Recevabilité et efficacité de l’action en expulsion opposant deux preneurs successifs

Lorsqu’un bailleur consent des baux ruraux, portant sur les mêmes parcelles, successivement à deux preneurs distincts, l’action en expulsion est une action banale pouvant être intentée par le second preneur auquel les baux du premier ne pourront être opposés que s’ils ont date certaine.

Malgré l’obligation du bailleur de faire jouir paisiblement son preneur des biens loués (C. civ. art. 1719), il peut arriver qu’un bailleur consente successivement, à deux preneurs distincts, des baux portants sur les mêmes biens. Dans une telle situation, deux questions se posent. D’abord, est-ce qu’un preneur peut agir en expulsion à l’encontre de l’autre ou est-ce que cette action est réservée au bailleur ? Ensuite, est-ce que le premier preneur peut, dans le cadre de l’action l’opposant au second, prouver par tous moyens l’antériorité de son bail ? La Haute juridiction répond à ces interrogations dans l’arrêt de l’espèce.

Une SCEA, se prévalant de baux ruraux consentis sur différentes parcelles en 2016, a assigné en expulsion une EARL occupant lesdites parcelles au motif que les baux détenus par cette dernière lui étaient inopposables. La cour d’appel a, d’une part déclaré irrecevable la demande d’expulsion au motif que seul le bailleur a qualité pour intenter cette action et, d’autre part, affirmé que l’EARL était occupante de droit des parcelles en raison de l’antériorité de ses baux.

La SCEA s’est pourvue en cassation. Elle a invoqué que le preneur à bail a un intérêt légitime à agir en expulsion puisqu’il ne peut jouir du bien loué occupé par un tiers, et, qu’un acte sous seing privé n’est opposable à un tiers que s’il a acquis date certaine en remplissant l’une des trois conditions posées par l’article 1328 du code civil dans sa rédaction antérieure à celle issue de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016.

La troisième chambre civile a cassé l’arrêt de la cour d’appel aux motifs, d’une part, que « la loi ne limite pas le droit d’agir en expulsion à des personnes qualifiées et que l’intérêt à agir » du demandeur n’était pas contesté et, d’autre part, que « les actes sous seing privé n’ont de date certaine contre les tiers que si est remplie l’une des trois conditions limitativement énumérées par l’article 1328 du code civil ».

Ainsi, par cet arrêt, la Haute juridiction a rappelé, d’une part qu’une action en expulsion peut être intentée par un preneur et, d’autre part, l’importance de la date certaine pour trancher le conflit opposant deux preneurs successifs d’un même bien.

La recevabilité de l’action en expulsion intentée par un preneur

Dans cette décision, la Cour de cassation énonce, au visa de l’article 31 du code de procédure civile, que « la loi ne limite pas le droit d’agir en expulsion à des personnes qualifiées ». Ainsi, elle a mis en œuvre la distinction des actions attitrée et banale afin de qualifier l’action en expulsion d’action banale (v. déjà, au sujet d’un bail d’habitation, Civ. 3e, 7 janv. 2021, n° 19-23.469).

À la différence de l’action attitrée qui est réservée aux seules personnes habilitées par le législateur, soit celles qui ont qualité pour agir, l’action banale est ouverte beaucoup plus largement. En effet, sa recevabilité dépend uniquement de la justification d’un intérêt à agir : la qualité est « absorbée » par l’intérêt (C. Chainais, F. Ferrand, L. Mayer et S. Guinchard, Procédure civile, 37e éd., Dalloz, coll. « Précis », n° 194). Ce dernier constitue alors la condition essentielle et suffisante du droit d’agir, le « seul crible des demandes » (G. Cornu et J. Foyer, Procédure civile, 3e éd., PUF, coll. « Thémis droit privé », 1996, n° 78).

L’action en expulsion n’étant donc pas réservée au bailleur, seule l’absence d’un intérêt à agir du preneur pouvait justifier l’irrecevabilité de son action. En l’espèce, la Haute juridiction considère qu’il « n’était pas contestable ». En effet, l’intérêt à agir est établi dès lors que l’action « est susceptible de procurer un avantage » au demandeur (C. Chainais, F. Ferrand, L. Mayer et S. Guinchard, op. cit.). Or, en vertu du bail, le bailleur est tenu de faire jouir paisiblement le preneur des parcelles louées (C. civ. art. 1719), de sorte que lorsque celles-ci sont occupées par un tiers, le droit du preneur est atteint. Dès lors, l’action en expulsion, en ce qu’elle permet au preneur de récupérer la jouissance du bien occupé, présente, pour ce dernier, une utilité indéniable.

Cette solution est heureuse, car réserver l’action en expulsion au seul bailleur aurait impliqué, dans la situation de l’espèce, que le preneur ne puisse obtenir le résultat souhaité, à savoir la jouissance des parcelles louées. En effet, s’il s’était retourné contre son bailleur, ce dernier n’aurait pas intenté une action en expulsion à l’encontre du preneur occupant : celle-ci aurait été vaine, le preneur ayant un bail valable. En conséquence, le demandeur n’aurait pu recevoir que des dommages et intérêts.

Si le preneur est recevable à agir en expulsion, encore faut-il, pour qu’il obtienne gain de cause, que l’occupant des parcelles louées ne puisse lui opposer un bail dont l’antériorité au sien est établie par une date certaine.

Le résultat de l’action en expulsion : l’importance de la date certaine

Dans cet arrêt, la Cour de cassation censure également la décision de la cour d’appel pour avoir retenu que les baux de l’EARL étaient datés avec certitude et antérieurs à ceux de la SCEA.

Si l’existence d’un bail rural peut être prouvée par tous moyens (C. rur., art. L. 411-1), tel n’est pas le cas de sa date lorsqu’il s’agit de l’opposer à un tiers. En effet, pour protéger les tiers contre le risque d’antidate ou de postdate, le code civil a, en son ancien article 1328 (comp. C. civ., art. 1377), posé le principe que « les actes sous seing privé n’ont de date contre les tiers que du jour où ils ont été enregistrés, du jour de la mort de celui ou de l’un de ceux qui les ont souscrits, ou du jour où leur substance est constatée dans les actes dressés par des officiers publics (…) ».

En l’espèce, la troisième chambre civile se fonde sur ce principe pour casser la décision des juges du fond. Ces derniers, pour retenir que les baux consentis à l’EARL avaient une date certaine, s’étaient fondés sur un bulletin de mutation des terres enregistré par la MSA (caisse de Mutualité sociale agricole). La cassation de l’arrêt d’appel n’étonne donc pas. En effet, un bulletin de mutation des terres ne sert qu’à permettre à une MSA de mener à bien ses missions (C. rur., art. R. 722-16) en assurant un suivi du parcellaire agricole. Ce bulletin n’a de valeur qu’au regard de ces missions (v. Rép. min. n° 118370 relative à la portée des bulletins de mutation de parcelles, JOAN Q, 25 oct. 2011, p. 11305). En outre, l’enregistrement évoqué à l’ancien article 1328 du code civil consiste en une formalité effectuée uniquement auprès du service des impôts. En conséquence, les baux du preneur dont l’expulsion était demandée ne pouvaient être considérés comme ayant date certaine.

Cette décision de la troisième chambre civile se situe dans la continuité de celle du 12 septembre 2024 (Civ. 3e, 12 sept. 2024, n° 22-17.070, D. 2024. 1623 ; L. Bureau, L’incontournable date certaine pour régler le conflit entre preneurs successifs, JCP N 2024. 1217 ; J. Dubarry, Conflit de baux ruraux dont la chronologie est établie : pourquoi mobilier la date certaine ?, Gaz. Pal. 2024, n° 39, p. 8 ; S. Crevel, Conflit de baux dans le temps, RD rur. 2024. Comm. 49 ; v. déjà, Civ. 3e, 25 juin 1975, n° 74-10.397). Cette dernière avait énoncé « qu’en présence de deux baux successifs portant sur les mêmes biens consentis à des preneurs différents, le bail ayant acquis le premier date certaine est opposable au locataire qui, à cette date, était déjà en possession des biens loués en vertu d’un titre antérieur n’ayant pas date certaine si le preneur qui se prévaut de l’antériorité de son titre est de bonne foi, à défaut pour lui de connaître cette situation ». Aussi, en l’espèce, la mission de la cour d’appel de renvoi sera de déterminer si la SCEA était de bonne foi, soit si elle avait connaissance du bail de l’EARL lorsqu’elle a contracté (v. F. Terré, P. Simler, Y. Lequette et F. Chénedé, Droit civil – Les obligations, 12e éd., Dalloz, coll. « Précis », n° 1879).

Si ce recours à la date certaine pour résoudre le conflit de l’espèce ne surprend pas, il peut toutefois laisser un peu insatisfait. Ne serait-il pas envisageable de se fonder sur l’esprit de l’ancien article 1328 du code civil (aujourd’hui, art. 1377) afin d’en écarter l’application dès lors que le risque d’antidate peut être exclu ? (v. J. Dubarry, préc.)

Conseil pratique

En définitive, au regard de cette jurisprudence, les preneurs doivent être précautionneux et, dès lors que leur bail a une durée inférieure à douze ans (Décr. n° 55-22 du 4 janv. 1955 portant réforme de la publicité foncière, art. 28, imposant la publicité de tels baux) faire enregistrer leur acte sous seing privé afin que ce dernier acquière date certaine.

 

Civ. 3e, 14 nov. 2024, FS-B, n° 23-13.884

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