Qu’est-ce qu’un « droit propre » du débiteur en liquidation judiciaire ?

Pour la Cour de cassation, un droit propre du débiteur en liquidation judiciaire est un droit lui permettant de faire valoir son point de vue dans le cadre du déroulement de la procédure collective. Par conséquent, une action tendant à l’annulation d’un prêt et d’une vente ne répond pas à cette qualification : elle poursuit une finalité exclusivement patrimoniale et relève ainsi du monopole du liquidateur judiciaire.

Pierre angulaire de la liquidation judiciaire, le dessaisissement prive le débiteur de l’administration et de la disposition de ses biens composant son ou ses patrimoine(s) soumis à la procédure (B. Ferrari, Le dessaisissement du débiteur en liquidation judiciaire – Contribution à l’étude de la situation du débiteur sous procédure collective, t. 23, LGDJ, coll. « Thèses », 2021).

Certes, depuis l’entrée en vigueur de la loi du 14 février 2022, l’article L. 641-9 du code de commerce précise que le dessaisissement ne porte que sur le patrimoine engagé par l’activité professionnelle, ce qui conduirait à ne soumettre au dessaisissement que le patrimoine professionnel d’un débiteur personne physique, et ce, y compris en présence d’une procédure de liquidation judiciaire portant sur ses deux patrimoines : l’entrepreneur étant alors a priori libre de disposer des éléments qui composent son patrimoine personnel (C. com., art. L. 681-2, III).

Pour autant, ce résultat ne nous paraît pas avoir été maîtrisé par le législateur, de sorte qu’une lecture littérale de la disposition devrait être combattue pour finalement reconnaître qu’aujourd’hui comme hier, le dessaisissement a pour domaine l’exact périmètre de la procédure collective : pas plus… mais pas moins !

Passée cette question sur laquelle l’on ne peut malheureusement pas s’étendre, l’article L. 641-9 indique ensuite que les droits et actions du débiteur concernant son patrimoine (sans plus de précisions) sont exercés pendant toute la durée de la liquidation judiciaire par le liquidateur.

Reste que la qualité pour agir du mandataire n’est pas absolue. En effet, au-delà des questions susceptibles de se poser quant au périmètre de la notion sous l’empire de la loi du 14 février 2022, le débiteur conserve, en toutes hypothèses, l’exercice de certains droits qui échappent, par essence, à la mission du liquidateur.

Parmi eux, nous retrouvons la catégorie des droits propres au débiteur.

Comme il a été dit, il s’agit de « droits exercés exclusivement par le débiteur dans la procédure, soit parce qu’un texte lui reconnaît un droit d’agir ou d’exercer une voie de recours – le débiteur est alors bénéficiaire d’une action attitrée – soit parce qu’à défaut, le débiteur ne serait pas en mesure de faire valoir un droit d’action ou de défense dans la procédure parce qu’étant représenté par le liquidateur, il est dépendant de sa volonté d’agir » (C. Saint-Alary-Houin et alii, Droit des entreprises en difficulté, 13e éd., LGDJ, coll. « Précis Domat », 2022, n° 1251).

Selon nous, ce droit peut aussi être défini comme « un droit nécessairement inhérent à la procédure de liquidation judiciaire, dont l’exercice résout une situation de divergence d’intérêts entre le débiteur et ses créanciers, et garantit in fine les droits fondamentaux du dessaisi » (B. Ferrari, La notion de droits propres, in Les grands concepts du droit des entreprises en difficulté, P.-M. Le Corre [dir.], Dalloz, 2019, p. 145 s., n° 33).

En bref, il s’agit d’offrir au débiteur un espace d’expression malgré l’entrave du dessaisissement et les chaînes de la liquidation judiciaire ! Cela étant, toute action initiée par le débiteur ne saurait être qualifiée de droit propre. Aussi, l’arrêt sous commentaire apporte un éclairage supplémentaire sur les contours de la notion et nous paraît d’ailleurs confirmer les définitions proposées en doctrine.

L’affaire

En l’espèce, au cours de l’année 1990, une société a vendu un bien immobilier au sein d’une résidence-hôtel gérée par un GIE à une autre société qui l’a ensuite revendu à une troisième qui avait souscrit un prêt afin de financer l’opération.

Le 28 juillet 2005, le GIE a été mis en liquidation judiciaire et, par un jugement du 24 novembre 2011, cette procédure a été étendue à la société qui avait acquis le bien immobilier au moyen du prêt.

Deux années plus tard, tandis que la liquidation judiciaire de cette société était toujours en cours, le dirigeant de cette dernière a agi en annulation du prêt consenti et de la vente, mais également en restitution du prix d’acquisition.

L’affaire est portée en appel et les juges du second degré vont déclarer irrecevable dans ses demandes la société débitrice sur le fondement de son dessaisissement, de sorte que, pour la cour d’appel, seul le liquidateur aurait pu exercer les actions en nullité et en restitution du prix de vente.

La société débitrice se pourvoit en cassation en faisant valoir qu’elle disposait, selon elle, d’un droit propre, non atteint par le dessaisissement, à exercer toute action en nullité d’une vente lui ayant causé un préjudice.

Sans surprise, la Cour de cassation rejette fort logiquement le pourvoi.

Solution

La Haute juridiction commence par rappeler que selon l’article L. 622-9 du code de commerce, dans sa rédaction antérieure à la loi de sauvegarde du 26 juillet 2005 (il s’agit de l’actuel art. L. 641-9), les droits et actions concernant le patrimoine du débiteur, dessaisi par l’effet de la liquidation judiciaire de l’administration et de la disposition de ses biens, sont exercés par le liquidateur.

De ce premier élément, la Cour de cassation en déduit que le débiteur ne dispose pas d’un droit propre pour exercer une action tendant à l’annulation d’un prêt et d’une vente et à la restitution consécutive du prix, car celle-ci n’a, d’une part, pas pour effet de faire valoir le point de vue du débiteur dans le déroulement de la procédure et, d’autre part, poursuit une finalité exclusivement patrimoniale.

Ce faisant, pour la Cour de cassation, seul le liquidateur judiciaire pouvait exercer les actions litigieuses en vertu du dessaisissement.

Même si elle ne surprend guère, la solution posée en l’espèce est extrêmement intéressante, car elle apporte à la construction de la définition de ce qu’il faut entendre par un éventuel « droit propre » du débiteur en liquidation judiciaire.

À suivre la Haute juridiction, le droit propre permet donc au débiteur de faire valoir son point de vue dans le cadre du déroulement de la procédure collective. Or, cela nous paraît confirmer le fait que seul un droit nécessairement inhérent à la procédure de liquidation judiciaire peut être élevé au rang de « droit propre ».

C’est donc étudier l’essence du droit propre puis son domaine.

L’essence du droit propre : faire valoir le point de vue du débiteur

Pour la Cour de cassation, si l’action tendant à l’annulation du prêt et d’une vente et à la restitution consécutive du prix ne pouvait être qualifiée de droit propre, c’est qu’elle n’avait pas pour effet de faire valoir le point de vue du débiteur dans le cadre du déroulement de la procédure collective. Du reste, la formule employée par la Haute juridiction rappelle celle utilisée par un auteur pour qui « les droits propres sont ceux qui permettent au débiteur de faire valoir son point de vue sur le déroulement de la procédure » (P.-M. Le Corre, Droit et pratique des procédures collectives, 12e éd., Dalloz Action, 2023-2024, n° 552.311).

Or, le souci de laisser au débiteur la possibilité de s’exprimer dans le cadre du déroulement de la procédure révèle l’essence même du droit propre : garantir au débiteur un droit à l’accès au juge notamment conforme aux exigences de l’article 6, § 1, de la Convention européenne des droits de l’homme (P. Cagnoli et P.- M. Le Corre, L’accès à la juridiction de la faillite et la Convention européenne des droits de l’homme, in Mélanges J.-F. Renucci, 2024, Dalloz).

Toutefois, ce droit à l’accès au juge reconnu au débiteur par le biais d’un droit propre à exercer telle ou telle action est d’un maniement délicat. Au vrai, l’enjeu de la matière est de savoir quand il faut laisser ou non au débiteur la possibilité de s’exprimer.

La réponse à cet enjeu dépend du domaine de la qualité pour agir du liquidateur lorsqu’il se prévaut du dessaisissement.

Selon nous, lorsque le liquidateur exerce les droits et actions du débiteur en vertu du dessaisissement, ce dernier ne le fait qu’exclusivement en poursuivant la défense de l’intérêt collectif des créanciers (B. Ferrari, op. cit., nos 207 s.). Or, puisque le liquidateur ne peut agir qu’en défense de cet intérêt (C. com., art. L. 641-4 et L. 622-20), dénier le droit d’agir au débiteur lorsque son intérêt est divergent porterait atteinte à ses droits fondamentaux dont notamment son droit d’accès au juge.

Pour dire les choses autrement, en agissant en vertu du dessaisissement, le liquidateur ne mettrait en œuvre qu’un genre particulier d’action tendant à la défense de l’intérêt collectif. Ainsi, semble-t-il logique de conférer au débiteur le droit d’agir lorsque son intérêt est substantiellement différent de celui des créanciers (en ce sens égal., J. Théron, Les contours du dessaisissement du débiteur en liquidation judiciaire, RPC 2013. Dossier 3). Au sein de ces situations, le liquidateur ne peut substituer le débiteur en vertu du dessaisissement, puisqu’il dépasserait alors le cadre de sa mission cantonnée à la défense de l’intérêt des créanciers.

Prenons deux exemples.

Nous savons que le débiteur peut, au titre d’un droit propre, solliciter la clôture de sa liquidation judiciaire (C. com., art. L. 643-9 ; Com. 5 mars 2002, n° 98-22.646 P, D. 2002. 1422, et les obs. ; RTD com. 2002. 378, obs. J.-L. Vallens ). En l’occurrence, la divergence d’intérêts entre débiteur et créanciers est ici prégnante. En effet, pour se mettre à l’abri de la reprise des poursuites individuelles, le débiteur a tout intérêt à solliciter une clôture de la procédure pour insuffisance d’actifs, là où les créanciers ont théoriquement intérêt à ce que la procédure se poursuive et aboutisse à leur désintéressement. Or, si la divergence d’intérêts entre débiteur et créanciers conduit à accorder au premier l’exercice d’un droit propre, c’est que le liquidateur ne peut solliciter la clôture pour le compte du débiteur et en vertu du dessaisissement sans porter atteinte à l’intérêt des créanciers. C’est pour cette raison qu’il faut alors laisser au débiteur la possibilité de s’exprimer. Le contraire conduirait à méconnaître son droit à l’accès au juge.

Dans un autre domaine, nous savons également que le débiteur peut exercer un recours, au titre d’un droit propre, à l’encontre d’une décision statuant sur la vente de biens lui appartenant (par ex., Com. 17 févr. 2015, nos 14-10.100 et 14-10.109). Or, si le liquidateur sollicite la réalisation d’un actif dans l’intérêt des créanciers, le débiteur a quant à lui intérêt à défendre son droit de propriété. Dans ce cas, priver le débiteur de l’exercice de ses droits, là où les intérêts en présence sont opposés, reviendrait à porter une atteinte injustifiée à son droit à l’accès au juge.

À ce stade, il nous semble donc qu’il faut voir derrière l’expression employée, en l’espèce, de laisser au débiteur la possibilité de « faire valoir son point de vue », l’essence même du droit propre trouvée dans la préservation du droit à l’accès au juge.

En revanche, puisque le dessaisissement est le principe en la matière, les droits propres, en tant qu’exception à la mesure, doivent être interprétés strictement. C’est pour cette raison qu’un droit propre doit obligatoirement être inhérent à la procédure de liquidation judiciaire et que si le point de vue du débiteur doit être recueilli, ce n’est que dans le cadre du déroulement de la procédure.

Le cantonnement des droits propres : un droit nécessairement inhérent à la procédure

Comme le confirme une nouvelle fois la Cour de cassation, l’expression du débiteur ne peut se développer que dans le seul cadre de la procédure. Autrement dit, pour être qualifié de droit propre, le droit en question doit directement se rattacher au déroulement de la procédure de liquidation judiciaire. Cela signifie qu’au contraire lorsque le droit litigieux mis en œuvre par le débiteur aurait pu naître en dehors de toute procédure collective, aucun droit propre ne peut lui être accordé.

À titre d’illustration, en matière de réalisation d’actifs, le débiteur ne peut pas former d’incident dans le cadre d’une procédure de saisie immobilière (Com. 18 janv. 2011, n° 09-72.961, Dalloz actualité, 31 janv. 2011, obs. A. Lienhard ; D. 2011. 368 ). En l’occurrence, ici, le droit propre ne peut s’exercer qu’au stade de l’ordonnance du juge-commissaire autorisant le mode de réalisation de l’actif, car il s’agit du seul moment où le recours est de nature inhérente à la liquidation judiciaire. Au contraire, le droit propre s’efface pour les suites de la procédure, puisqu’elles font naître des droits et des actions qui auraient pu exister en dehors de toute procédure collective.

À tout le moins, c’est suivant cette même logique que la Cour de cassation a plus récemment jugé que ni une demande reconventionnelle en dommages et intérêts, ni la défense à une action tendant au déplafonnement du montant d’un loyer commercial ne constituaient des droits propres du débiteur en liquidation judiciaire (Com. 14 juin 2023, n° 21-24.143 F-B et n° 21-11.588, Dalloz actualité, 17 juill. 2023, obs. C. Lebel ; Gaz. Pal., 19 sept. 2023, n° GPL453q5, note B. Ferrari). De surcroît, c’est également ce raisonnement qui a poussé la Cour de cassation à refuser au débiteur la possibilité d’exercer, au titre d’un droit propre, une action en responsabilité contre son avocat (Com. 8 févr. 2023, n° 21-16.954 F-B, Dalloz actualité, 14 mars 2023, obs. B. Ferrari ; D. 2023. 294 ).

En l’espèce, c’est bien la même idée qui nous paraît encore être mobilisée par la Cour de cassation à propos de l’action en annulation d’une vente et d’un prêt.

Du reste, au-delà du caractère non inhérent à la liquidation judiciaire de cette action, sa mise en œuvre relève, de surcroît, de la défense de l’intérêt collectif des créanciers. Nous pensons d’ailleurs que c’est ce que sous-entend la Cour de cassation lorsqu’elle indique que cette action a une finalité exclusivement patrimoniale. Or, l’affirmation n’est pas neutre, puisqu’elle signifie que l’on se situe dans le domaine du dessaisissement et, partant, au sein de celui de la qualité pour agir du mandataire.

Plus précisément, lorsque le liquidateur substitue le débiteur en vertu du dessaisissement, il ne porte pas nécessairement atteinte aux intérêts du chef d’entreprise. Du moins, selon le professeur Théron, il faut accepter l’idée que les créanciers ont, d’abord, le désir de conserver leur gage et que le débiteur a, ensuite, intérêt à conserver son actif ou du moins, ne pas l’appauvrir, voire l’enrichir (J. Théron, Les contours du dessaisissement du débiteur en liquidation judiciaire, préc., n° 11).

Ainsi, faut-il présumer que, sur le plan patrimonial, les intérêts en présence sont convergents et que dès lors que les intérêts se recoupent, l’emprise du dessaisissement doit être affirmée et aucune violation du droit à l’accès au juge ne peut donner naissance à un droit propre du débiteur, qui plus est, lorsque le droit en question n’est pas inhérent au déroulement de la procédure.

 

Com. 23 mai 2024, F-B, nº 21-18.706

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