Rapport « Babault-Izard » sur l’évolution des règles applicables aux négociations et aux relations commerciales: quand équité doit rimer avec compétitivité

Le rapport « Babault-Izard » remis le 10 octobre 2024 au ministère de l’Agriculture formule vingt-sept propositions pour parvenir aux objectifs d’équité et de compétitivité du marché agroalimentaire français. Ces propositions se focalisent, d’une part, sur les rapports producteur-premier acheteur, suggérant de renforcer la contractualisation et la concentration amont, et, d’autre part, sur les rapports industrie-commerce, proposant essentiellement de simplifier le cadre réglementaire et de réfléchir à une législation supranationale afin de répondre au phénomène de regroupement européen des centrales d’achat.

Le 22 février 2024, Gabriel Attal, alors Premier ministre, a confié à deux députés, Madame Anne-Laure Babault et Monsieur Alexis Izard, une mission relative aux perspectives d’évolution du cadre réglementaire actuel des lois EGAlim dans un contexte économique d’inflation corrélée à une diminution du pouvoir d’achat des consommateurs. La dissolution de l’Assemblée nationale a fait obstacle à la remise de rapport, qui aurait théoriquement dû intervenir avant les vacances d’été, ce que les atermoiements pour constituer un nouveau gouvernement n’a pas facilité. Il a finalement été remis le 10 octobre 2024 à la ministre de l’Agriculture. La lettre de mission demandait que les travaux portent sur quatre points : le calendrier des négociations commerciales, le partage de la valeur économique, le phénomène de délocalisation des centrales d’achat et la promotion de régimes alimentaires sains et durables.

Deux objectifs ont guidé ces travaux : garantir une rémunération équitable en faveur des producteurs agricoles et assurer la compétitivité du secteur agroalimentaire français tant dans le marché intérieur que dans le commerce extérieur.

Les propositions qui en découlent, au nombre de vingt-sept, concernent essentiellement les relations production-premier acheteur, mais sans omettre non plus les relations industrie-commerce.

L’amélioration du cadre réglementaire dans les relations producteur-premier acheteur

Concernant les relations situées en amont, les propositions peuvent ainsi se réunir autour de deux actions à mener prioritairement : d’une part, renforcer la contractualisation amont (entre le producteur et le premier acheteur) afin de parvenir à une construction du prix « en marche avant » plus effective (compenser l’asymétrie de la relation commerciale dans un objectif d’équité) et, d’autre part, encourager le regroupement au sein d’organisations de producteurs (OP) pour parvenir à une plus grande massification de l’offre, et donc, à une diminution des coûts de production (compenser la dissymétrie dans la chaîne d’approvisionnement dans un objectif de compétitivité).

Pour renforcer la contractualisation amont – afin de compenser l’asymétrie contractuelle – le rapport préconise, en premier lieu, d’instaurer davantage de transparence dans les relations entre les producteurs associés et leur coopérative. En effet, les coopérateurs se plaignent régulièrement de l’opacité qui règne dans leurs relations avec les coopératives, lesquelles ne sont pas rigoureuses sur la prise en compte effective des coûts de production, à défaut d’exprimer une formule de prix intégrant des indicateurs de coûts. Ces pratiques conduisent à des écarts entre la formule retenue par les coopératives et la rémunération obtenue par les adhérents. Certes, l’article L. 631-24-3 du code rural et de la pêche maritime n’oblige pas les coopératives à se référer à de tels indicateurs, compte tenu des particularités de ce type de groupement qui ne permet pas de faire une application stricte des lois EGAlim. Mais le texte leur impose néanmoins de prévoir dans leurs statuts des stipulations produisant des effets similaires. Il est donc proposé, d’une part, de modifier l’actuel article L. 521-3-1 du code rural et de la pêche maritime en imposant aux coopératives d’envergure de communiquer plus régulièrement avec leurs adhérents sur les écarts constatés et, d’autre part, de clarifier la notion d’« effets similaires » de l’actuel article L. 631-24-3 d code rural et de la pêche maritime par voie réglementaire ou de doctrine administrative.

En second lieu, le rapport suggère d’intégrer davantage de filières dans la contractualisation régie par les lois EGAlim. Pour rappel, la loi EGAlim 2 du 20 octobre 2021 a introduit le principe de contractualisation obligatoire dans les relations commerciales agricoles (C. rur., art. L. 631-24). Toutefois, un grand nombre de filières ont souhaité déroger au principe, comme le permet le code rural et de la pêche maritime, soit parce que leur modèle économique est incompatible avec l’approche imposée par EGAlim, soit parce qu’elles préfèrent appliquer les usages du secteur plutôt que d’intégrer une logique de formalisation écrite. Pour que la contractualisation soit plus effective, le rapport propose d’élargir le champ d’application de la contractualisation obligatoire (fruits et légumes destinés à la transformation, filière viti-vinicole) tout en simplifiant et adaptant les règles en vigueur. Il suggère également que le ministère de l’Agriculture prévoie un dispositif d’accompagnement de la filière bovine dans la mise en œuvre de cette contractualisation.

Cette contractualisation amont est, également, considérée comme trop rigide et uniforme alors que les filières qui y répondent sont nettement différentes les unes des autres. Il est donc proposé de prévoir des durées plus réalistes, la pluriannualité n’étant pas adaptée aux cycles de production de beaucoup de produits. L’obligation de transmission d’une proposition de prix par le producteur est, elle aussi, trop rigide, et peut même se retourner contre celui qu’elle est censée protéger en cas de litige. En effet, si aucune proposition n’est faite, l’acheteur peut s’en laver les mains et passer outre l’obligation de contractualiser. Ainsi, il est suggéré qu’à défaut de proposition écrite par le producteur, l’acheteur fasse lui-même une proposition. Pareillement, pour alléger la charge de l’obligation qui pèse sur le producteur, il est suggéré que ce dernier n’ait plus besoin de faire une proposition complète mais qu’il puisse se contenter d’une communication minimale. Au demeurant, cette obligation de proposer un prix ne serait pas imposée à la filière viti-vinicole où la construction du prix se réalise en « marche arrière », par la demande des négociants à laquelle les producteurs s’adaptent en second lieu.

Pour parvenir à une véritable construction « en marche avant » du prix, il est proposé d’instaurer une date butoir dans les relations commerciales agricoles qui précède raisonnablement l’échéance de la contractualisation aval, même si le rapport hésite sur les modalités adéquates en raison de l’absence de discussions assez approfondies sur le sujet.

Il était aussi évident qu’en sanctuarisant la négociation sur le coût de la matière première agricole, les discussions allaient se tourner vers l’objectivation de ces coûts par les producteurs qui ne disposent actuellement d’aucun outil leur permettant de les calculer de manière précise et, aussi, de les comparer par rapport à des moyennes calculées au niveau de la filière. Le rapport propose donc de développer des outils de gestion simples et gratuits à destination des producteurs.

Pour encourager la concentration amont – dans le but de compenser la dissymétrie structurelle – le rapport propose, dans la continuité des dérogations incitatives de l’Union européenne octroyées au secteur agricole et du célèbre avis de l’Autorité de la concurrence du 3 mai 2018, d’une part, de conditionner certaines aides individuelles à l’appartenance du producteur à une OP et, d’autre part, de sanctionner les pratiques consistant à dissuader les producteurs de rejoindre une OP. Il propose également d’élever le seuil de constitution des OP et associations d’organisations de producteurs (AOP) afin, non seulement, d’en limiter le nombre mais, également, d’accroître le degré de concentration de ces dernières.

Le rôle des organisation interprofessionnelles (OI) doit également être renforcé dans leur mission de publication des indicateurs de coûts pertinents, afin que les opérateurs puissent, ensuite, négocier sur une proposition de prix objective. Il est préconisé d’adopter un cadre qui ne soit ni trop rigide, tel que l’instauration de prix planchers, ni excessivement souple, afin que les indicateurs puissent utilement servir de référence dans les relations commerciales agricoles. Il est donc proposé de conférer un rôle plus important aux OI, et donc, aux indicateurs qu’ils proposent. En contrepartie, il leur serait imposé par voie réglementaire d’être rigoureux dans la méthodologie adoptée. Il leur appartiendrait aussi d’intégrer dans la méthode retenue un critère de productivité. Ce renforcement du rôle des OI et la rigueur du calcul permettraient ainsi d’imposer aux contractants de prendre en compte à plus de 50 % le poids de l’indicateur élaboré par l’interprofession.

L’amélioration du cadre réglementaire dans les relations industrie-commerce

Concernant les relations industrie-commerce, les pistes passent au contraire, par une simplification de la contractualisation aval et un contrôle accru du regroupement à l’achat. Il est aussi proposé d’entériner dans le Code de commerce l’encadrement des promotions en valeur et en volume et d’interdire la publicité comparative sur les produits alimentaires.

D’abord, pour simplifier la contractualisation aval, le rapport émet plusieurs propositions. En premier lieu, il confirme que la date butoir ne fait pas consensus entre les partenaires. Si les fournisseurs sont attachés à la date butoir en ce qu’elle est source de protection et de sécurité juridique, les distributeurs la déplore en ce qu’elle resserre excessivement le calendrier alors qu’ils ont besoin de plus de temps s’ils souhaitent individualiser la relation. Toujours est-il que la date butoir pourrait servir de repère pour le séquencement de la contractualisation amont-aval. Cependant, c’est davantage une date butoir mobile que le rapport semble préconiser, afin que les conditions générales de vente ne soient envoyées qu’à la condition que le contrat amont soit préalablement conclu.

En deuxième lieu, il relève que tant les distributeurs que les producteurs ont estimé que la sanctuarisation du coût de la matière première agricole (MPA) ne devrait bénéficier qu’aux produits qui sont d’origine française. Il est donc proposé que le fournisseur indique l’origine de la MPA, sauf si cela lui est impossible, notamment lorsque le produit fait l’objet de plusieurs transformations. Cette proposition est intéressante et ouvre subrepticement la brèche à d’autres problématiques – hélas assez peu approfondies et sans doute inaperçues par les auteurs du rapport – sur la fraude alimentaire ainsi que sur la sécurité des aliments, car l’impossibilité de tracer le produit peut présenter un risque pour la santé des consommateurs, plus particulièrement dans l’alimentation conventionnelle qui ne bénéficie pas d’un cahier des charges aussi strict que pour l’alimentation biologique.

En troisième lieu, le rapport préconise également de simplifier le dispositif des options accordées à l’industriel. Plus particulièrement, c’est la fameuse « option 3 » de l’actuel article L. 441-1-1 du code de commerce qui pose difficulté, non seulement parce qu’elle s’avère trop coûteuse, et donc, inutilisable pour les PME qui doivent débourser 50 000 € pour que le commissaire aux comptes atteste la part de l’évolution du prix résultant de l’augmentation du coût de la MPA mais, également, parce qu’elle est considérée comme trop opaque, plus particulièrement par les distributeurs. Il est donc proposé d’harmoniser les options 2 et 3 en une seule pour concilier la protection du secret des affaires chère aux industriels avec l’instauration d’un certain degré de transparence souhaitée par les distributeurs. Ainsi, cette option consisterait à présenter « la part agrégée des trois principales matières premières agricoles qui entrent dans la composition du produit, sous la forme d’un pourcentage en volume et d’un pourcentage du tarif du fournisseur, avec l’indication de l’origine française ou non, ou bien le cas échéant qu’il est impossible de communiquer cette information ».

En quatrième lieu, le rapport propose de supprimer l’obligation d’introduire une clause de révision tarifaire (C. rur., art. L. 631-24 et C. com., art. L. 443-8, IV) tant elle est source de complexité et clairement ineffective. En revanche, l’obligation d’inclure une clause de renégociation est une mesure davantage plébiscitée en ce qu’elle est conforme à la logique des affaires (qui induit la discussion plutôt que l’automaticité). Toutefois, le rapport propose de la rendre, en principe, facultative, sauf si le fournisseur la mentionne dans ses conditions générales de vente, auquel cas elle deviendrait obligatoire.

En cinquième lieu, le rapport propose d’introduire une obligation de motivation, au sein de l’article L. 441-4 du code de commerce, concernant les baisses tarifaires demandées par les distributeurs, pour compenser l’asymétrie entre les parties, puisque les industriels sont, de droit, dans l’obligation de justifier les augmentations de prix.

Pour mieux contrôler le regroupement à l’achat, le rapport relève ensuite le risque de contournement de la loi française induit par le regroupement européen des centrales d’achat de la grande distribution à dominante alimentaire. Il préconise de plaider à l’échelle européenne pour que soient adoptées des règles supranationales régissant les rapports de plus en plus internationaux entre les parties. Il préconise également que la grande distribution élabore un code de bonnes pratiques sur la manière de conduire ses négociations, afin de ne pas attraire devant leur centrale d’achat européenne les fournisseurs les plus fragiles.

Enfin, le rapport confirme que l’encadrement des promotions, en volume et en chiffre d’affaires, permet de préserver la valeur à la fois intrinsèque et économique des produits. Pareillement pour le seuil de revente à perte. Un relatif consensus sur la question est souligné par le rapport qui propose d’inscrire ces règles dans le code de commerce alors que, pour l’heure, il s’agit toujours de dispositions expérimentales. Pour la même raison consistant à préserver leur valeur intrinsèque et économique, le rapport propose d’interdire purement et simplement la publicité comparative sur les produits alimentaires.

Conclusions : ce qui apparaît en creux du rapport

D’abord, le rapport souligne les difficultés qui ont été relevées, par la pratique, dans la mise en œuvre des lois EGAlim. Ces difficultés résultent notamment du fait que ce sont davantage les représentants des grands industriels qui ont, jusqu’à présent, codéterminé la rédaction de ces textes : il en résulte que les arbitrages opérés par le législateur s’avèrent plutôt favorables aux grandes marques là où les PME peinent à faire appliquer les règles protectrices de la marge intermédiaire et de la rémunération des producteurs. Il convient donc de saluer l’initiative du rapport ayant consisté à mener des auditions sur un large panel d’opérateurs afin de corriger certains effets pervers du dispositif protecteur actuel (sur l’opacité de l’option 3 par ex.).

Ensuite, le rapport va dans le sens de la construction initiée depuis la loi EGAlim 1, sans volonté de proposer des modèles alternatifs – telles que les démarches tripartites – à l’approche linéaire consacrée par les lois actuelles. L’idée, foncièrement, est de rendre plus effectif le ruissellement de la valeur économique de l’aval vers les segments intermédiaire et amont, plus particulièrement à l’heure de la réindustrialisation de la France, où les entreprises agroalimentaires doivent investir massivement dans l’amélioration de leur outil de production et leurs usines.

Enfin, il faut voir que le rapport suggère une voie qui pouvait déjà être subrepticement pressentie par la démarche imposée par EGAlim : imposer une restructuration radicale – et peut être douloureuse pour certains producteurs – du secteur agricole dans son ensemble. En effet, l’équité, finalité première des lois EGAlim conduisant inévitablement à une inflation des prix, devra à terme être compensée par une rationalisation des coûts de production et une modernisation de l’outil de production puisque l’efficacité retrouvée – espérons-le – des lois EGAlim devrait permettre ce type d’investissement. Le monde agricole, encore marqué par l’hétérogénéité de ses modes de production et la transmission intergénérationnelle des terres agricoles, sera orienté vers l’homogénéité et la financiarisation de ses structures pour aller vers plus d’efficience économique, critère à l’aune duquel seront évaluées les actions menées par les producteurs. Efficience productive – pour réduire les coûts de production tout en augmentant le rendement agricole – et efficience allocative – pour limiter les hausses à la revente des produits qui grèvent le pouvoir d’achat des consommateurs tout en favorisant le commerce. La question qui peut donc se poser est la suivante : ce modèle, certes de nature à restaurer la compétitivité des acteurs du marché agroalimentaire, est-il souhaitable à l’heure de la transition (agro)écologique, alors que le rapport évoque pourtant l’objectif d’une alimentation saine et durable sans même consacrer une seule ligne sur les modalités techniques de sa mise en œuvre ? À ce titre, il est permis de regretter que le rapport ne propose aucune piste sur la manière d’atteindre l’objectif quantitatif de la loi EGAlim d’un approvisionnement à hauteur de 50% en aliments sains dans la restauration publique collective. Pourtant, cet objectif est très loin d’être atteint alors qu’il s’agit d’un débouché économique décisif pour améliorer le sort des producteurs en plus d’inciter le secteur agricole à s’orienter plus massivement vers la transition (agro)écologique.

 

© Lefebvre Dalloz