Rappels en matière de preuve de la contrefaçon de brevet
Dans le cadre du contentieux des brevets, les discussions autour de questions procédurales et probatoires peuvent se révéler décisives.
Conformément aux grands principes du droit procédural français, le demandeur doit établir la preuve de la contrefaçon en produisant aux débats les éléments de preuve appropriés. En matière de contentieux brevet, la démonstration de la matérialité de la contrefaçon suppose de démontrer que le produit ou procédé argué de contrefaçon reproduit les caractéristiques des revendications du brevet opposé, ce qui implique généralement pour le demandeur de pouvoir appréhender physiquement le produit argué de contrefaçon dans le cadre d’un constat d’achat devant un commissaire de justice (anciennement huissier de justice) et/ou dans le cadre d’opérations de saisies-contrefaçon.
Les défendeurs peuvent se montrer créatifs pour tenter de faire écarter des débats ces pièces, souvent essentielles pour établir les griefs de contrefaçon, en contestant la recevabilité, la validité ou la force probante de telles pièces.
Une nouvelle fois sollicitée sur ce type de questions, la Cour de cassation rappelle, dans l’arrêt commenté, les principes régissant l’intervention du commissaire de justice dans le cadre de constat d’achat et les modalités de caractérisation de la contrefaçon de brevet, susceptibles de relancer certains débats sur la contrefaçon par « différences secondaires ».
Rappels sur le rôle du commissaire de justice dans le cadre d’un constat d’achat
Le pourvoi tentait de critiquer l’appréciation faite par la cour d’appel du rôle joué par le commissaire de justice dans le cadre d’un constat d’achat, en soutenant que ce dernier aurait joué un rôle actif dans la réalisation du constat.
Selon une interprétation classique des textes applicables, le commissaire de justice doit se contenter de procéder à de simples « constatations purement matérielles » et ne pas participer activement à l’acte d’achat. Cela suppose notamment que le commissaire de justice ne procède pas lui-même à l’achat et se contente d’assister à un achat réalisé par un tiers.
La qualité du tiers acheteur et les conditions de son intervention lors de l’achat donnent lieu à une jurisprudence abondante et évolutive, source de difficultés pour les praticiens, notamment depuis l’arrêt de la 1re chambre civile de la Cour de cassation du 25 janvier 2017, remettant en cause la pratique des constats d’achat par un stagiaire de l’avocat du demandeur (Civ. 1re, 25 janv. 2017, n° 15-25.210, Dalloz actualité, 7 févr. 2017, obs. C. Bléry ; D. 2017. 304
; ibid. 2018. 259, obs. J.-D. Bretzner et A. Aynès
; ibid. 1566, obs. J.-C. Galloux et P. Kamina
; Dalloz IP/IT 2017. 335, obs. A. Lecourt
; Légipresse 2017. 121 et les obs.
; ibid. 178 et les obs.
; ibid. 213, Étude A. Mercier
; RTD civ. 2017. 489, obs. N. Cayrol
; ibid. 719, obs. P. Théry
; RTD com. 2017. 92, obs. F. Pollaud-Dulian
).
Dans la présente affaire, le pourvoi se plaçait sur un terrain différent en contestant la nature des constatations réalisées par le commissaire de justice dans le cadre du constat d’achat et en en déduisant un motif de nullité du constat d’achat.
Plus précisément, le défendeur à l’action en contrefaçon tentait de tirer parti du fait qu’à la suite de l’achat du produit, le commissaire de justice s’était rendu au cabinet du conseil du demandeur et avait procédé à l’ouverture du colis et à différentes constatations du contenu du colis, en prenant différentes photographies du produit acheté. Le défendeur en déduisait une participation active du commissaire de justice, remettant en cause la validité du constat d’achat opéré.
Le défendeur à l’action en contrefaçon tentait probablement de s’inscrire dans le courant de la jurisprudence sur les saisies-contrefaçon dites « déguisées », considérant que la description d’un produit argué de contrefaçon par un commissaire de justice relève de la procédure de saisie-contrefaçon, qui ne peut être réalisée que sur autorisation judiciaire du président du tribunal judiciaire, selon les conditions et modalités d’une ordonnance précisant les pouvoirs du commissaire de justice.
La Cour de cassation a adopté une approche pragmatique et a considéré que de simples actes d’ouverture et de déballage d’un colis afin de prendre des photographies de son contenu correspondaient bien à de simples « constatations purement matérielles », n’engageant pas le commissaire de justice dans une « démarche active ». La Cour de cassation valide ainsi le raisonnement de la cour d’appel et rejette le pourvoi.
Le raisonnement de la Cour de cassation semble assez sain en l’absence de toute critique sur l’origine et la consistance du produit photographié après le déballage du produit.
En effet, en l’occurrence, il était simplement reproché au commissaire de justice d’avoir ouvert et déballé le colis, avant de photographier le produit argué de contrefaçon, sans que l’origine ou la consistance du produit acheté ne soient contestées.
En revanche, la Cour de cassation a habilement évité de statuer directement sur la délicate question de la possibilité pour le commissaire de justice de procéder à une description, éventuellement détaillée, du produit argué de contrefaçon dans le cadre d’opération de constat.
Une partie de la jurisprudence considère en effet qu’une telle description détaillée d’un produit argué de contrefaçon relève de la saisie-contrefaçon et doit être autorisée judiciairement, à défaut de quoi elle entraînerait la nullité du constat, alors qualifié de saisie-contrefaçon « déguisée ».
Ce courant de jurisprudence semble critiquable en l’absence de toute investigation poussée du commissaire de justice dans la mesure où l’autorisation judiciaire requise pour réaliser une saisie-contrefaçon s’explique habituellement par le caractère intrusif de la saisie-contrefaçon, sorte de perquisition privée, permettant au demandeur de se rendre au domicile ou siège du défendeur pour y recueillir des preuves de la contrefaçon, plutôt que par la capacité du commissaire de justice à opérer une description du produit argué de contrefaçon.
D’ailleurs, il aboutit curieusement à distinguer les constatations que pourraient faire un commissaire de justice relativement à un produit argué de contrefaçon, qui supposeraient une autorisation judiciaire et pourraient être qualifiées de saisie-contrefaçon « déguisées », alors que des constatations détaillées réalisées dans le cadre d’un autre contexte (par ex., pour dresser un état des lieux avant ou après une location) seraient parfaitement valables.
Bien qu’elle statue dans un sens assez libéral, la Cour de cassation semble avoir laissé passer une belle opportunité de mettre un terme à ce courant de jurisprudence.
Rappels sur la caractérisation de la contrefaçon de brevet, susceptibles de relancer les débats sur la contrefaçon par « différences secondaires »
Le pourvoi tentait également de critiquer les éléments retenus par la cour d’appel pour caractériser la matérialité de la contrefaçon, en soutenant que la cour d’appel n’aurait pas caractérisé positivement la reprise d’une caractéristique de la revendication principale du brevet opposé.
Il faut ici préciser que le brevet en cause portait sur un tricycle utilisable selon deux modes (tricycle ou poussette), alors que le produit argué de contrefaçon était lui utilisable selon quatre modes différents (poussette, mais également tricycle avec poignée, tricycle sans poignée et draisienne). Le débat entre les parties s’était cristallisé sur la reproduction d’une caractéristique lié au couplage ou découplage de la roue au guidon lors du fonctionnement du produit argué de contrefaçon en mode tricycle.
Le pourvoi tentait notamment de tirer parti d’une constatation négative de la cour d’appel selon laquelle « rien n’indiquait que manipulation de la molette ne puisse pas s’effectuer lorsque le produit est utilisé en mode tricycle » pour soutenir que la cour d’appel aurait en quelque sorte renversé la charge de la preuve en ne caractérisant pas positivement la reprise d’une caractéristique de la revendication principale du brevet opposé.
L’argument est vite balayé par la Cour de cassation qui relève que la cour d’appel a bien constaté positivement la reprise de la caractéristique débattue en se référant notamment à la notice d’utilisation du produit.
Si ce point de pourvoi ne semble pas présenter un intérêt majeur, la réponse apportée par la Cour de cassation ne manque pas d’intérêt dans la mesure où elle prend la peine de rappeler que « la contrefaçon s’apprécie par rapport aux ressemblances et elle est réalisée lorsque les moyens essentiels constitutifs de l’invention se retrouvent dans le produit incriminé ».
Bien que cet attendu puisse paraître classique, il pourrait relancer les débats sur la contrefaçon par « différences secondaires » ou par « variantes d’exécution », dans des hypothèses où des caractéristiques non-essentielles d’une revendication ne seraient pas reproduites.
En effet, en faisant référence à la reproduction des « moyens essentiels constitutifs de l’invention », la Haute juridiction semble admettre que la contrefaçon puisse être caractérisée dans des hypothèses où des moyens non-essentiels de l’invention ne seraient pas reproduits et pourrait relancer les débats sur ce type de contrefaçon.
Dans le contexte de la Juridiction unifiée des brevets, qui amène les praticiens à s’interroger sur les différentes pratiques nationales, on peut regretter que le droit et la jurisprudence français laissent une place aussi importante à des questions purement procédurales.
À l’instar de nos voisins allemands, de nombreuses pratiques nationales n’imposent aucun formalisme à la production aux débats des produits argués de contrefaçon, bien souvent achetés dans le commerce par le conseil du demandeur en dehors de tout constat d’achat et produits aux débats avec un simple justificatif d’achat.
La pratique de la Juridiction unifiée des brevets devrait être influencée par la jurisprudence allemande sur ce point et pourrait inspirer notre pratique nationale afin que les débats se concentrent sur des questions de fond plutôt que sur des questions purement procédurales.
Dans l’arrêt commenté, la Cour de cassation adopte une approche assez libérale, mais laisse passer une opportunité de clarifier plus encore la nature des constatations auxquelles peut se livrer un commissaire de justice dans le cadre d’un constat d’achat et de mettre un terme à la jurisprudence sur les saisies-contrefaçon « déguisées ».
En revanche, l’arrêt commenté pourrait relancer les débats sur la caractérisation de la matérialité de la contrefaçon, notamment la nécessité de caractériser la reproduction des caractéristiques non-essentielles.
Il faudra donc continuer de suivre attentivement la jurisprudence sur ces deux aspects.
Com. 20 mars 2024, F-D, n° 22-22.406
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