Recevabilité d’une preuve illicite ou déloyale en matière de harcèlement moral : précisions sur l’office du juge
L’illicéité ou la déloyauté dans l’obtention ou la production d’un moyen de preuve ne conduit pas nécessairement à l’écarter des débats. Le juge doit, lorsque cela lui est demandé, apprécier si une telle preuve porte une atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit à la preuve et les droits antinomiques en présence, le droit à la preuve pouvant justifier la production d’éléments portant atteinte à d’autres droits à condition que cette production soit indispensable à son exercice et que l’atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi.
Censure de l’arrêt d’une cour d’appel qui, pour écarter des débats un enregistrement clandestin par le salarié d’un entretien avec l’employeur, retient que le salarié avait d’autres moyens de preuve, alors qu’il lui appartenait de vérifier si la production de l’enregistrement était indispensable à l’exercice du droit à la preuve du harcèlement moral allégué, et, dans l’affirmative, si l’atteinte au respect de la vie personnelle de l’employeur n’était pas strictement proportionnée au but poursuivi.
L’arrêt rendu par la chambre sociale de la Cour de cassation le 10 juillet dernier apporte un éclairage intéressant sur l’articulation des conditions de recevabilité d’une preuve illicite ou déloyale avec le régime probatoire spécifique applicable en matière de harcèlement moral, en précisant l’office des juges du fond lorsqu’ils sont amenés à apprécier l’admissibilité d’un tel mode de preuve.
En l’espèce, une salariée licenciée (pour faute simple) en 2015 avait saisi la juridiction prud’homale afin d’obtenir des dommages-intérêts pour harcèlement moral et licenciement abusif. En cause d’appel, elle demandait que son licenciement soit jugé nul en raison du harcèlement moral subi et, subsidiairement, sans cause réelle et sérieuse.
Au soutien de son argumentation relative à l’existence d’un harcèlement moral, elle se prévalait de différents faits, au rang desquels figuraient des pressions exercées sur elle par l’employeur afin de la pousser à accepter une rupture conventionnelle, qu’elle entendait établir en produisant la retranscription d’un enregistrement des propos tenus lors de l’entretien préalable par l’employeur, réalisé à l’insu de ce dernier.
La cour d’appel avait écarté cet enregistrement en estimant que la salariée avait d’autres choix – sans préciser lesquels – que d’enregistrer l’entretien litigieux pour prouver la réalité du harcèlement subi, estimant en outre que l’atteinte portée aux principes protégés en l’espèce n’était pas strictement proportionnée au but poursuivi. La juridiction d’appel avait in fine estimé qu’aucun des différents faits allégués (y compris les faits autres que les pressions invoquées) n’était établi et rejeté les demandes tendant à la nullité du licenciement et à l’octroi de dommages et intérêts.
La Cour de cassation censure cet arrêt en considérant que la juridiction d’appel aurait dû effectivement vérifier si la production de l’enregistrement était indispensable à l’exercice du droit à la preuve du harcèlement moral allégué, et, dans l’affirmative, si l’atteinte au respect de la vie personnelle de l’employeur n’était pas strictement proportionnée au but poursuivi.
Cet arrêt s’inscrit dans la lignée de l’évolution récente de la jurisprudence de la Cour de cassation, tout en apportant des précisions complémentaires sur l’office du juge en matière d’appréciation de la recevabilité d’un mode de preuve illicite ou déloyal, combinée aux règles de preuve du harcèlement moral.
Rappels sur l’évolution du « droit à la preuve » en matière sociale
La chambre sociale de la Cour de cassation, qui a très tôt reconnu, sur le fondement de l’article 9 du code de procédure civile, l’existence d’un principe de loyauté probatoire (Soc. 20 nov. 1991, n° 88-43.120 P, D. 1992. 73
, concl. Y. Chauvy
; Dr. soc. 1992. 28, rapp. P. Waquet
; RTD civ. 1992. 365, obs. J. Hauser
; ibid. 418, obs. P.-Y. Gautier
), a longtemps jugé irrecevables et écarté les preuves déloyales, obtenues au moyen de procédés clandestins ou de stratagèmes frauduleux, notamment en cas d’enregistrement d’une conversation réalisé à l’insu de son auteur (que l’enregistrement soit le fait de l’employeur, Soc. 20 nov. 1991, préc., ou du salarié, Soc. 23 mai 2007, n° 06-43.209 P, D. 2007. 2284, obs. A. Fabre
, note C. Castets-Renard
; ibid. 2008. 2820, obs. P. Delebecque, J.-D. Bretzner et T. Vasseur
; RDT 2007. 530, obs. R. de Quenaudon
) ou de dispositifs de vidéosurveillance clandestins (Soc. 18 mars 2008, n° 06-45.093, Dalloz actualité, 2 avr. 2008, obs. B. Inès ; D. 2008. 992, obs. B. Ines
; Dr. soc. 2008. 608, obs. C. Radé
).
La question est en effet particulièrement sensible en droit du travail, l’une des parties, l’employeur, disposant potentiellement de larges moyens de surveillance de l’autre partie, le salarié, jusque dans sa vie privée. Au-delà de cette considération, permettre à chaque partie d’enregistrer secrètement les propos d’une autre au cours de la relation de travail ne serait guère propice à un apaisement des conflits naissants.
Ce principe de prohibition des modes de preuves déloyaux a été consacré de manière générale en matière civile par un arrêt rendu le 7 janvier 2011 par l’assemblée plénière (Cass., ass. plén., 7 janv. 2011, n° 09-14.667 P, Dalloz actualité, 12 janv. 2011, obs. E. Chevrier ; D. 2011. 562, obs. E. Chevrier
, note F. Fourment
; ibid. 618, chron. V. Vigneau
; ibid. 2891, obs. P. Delebecque, J.-D. Bretzner et I. Gelbard-Le Dauphin
; RTD civ. 2011. 127, obs. B. Fages
; ibid. 383, obs. P. Théry
; RTD eur. 2012. 526, obs. F. Zampini
), jugeant que l’enregistrement d’une communication téléphonique réalisé à l’insu de l’auteur des propos tenus constitue un procédé déloyal rendant irrecevable sa production à titre de preuve, contrairement à la matière pénale (v. not., Crim. 11 juin 2002, n° 01-85.559 P, D. 2002. 2657
; ibid. 2003. 1309, chron. L. Collet-Askri
; RSC 2002. 879, obs. J.-F. Renucci
; RTD civ. 2002. 498, obs. J. Mestre et B. Fages
).
Sous l’impulsion de la jurisprudence européenne (v. not., CEDH 10 oct. 2006, L.L. c/ France, n° 7508/02, D. 2006. 2692
; RTD civ. 2007. 95, obs. J. Hauser
), la Cour de cassation a toutefois reconnu l’existence, en matière civile, d’un droit à la preuve permettant de déclarer recevable une preuve illicite, à la double condition que cette preuve soit indispensable au succès de la prétention en cause et que l’atteinte portée aux droits antinomiques en présence soit strictement proportionnée au but poursuivi (Com. 15 mai 2007, n° 06-10.606 P, D. 2007. 1605
; ibid. 2771, obs. A. Lepage, L. Marino et C. Bigot
; Just. & cass. 2008. 205, Conférence G. Tapie
; RTD civ. 2007. 637, obs. R. Perrot
; ibid. 753, obs. J. Hauser
; Civ. 1re, 5 avr. 2012, n° 11-14.177 P, Dalloz actualité, 23 avr. 2012, obs. J. Marrocchella ; D. 2012. 1596
, note G. Lardeux
; ibid. 2826, obs. P. Delebecque, J.-D. Bretzner et I. Darret-Courgeon
; ibid. 2013. 269, obs. N. Fricero
; ibid. 457, obs. E. Dreyer
; RTD civ. 2012. 506, obs. J. Hauser
; Soc. 9 nov. 2016, n° 15-10.203 P, Dalloz actualité, 25 nov. 2016, obs. M. Rousel ; D. 2017. 37, obs. N. explicative de la Cour de cassation
, note G. Lardeux
; ibid. 2018. 259, obs. J.-D. Bretzner et A. Aynès
; Just. & cass. 2017. 170, rapp. A. David
; ibid. 188, avis H. Liffran
; Dr. soc. 2017. 89, obs. J. Mouly
; RDT 2017. 134, obs. B. Géniaut
; RTD civ. 2017. 96, obs. J. Hauser
; 25 nov. 2020, n° 17-19.523 P, D. 2021. 117
, note G. Loiseau
; ibid. 1152, obs. S. Vernac et Y. Ferkane
; ibid. 2022. 431, obs. J.-D. Bretzner et A. Aynès
; Dr. soc. 2021. 21, étude N. Trassoudaine-Verger
; ibid. 170, étude R. Salomon
; ibid. 503, étude J.-P. Marguénaud et J. Mouly
; RDT 2021. 199, obs. S. Mraouahi
; Dalloz IP/IT 2020. 655, obs. C. Crichton
; ibid. 2021. 356, obs. G. Péronne
; Légipresse 2021. 8 et les obs.
; RTD civ. 2021. 413, obs. H. Barbier
; 8 mars 2023, nos 21-17.802, 21-20.798 et 20-21.848 P, Dalloz actualité, 16 mars 2023, obs. L. Malfettes ; D. 2023. 505
; ibid. 1443, obs. S. Vernac et Y. Ferkane
; ibid. 2024. 570, obs. J.-D. Bretzner et A. Aynès
; JA 2024, n° 692, p. 40, étude J.-F. Paulin et M. Julien
; RTD civ. 2023. 439, obs. J. Klein
).
Néanmoins, jusqu’à l’important arrêt rendu par l’assemblée plénière le 22 décembre dernier (Cass., ass. plén., 22 déc. 2023, n° 20-20.648 B+R, Dalloz actualité, 9 janv. 2024, obs. N. Hoffschir ; D. 2024. 291
, note G. Lardeux
; ibid. 275, obs. R. Boffa et M. Mekki
; ibid. 296, note T. Pasquier
; ibid. 570, obs. J.-D. Bretzner et A. Aynès
; ibid. 613, obs. N. Fricero
; JA 2024, n° 697, p. 39, étude F. Mananga
; AJ fam. 2024. 8, obs. F. Eudier
; AJ pénal 2024. 40, chron.
; AJCT 2024. 315, obs. A. Balossi
; Dr. soc. 2024. 293, obs. C. Radé
; Légipresse 2024. 11 et les obs.
; ibid. 62, obs. G. Loiseau
; RCJPP 2024. 20, obs. M.-P. Mourre-Schreiber
; RTD civ. 2024. 186, obs. J. Klein
), la jurisprudence de la Cour régulatrice et notamment la chambre sociale n’étendait pas ce droit à la preuve à la preuve déloyale, c’est-à-dire obtenue en « piégeant » la partie adverse ou à son insu, et en particulier aux enregistrements clandestins. Cette jurisprudence présentait les inconvénients (énumérés par l’assemblée plénière) de priver potentiellement une partie de tout moyen de prouver la réalité de ses prétentions, en méconnaissance des principes européens de mise en balance des intérêts et d’égalité des armes, et, compte tenu de la difficulté de distinguer clairement les preuves déloyales et illicites, de risquer de favoriser un contournement de la voie civile en faveur de la voie pénale plus permissive.
Par cet arrêt majeur, l’assemblée plénière a donc opéré un revirement d’ampleur en jugeant désormais que dans un procès civil, l’illicéité ou la déloyauté dans l’obtention ou la production d’un moyen de preuve ne conduit pas nécessairement à l’écarter des débats, et que le juge doit, lorsque cela lui est demandé, apprécier si une telle preuve porte une atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit à la preuve et les droits antinomiques en présence, le droit à la preuve pouvant justifier la production d’éléments portant atteinte à d’autres droits à condition que cette production soit indispensable à son exercice et que l’atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi.
Depuis cette décision de principe, le juge civil – et notamment celui du contentieux des relations de travail – peut donc désormais tenir compte d’un élément de preuve obtenu de manière déloyale, à la double condition que cette production soit indispensable à l’exercice du droit à la preuve et que l’atteinte portée au droit de l’adversaire (vie personnelle du salarié ou de l’employeur, liberté d’expression, secret des correspondances, confidentialité des affaires de l’employeur) soit strictement proportionnée au but poursuivi.
Articulation avec le régime de preuve partagée appliqué en matière de harcèlement moral
La particularité de l’application de ce raisonnement en cas d’allégation par le salarié d’un harcèlement moral (ou d’une discrimination, qui répond a priori à la même logique) réside dans la règle de la « preuve partagée » applicable en la matière, qui se déroule en trois phases probatoires.
Le salarié n’a, en effet, pas la charge de la preuve du harcèlement allégué (une telle exigence le priverait souvent de toute possibilité de faire valoir ses droits) mais doit seulement, en application de l’article L. 1154-1 du code du travail et de la jurisprudence constante (Soc. 5 mars 2015, n° 13-23.430), établir ou, selon la version du même texte issue de la loi n° 2016-1088 du 8 août 2016, présenter des faits permettant de présumer l’existence d’un tel harcèlement.
1re phase : éléments apportés par le salarié et appréciation de la matérialité de chaque fait
Il appartient ainsi au salarié se prévalant d’agissements constitutifs de harcèlement moral, dans un premier temps, d’apporter des éléments de faits de nature à laisser supposer l’existence d’un tel harcèlement (par ex., la combinaison d’une surcharge de travail, de remarques humiliantes, d’outils de travail inadaptés, d’une absence d’évolution professionnelle, et comme en l’espèce, de pressions exercées en vue de la signature d’une rupture conventionnelle), le juge devant examiner chacun des faits invoqués par le salarié (Soc. 12 juill. 2022, n° 20-23.367) sans être toutefois tenu de discuter chacun des éléments de preuve produit (Soc. 17 oct. 2018, n° 17-19.448), qui peuvent être nombreux.
Le juge peut, dès cette première phase, rejeter la demande du salarié tendant à la nullité du licenciement ou à l’octroi de dommages et intérêts si aucun des faits invoqués n’est matériellement établi (par ex., en l’absence d’éléments établissant l’existence d’une surcharge de travail, de remarques humiliantes, d’outils de travail inadaptés, etc., ou en présence d’éléments apportés par l’employeur prouvant le contraire), ou même lorsque n’est démontrée que l’existence d’un seul des faits allégués (par ex., une seule remarque maladroite, Soc. 9 mai 2018, n° 16-22.854), ce qui est logique au regard de la définition du harcèlement moral (agissements répétés visés par l’art. L. 1152-1 c. trav.).
2e phase : appréciation d’ensemble des griefs établis et déclenchement (ou non) de la présomption de harcèlement moral
S’il constate l’existence de faits matériellement établis, le juge doit alors apprécier si, pris cette fois dans leur ensemble (et non séparément), ces faits permettent de présumer l’existence d’un harcèlement (Soc. 25 oct. 2023, n° 21-25.809 ; 14 févr. 2024, n° 21-24.265).
Le juge peut donc, s’il estime que des faits sont matériellement établis mais ne laissent pas présumer l’existence d’un harcèlement, rejeter la demande du salarié, au terme d’une appréciation souveraine des éléments du dossier (Soc. 18 janv. 2023, n° 21-22.141 ; 16 mars 2022, n° 20-20.520).
3e phase : appréciation des éléments justificatifs produits par l’employeur
Lorsque les faits permettent de présumer l’existence d’un harcèlement moral, il appartient à l’employeur de démontrer, pour chacun des faits matériellement établis, que chacun des faits ou mesures en cause étaient étrangers à tout harcèlement moral (par ex., absence d’évolution professionnelle liée à l’insuffisance des compétences du salarié). Cette règle oblige donc l’employeur à apporter des justificatifs, au cas par cas, à chacun des griefs repris individuellement. S’il échoue à cet exercice, le risque probatoire pèse pour finir sur lui et le harcèlement moral sera considéré comme caractérisé.
Ce régime probatoire étant favorable au salarié, l’exercice du droit à la preuve de ce dernier s’en trouve ainsi facilité, ce qui pourrait laisser à penser qu’il devrait être moins contraint de recourir à des procédés de preuve déloyaux ou illicites. Il était donc nécessaire de disposer d’une grille d’analyse combinant les différentes règles de preuve.
L’arrêt de la Cour de cassation du 17 janvier 2024
Par un premier arrêt rendu postérieurement au revirement opéré en décembre 2023 par l’assemblée plénière, la chambre sociale de la Cour de cassation a eu l’occasion de combiner les conditions de recevabilité de la preuve déloyale au régime probatoire du harcèlement moral (Soc. 17 janv. 2024, n° 22-17.474 F-B, Dalloz actualité, 1er février 2024, obs. E. Maurel ; D. 2024. 171
; ibid. 613, obs. N. Fricero
; RTD civ. 2024. 376, obs. A.-M. Leroyer
; ibid. 470, obs. J. Klein
). Dans cette affaire, la chambre sociale a, à propos d’un enregistrement clandestin réalisé par un salarié se prévalant de faits de harcèlement moral, approuvé le raisonnement tenu par la cour d’appel ayant écarté cet élément des débats.
Le salarié invoquait différents faits au soutien de ses allégations de harcèlement moral, dont une collusion entre l’employeur et le Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) qu’il entendait prouver par la production d’un enregistrement clandestin de l’entretien, que l’employeur demandait d’écarter des débats.
La cour d’appel, relevant l’existence d’un débat entre le principe de loyauté de la preuve et le caractère indispensable ou non de cette production au regard du droit à un procès équitable, en avait déduit qu’il y avait lieu de se livrer à un contrôle de proportionnalité. Elle avait relevé, s’agissant de la collusion invoquée, que l’inspecteur du travail et le médecin du travail avaient été associés à la saisine du CHSCT, que l’enquête, qui n’avait donné lieu qu’à des comptes rendus très incomplets, avait toutefois bien existé, et, surtout, que la preuve invoquée ayant été obtenue par un stratagème (enregistrement à l’insu de tous les autres participants), la production de cette pièce ne pouvait être considérée comme proportionnée au but poursuivi et que cet élément devait donc être écarté des débats.
La Cour de cassation valide la solution retenue et, reprenant les règles nouvellement dégagées par l’assemblée plénière, juge que « justifie légalement sa décision d’écarter des débats l’enregistrement clandestin la cour d’appel qui a, d’une part relevé que le médecin du travail et l’inspecteur du travail avaient été associés à l’enquête menée par le CHSCT et que le constat établi par le CHSCT dans son rapport d’enquête du 2 juin 2017 avait été fait en présence de l’inspecteur du travail et du médecin du travail, d’autre part retenu, après avoir analysé les autres éléments de preuve produits par le salarié, que ces éléments laissaient supposer l’existence d’un harcèlement moral, faisant ainsi ressortir que la production de l’enregistrement clandestin des membres du CHSCT n’était pas indispensable au soutien des demandes du salarié. »
Une telle appréciation de la recevabilité de l’élément de preuve déloyale n’allait pas de soi, car on peut penser que les considérations relatives aux conditions de réalisation de l’enquête ont trait à l’appréciation au fond de la matérialité du grief (1re phase), et que celles relatives à la production d’autres éléments de preuve laissant supposer l’existence d’un harcèlement moral relèvent du raisonnement global de la 2e phase, alors même qu’in fine la demande du salarié avait été rejetée au stade de la 3e phase du raisonnement et que le juge d’appel s’était fondé sur l’exercice du contrôle de proportionnalité.
L’arrêt du 10 juillet 2024, rendu plus à distance de celui de l’assemblée plénière, apporte des éclairages complémentaires sur la méthode à suivre dans une hypothèse similaire.
Apports de l’arrêt du 10 juillet 2024
Après avoir rappelé les principes dégagés par l’assemblée plénière ainsi que le régime probatoire du harcèlement moral, la Cour de cassation censure donc cette fois la cour d’appel en considérant qu’elle ne pouvait se contenter de retenir que la salariée avait d’autres choix que d’enregistrer l’entretien, mais qu’il lui appartenait de vérifier si la production de l’enregistrement en cause était indispensable à l’exercice du droit à la preuve du harcèlement moral allégué, et, dans l’affirmative, si l’atteinte au respect de la vie personnelle de l’employeur n’était pas strictement proportionnée au but poursuivi.
La seule circonstance que la cour d’appel ait estimé qu’il existait d’autres moyens de preuve (ce qu’elle a fait ici très expressément, même si elle n’a pas précisé lesquels) ne suffit donc pas, selon le juge de cassation ; il appartiendra à la cour d’appel de renvoi d’effectuer ce contrôle.
Cette décision apparaît plus explicite que l’arrêt du 17 janvier 2024 dès lors qu’elle précise que ce n’est que dans l’hypothèse d’un moyen de preuve jugé indispensable – première étape du contrôle – que le juge doit alors opérer une mise en balance – deuxième étape.
Il n’en demeure pas moins que le contrôle imparti au juge du fond est délicat, puisqu’il lui appartient au terme de ses constatations d’expliciter en quoi l’élément de preuve litigieux était est indispensable à l’exercice du droit à la preuve – et, dans l’affirmative, proportionné au but poursuivi –, office qui s’exerce, en outre, en principe, dans la limite des argumentations des parties.
La seconde condition relative à la proportionnalité est relativement aisée à appréhender, au moins dans ses contours, et la jurisprudence s’est progressivement accoutumée à l’exercice de la mise en balance résultant de la jurisprudence européenne.
La première condition relative au caractère indispensable de la preuve apparaît plus complexe à apprécier, la jurisprudence en étant de fait au stade des balbutiements, et la difficulté réside, pour le juge comme pour les parties, dans la détermination de critères d’appréciation pertinents.
En termes de prévisibilité, il est souhaitable que les justiciables soient en mesure de savoir si tel moyen de preuve sera recevable, et de déterminer quels éléments permettront le cas échéant de démontrer le caractère indispensable d’une preuve illicite ou déloyale.
Ce caractère indispensable s’apprécie-t-il uniquement au regard des autres éléments de preuve produits au soutien du fait allégué, ou sur l’ensemble des faits appréciés globalement au stade de la présomption, des éléments que le salarié aurait pu produire ou, en amont de la procédure, se ménager, par exemple en sollicitant des attestations, ou en demandant à être assisté lors de l’entretien préalable (même si, dans le 1er cas, le salarié peut n’avoir pas trouvé de collègue acceptant de lui fournir une attestation, ce qu’il est difficile de démontrer, et que, dans le 2e, l’employeur se serait probablement abstenu de tenir certains propos) ?
La Cour de cassation confirme en outre qu’elle opère en la matière un contrôle de l’effectivité du contrôle opéré par le juge (le reste étant laissé à l’appréciation souveraine des juges du fond, Soc. 8 juin 2016, n° 14-13.418 P, Dalloz actualité, 21 juin 2016, obs. M. Roussel ; D. 2016. 1257
; ibid. 1588, chron. P. Flores, E. Wurtz, N. Sabotier, F. Ducloz et S. Mariette
; ibid. 2017. 840, obs. P. Lokiec et J. Porta
; JA 2016, n° 546, p. 12, obs. X. Aumeran
; JT 2016, n° 190, p. 15, obs. X. Aumeran
).
L’exigence de loyauté dans l’administration de la preuve, applicable au salarié comme à l’employeur, revêt une importance certaine en droit du travail. Il s’agit d’éviter de promouvoir une logique « d’espionnage » dans l’entreprise et de préserver un minimum d’éthique tant dans l’exécution de la relation de travail – qui peut se poursuivre au moment où le juge statue – que dans le cadre du débat judiciaire. On comprend donc aisément la nécessité d’encadrer le droit à la preuve : les procédés clandestins et déloyaux doivent demeurer exceptionnels et subsidiaires, donc leur caractère indispensable être apprécié strictement, au-delà du contrôle de proportionnalité qui s’effectue dans un second temps.
De plus, l’arrêt du 10 juillet 2024, qui consacre une obligation de vérification in concreto du juge du caractère indispensable de la preuve déloyale, apparaît conforme à la jurisprudence européenne, qui juge que l’article 6-1 de la Convention européenne des droits de l’homme implique que le juge se livre à un examen effectif des moyens, arguments et offres de preuve des parties, sauf à en apprécier la pertinence pour la décision à rendre (CEDH 13 mai 2008, N.N. et T.A. c/ Belgique, n° 65087/01).
L’appréciation du caractère indispensable d’une preuve n’en demeure pas moins éminemment délicate, notamment s’agissant de la preuve d’un harcèlement moral.
Nul doute que les applications concrètes de cette notion seront enrichies au gré des décisions judiciaires à venir, elles-mêmes nourries par les argumentations des parties.
Soc. 10 juill. 2024, F-B, n° 23-14.900
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