncé un harcèlement. Du reste, le salarié dénonciateur peut être autant le salarié ayant subi le harcèlement que tout autre salarié en ayant été témoin. En l’espèce, il semblerait que la salariée ait elle-même subi le harcèlement sexuel puisque la dénonciation s’était traduite par le dépôt d’une plainte.
En outre, en application des articles L. 1152-3 (harcèlement moral) et L. 1153-4 (harcèlement sexuel), toute rupture du contrat de travail intervenue en méconnaissance du présent régime, toute disposition ou tout acte contraire est frappé de nullité. Classiquement, la nullité du licenciement entraîne au profit du salarié un droit à la réintégration dans l’entreprise ou, à défaut, une indemnité qui ne peut être inférieure aux salaires des six derniers mois, les barèmes « Macron » étant écartés (C. trav., art. L. 1235-3-1).
Récemment, au prix d’un « changement de cap » dans sa jurisprudence (P. Adam, Dénonciation et harcèlement moral : changement de cap ! Par Mots et par maux, Dr. soc. 2023. 558
), la Cour de cassation a admis que la nullité du licenciement s’impose même si le salarié n’a pas expressément qualifié les faits de harcèlement dans sa dénonciation (Soc. 19 avr. 2023, n° 21-21.053 B, Dalloz actualité, 23 mai 2023, obs. J. Cortot ; D. 2023. 794
; ibid. 1538, chron. S. Ala, M.-P. Lanoue et M.-A. Valéry
; JA 2023, n° 680, p. 10, obs. D. Castel
; Dr. soc. 2023. 558, obs. P. Adam
; JSL 2023, n° 564-1, obs. P. Nho ; SSL 2023, n° 2046, p. 12, obs. P. Bailly ; JCP S 2023. 1127, obs. C. Leborgne-Ingelaere). Désormais, on ne saurait reprocher au salarié de ne pas avoir su qualifier juridiquement les agissements subis (v. not., pour une critique de l’ancienne solution, C. Leborgne-Ingelaere, L’obligation pour le salarié de qualifier le harcèlement, JCP S 2017. 1359 ; JSL n° 439, 10 oct. 2017, obs. J.-P. Lhernould ; D. 2018. Pan. 813, obs. P. Lokiec et J. Porta
).
Toujours est-il que l’annulation du licenciement intervenu postérieurement à la dénonciation d’un harcèlement suppose que ce dernier soit motivé, non par une cause réelle et sérieuse, mais par la dénonciation. Il doit être établi que le licenciement est une mesure de rétorsion de la part de l’employeur, le juge devant contrôler la véritable cause du licenciement (v. pour des exemples d’application, Soc. 5 juin 2012, n° 11-10.953 P, D. 2013. 1026, obs. P. Lokiec et J. Porta
; 11 févr. 2015, n° 13-26.198). Mais qui doit le prouver ? Et comment le prouver ?
La preuve du licenciement comme mesure de rétorsion
À ces questions, la chambre sociale nous répond par la formule suivante : « Lorsque les faits invoqués dans la lettre de licenciement caractérisent une cause réelle et sérieuse de licenciement, il appartient au salarié de démontrer que la rupture de son contrat de travail constitue une mesure de rétorsion à une plainte pour harcèlement moral ou sexuel. Dans le cas contraire, il appartient à l’employeur de démontrer l’absence de lien entre la dénonciation par le salarié d’agissements de harcèlement moral ou sexuel et son licenciement » (§ 5). La Cour de cassation nous livre ainsi une méthode, d’apparence claire et concise, afin de prouver le lien de causalité entre la dénonciation et le licenciement (pour une solution similaire en matière de droit d’agir en justice du salarié, Soc. 9 oct. 2019, n° 17-24.773 B, D. 2019. 1998
; RDT 2019. 801, obs. F. Guiomard
).
Or, à notre sens, le présent attendu soulève plus d’interrogations qu’il n’en résout. Deux options, dont chacune soulève sa part de questions.
« Lorsque les faits invoqués dans la lettre de licenciement caractérisent une cause réelle et sérieuse de licenciement… »
D’emblée, il faut relever la présence de l’article L. 1154-1 du code du travail au visa, ce qui était loin d’être évident. Ce texte prévoit un régime probatoire spécifique en matière de harcèlement moral et sexuel (sur ce régime, v. not., L. Gamet, Observations sur la preuve du harcèlement moral, SSL 1er févr. 2021, n° 1939). Précisément, il permet au salarié de « présenter des éléments de fait laissant supposer l’existence d’un harcèlement » (al. 1er). Si le salarié parvient à « tisser ce voile d’apparence » (Rép. trav., préc.), alors l’employeur doit « prouver que ces agissements ne sont pas constitutifs d’un tel harcèlement et que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement » (al. 2).
Or, stricto sensu, ce texte ne s’applique qu’à la preuve du harcèlement lui-même. Il y est question de prouver l’existence du harcèlement, non de prouver les mesures de rétorsion consécutives à la dénonciation d’un harcèlement (que ce dernier soit établi ou non). Or, dans l’arrêt, c’est bien de la seconde hypothèse dont il est question. Aussi, on ne saurait dire avec fermeté si sa présence au visa signifie qu’il s’applique à cette seconde situation ou si, au contraire, il ne s’y applique pas.
Notons tout de même que ce mécanisme probatoire spécifique est emprunté au domaine de la discrimination (C. trav., art. L. 1134-1), y compris quand la mesure discriminatoire fait suite à la dénonciation par un salarié de faits constitutifs d’un délit ou d’un crime dont il a eu connaissance dans l’exercice de ses fonctions (C. trav., art. L. 1132-3-3 ; Soc. 7 juill. 2021, n° 19-25.754 B, Dalloz actualité, 23 juill. 2021, obs. L. Malfettes ; D. 2021. 1383
; JA 2022, n° 652, p. 38, étude M. Julien et J.-F. Paulin
; JSL 2021, n° 527-3, obs. H. Nassom-Tissandier ; JCP S 2021. 1254, obs. B. Bossu ; Gaz. Pal. 2 nov. 2021, p. 57, obs. V. Orif).
Pour en revenir à la présente décision, la Cour de cassation énonce que « lorsque les faits invoqués dans la lettre de licenciement caractérisent une cause réelle et sérieuse de licenciement, il appartient au salarié de démontrer que la rupture de son contrat de travail constitue une mesure de rétorsion à une plainte pour harcèlement moral ou sexuel ». Notons également que la formule est reprise dans le sommaire de l’arrêt sur le site de la Cour de cassation, agrémentée d’une incise, précisant qu’il s’agit de l’hypothèse dans laquelle la lettre de licenciement « ne fait pas mention d’une dénonciation d’un harcèlement moral ou sexuel ».
Dans ce cas donc, si l’employeur motive le licenciement par une cause réelle et sérieuse et l’explicite dans la lettre de licenciement – en l’espèce, la faute grave – il revient au seul salarié de démontrer que cette cause n’est pas la cause réelle du licenciement. Finalement, tout le risque de la preuve revient au salarié, face à une preuve qui sera qui plus est « particulièrement compliquée pour lui » (F. Guiomard, Licenciement consécutif à l’exercice de l’action en justice : quelle preuve du lien de causalité ?, RDT 2019. 801
, à propos de l’arrêt Soc. 9 octobre 2019, n° 17-24.773 B, préc.) Dès lors qu’aucun partage n’est opéré sur l’objet de la preuve (i.e. la véritable cause de licenciement ou bien le lien de causalité entre la dénonciation et le licenciement), n’est-ce pas que le mécanisme probatoire spécifique de l’article L. 1154-1 ne s’applique pas ?
Ou alors, seconde lecture, est-ce que cela signifie qu’en cas d’existence d’une cause réelle et sérieuse dans la lettre de licenciement, le salarié doit apporter « des éléments de faits laissant supposer… » et qu’à cette fin la seule proximité temporelle entre le dépôt de plainte pour harcèlement et le licenciement ne suffit pas ? Mais, dans ce cas, la formule de la chambre sociale manquerait cruellement de nuances. Et, il aurait été somme toute plus limpide que noter que : lorsque les faits invoqués dans la lettre de licenciement caractérisent une cause réelle et sérieuse de licenciement, il appartient au salarié d’apporter des éléments de faits laissant supposer que la rupture de son contrat de travail constitue une mesure de rétorsion à une plainte pour harcèlement moral ou sexuel, à charge pour l’employeur de prouver que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à toute mesure de rétorsion. La seule proximité temporelle entre la dénonciation et le licenciement ne suffit pas à supposer que la rupture du contrat de travail constitue une mesure de rétorsion.
Pour en revenir à la première lecture, si dans pareille situation, le régime probatoire n’est pas aménagé au profit du salarié, une nouvelle interrogation surgit. Cela signifierait-il qu’en matière de dénonciation de crimes et délits dans l’entreprise, le salarié licencié bénéficie d’un mécanisme probatoire plus souple, tandis qu’en matière de dénonciation d’un harcèlement dans l’entreprise, le salarié licencié ne bénéficie pas de ce mécanisme probatoire plus souple ? Or, un harcèlement n’est-il pas un délit ?
« Dans le cas contraire… »
La chambre sociale poursuit en énonçant que « dans le cas contraire, il appartient à l’employeur de démontrer l’absence de lien entre la dénonciation par le salarié d’agissements de harcèlement moral ou sexuel et son licenciement » (§ 5). Nous achoppons alors sur la formule « dans le cas contraire ». Deux hypothèses apparaissent.
Premièrement, « dans le cas contraire » pourrait être traduit par « lorsque les faits invoqués dans la lettre de licenciement ne caractérisent pas une cause réelle et sérieuse de licenciement ». C’est la lecture qui semble la plus plausible, au regard du sommaire de l’arrêt, qui est agrémenté d’une seconde incise (« Dans le cas contraire, lorsque le licenciement n’est pas fondé par une cause réelle et sérieuse… »). Ce serait l’hypothèse dans laquelle la lettre de licenciement ne prévoit aucune cause de licenciement ou fait référence à une cause insuffisante à fonder le licenciement. Dans ce cas, c’est à l’employeur de démontrer l’absence de lien entre la dénonciation du harcèlement et le licenciement. En d’autres termes, le défaut de cause réelle et sérieuse fait présumer le lien entre la dénonciation et le harcèlement, à charge pour l’employeur de renverser cette présomption. S’il n’y parvient pas, le licenciement est frappé de nullité. Mais que se passe-t-il s’il parvient à démontrer l’absence de lien entre la dénonciation du harcèlement et le licenciement ? À nouveau, deux suppositions.
Dans la première supposition, le licenciement échappe à la nullité puisqu’il ne constitue pas une mesure de rétorsion, mais n’évite pas la qualification de « licenciement sans cause réelle et sérieuse » puisqu’une telle cause était absente de la lettre de licenciement. Le licenciement est sanctionné, mais le juge doit appliquer les barèmes de l’article L. 1235-3 du code du travail. Du reste, ainsi que le relevait le professeur Guiomard à l’endroit de l’arrêt du 9 octobre 2019 sur le droit d’ester en justice, « quant à la possibilité faite à l’employeur de justifier encore par un nouveau motif la rupture lorsqu’il a invoqué un fallacieux prétexte, cela paraît particulièrement bienveillant à son égard. Il est à espérer que les juges sauront se montrer exigeants quant à la preuve d’un autre motif pour justifier de l’absence de lien avec l’exercice de l’action » (RDT 2019. 801
).
Dans la seconde supposition, le juge considère que le licenciement est justifié a posteriori. Imaginons que l’employeur ait fondé le licenciement sur l’insuffisance professionnelle du salarié. Or, dans la lettre de licenciement, il s’est contenté de mentionner « insuffisance professionnelle » sans motiver par des éléments précis ou bien en arguant d’une perte de confiance envers le salarié. Le licenciement n’est alors pas fondé sur une cause réelle et sérieuse. Une action en justice est formée par le salarié, qui impute le licenciement à sa dénonciation d’un harcèlement. L’employeur apporte les éléments de faits nécessaires pour caractériser l’insuffisance professionnelle du salarié. Le juge pourrait-il considérer que tout compte fait le licenciement repose sur une cause réelle et sérieuse ? L’employeur échapperait alors à toute sanction, ce qui serait plus que bienveillant à son égard ! Du reste, comment articuler cette supposition, si elle devait être retenue, avec le mécanisme de précision a posteriori du motif de licenciement inscrit à l’article L. 1235-2 du code du travail depuis l’ordonnance du 22 septembre 2017 ? Rappelons en effet que la lettre de licenciement doit énoncer le ou les motifs de licenciement (C. trav., art. L. 1232-6). Désormais, par la suite, l’employeur peut préciser les motifs énoncés dans la lettre de licenciement, soit à son initiative, soit à la demande du salarié. A priori, pour reprendre les propos du professeur Fabre, « le choix du verbe “préciser” conduit à interpréter strictement la capacité d’amendement de l’employeur. Ce dernier ne semble pas pouvoir introduire un nouveau motif ou ne serait-ce qu’ajouter des faits ne se rattachant pas à l’un des motifs originels » (Rép. trav., v° Contrat de travail à durée indéterminée : rupture – licenciement – droit commun, par A. Fabre, § 106). Toujours est-il que cette lettre de licenciement, éventuellement précisée, fixe les limites du litige (C. trav., art. L. 1235-2, al. 2). La procédure est détaillée à l’article R. 1232-13 (pour le licenciement pour motif personnel). Le salarié a quinze jours à compter de la notification de la lettre de licenciement pour demander des précisions à l’employeur, lequel a alors quinze jours pour répondre. Enfin, si le salarié n’a pas demandé de précisions, l’insuffisance de motivation est sanctionnée par le versement d’une indemnité qui ne peut excéder un mois de salaire, le nouvel alinéa 3 de l’article L. 1235-2 remettant partiellement en cause la jurisprudence Rogie (Soc. 20 nov. 1990, n° 88-44.308 P, D. 1991. 3
; Dr. soc. 1991. 99, note J. Savatier
; Cass., ass. plén., 20 nov. 1998, n° 97-40.423 P, D. 1999. 11
; Dr. soc. 1999. 13, concl. L. Joinet
).
Pour en revenir à la présente décision, doit-on – selon notre seconde supposition – comprendre que la chambre sociale vient d’ouvrir une nouvelle possibilité de préciser ou de suppléer le défaut de cause réelle et sérieuse, en sus du régime de l’article L. 1235-2 ? Ou – selon notre première supposition (qui a notre faveur) – la démonstration par l’employeur de l’absence de lien entre la dénonciation du harcèlement et le licenciement lui permet seulement d’échapper à l’annulation du licenciement, ce dernier encourant tout de même les sanctions prévues par les alinéas 3 et 4 de l’article L. 1235-2 ?
Dans la seconde hypothèse, enfin, « dans le cas contraire » pourrait être traduit par « lorsque la lettre de licenciement fait mention d’une dénonciation d’un harcèlement moral ou sexuel ». Alors, l’employeur pourrait échapper à la nullité du licenciement en prouvant l’absence de lien entre la dénonciation du harcèlement et le licenciement. Or, cela remettrait immédiatement en cause la jurisprudence classique de la Cour de cassation, prévoyant que « le grief énoncé dans la lettre de licenciement tiré de la relation par le salarié de faits de harcèlement moral emporte à lui seul la nullité du licenciement » (Soc. 19 avr. 2023, n° 21-21.053 B, préc., lui-même se référant à Soc. 7 févr. 2012, n° 10-18.035 P, Dalloz actualité, 21 févr. 2012, obs. J. Siro ; D. 2012. 507
; ibid. 901, obs. P. Lokiec et J. Porta
; 10 juin 2015, n° 13-25.554 P, Dalloz actualité, 22 juin 2015, obs. M. Peyronnet ; D. 2015. 1323
; ibid. 2016. 807, obs. P. Lokiec et J. Porta
). Il s’agit là de la théorie du motif contaminant, que l’on retrouve également en matière de protection des lanceurs d’alerte et autres dénonciateurs dans l’entreprise (v. réc., Soc. 13 sept. 2023, n° 21-22.301 B, Dalloz actualité, 25 sept. 2023, obs. F. Gabroy ; D. 2023. 1597
; Dr. soc. 2023. 925, obs. P. Adam
; RDT 2023. 633, chron. F. Gabroy
), y compris sur le fondement de la liberté d’expression (Soc. 3 févr. 2016, n° 14-18.600 B, Dalloz actualité, 16 févr. 2016, obs. J. Cortot ; D. 2023. 1597
; Dr. soc. 2023. 925, obs. P. Adam
; RDT 2023. 633, chron. F. Gabroy
). Cette seconde lecture semble néanmoins bien moins probable, d’autant plus si l’on met en perspective le présent arrêt avec celui du 9 décembre 2019 en matière d’action en justice (Soc. 9 déc. 2019, n° 17-24.773 B, préc.).
Pour conclure sur la présente décision, la Cour d’appel d’Amiens avait déduit de la proximité temporelle entre le dépôt de plainte pour harcèlement sexuel et le licenciement la cause réelle de ce dernier et avait conclu à sa nullité. La Cour d’appel de Douai, sur renvoi, devra déterminer si les faits invoqués dans la lettre de licenciement caractérisaient une cause réelle et sérieuse (en l’espèce, il semblait être question d’une faute grave) et en tirer les conséquences en matière de charge de la preuve, avec toutes les difficultés probatoires que cela entraînera.
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