Recevabilité sans condition de l’action d’un liquidateur en inopposabilité d’un acte passé en violation du dessaisissement
Il résulte de l’article L. 641-9 du code de commerce que les actes de disposition accomplis par le débiteur au mépris de la règle du dessaisissement, édictée par ce texte pour préserver le gage des créanciers au cours de la procédure, sont frappés d’une inopposabilité à la procédure collective dont le liquidateur peut se prévaloir, quel que soit le montant du passif déclaré et de l’actif.
Notion incontournable du droit des entreprises en difficulté, le dessaisissement du débiteur en liquidation judiciaire est régulièrement au cœur de plusieurs arrêts rendus par la Cour de cassation (B. Ferrari, Le dessaisissement du débiteur en liquidation judiciaire – Contribution à l’étude de la situation du débiteur sous procédure collective, LGDJ, 2021).
Cette tendance de la notion à se retrouver au cœur des prétoires s’explique aisément : malgré son effet important sur le débiteur, ce dernier étant privé de ses droits et actions ayant une incidence patrimoniale au profit du liquidateur le temps de la procédure, la lettre de l’article L. 641-9 du code de commerce ne dit finalement pas grand-chose du dessaisissement.
Le texte ne dit notamment mot de la nature et du régime juridique de la mesure. Dans ces conditions, il n’est donc pas surprenant que la Cour de cassation soit régulièrement amenée à préciser toutes les subtilités de la notion.
À titre d’illustration, c’est bien la Haute juridiction qui a tranché la question de la sanction de la violation de la mesure et de sa portée. Ainsi, juge-t-elle, de façon constante, que les actes juridiques accomplis au mépris de la règle du dessaisissement sont inopposables à la procédure collective (Com. 23 mai 1995, n° 93-16.930 P, D. 1995. 413
, note F. Derrida
). Plus précisément, de tels actes sont inopposables au liquidateur judiciaire et seul ce dernier peut s’en prévaloir (v. par ex., Civ. 3e, 2 mars 2022, n° 20-16.787 FS-B, Dalloz actualité, 21 mars 2022, obs. B. Ferrari ; D. 2022. 460
; ibid. 1675, obs. F.-X. Lucas et P. Cagnoli
; Rev. sociétés 2022. 377, obs. P. Roussel Galle
).
L’arrêt sous commentaire précise davantage encore le régime de cette sanction.
En l’occurrence, il répond notamment à la question de savoir si la recevabilité d’une action du liquidateur en inopposabilité d’un acte passé au mépris du dessaisissement doit être subordonnée à l’existence d’une insuffisance d’actif au regard du passif « connu » par la procédure collective. Autrement dit, il s’agit de s’interroger sur la nécessité pour le liquidateur de démontrer un intérêt à agir lié à une insuffisance d’actif au sein de la procédure ne lui permettant pas d’apurer le passif aux fins d’obtenir l’inopposabilité d’un acte qui aurait été passé au mépris du dessaisissement.
L’affaire
En l’espèce, courant 2019, une société a été mise en redressement puis en liquidation judiciaires.
Cette dernière était titulaire d’un compte ouvert dans les livres d’un établissement de monnaie électronique au sens de l’article L. 526-1 du code monétaire et financier. Or, le liquidateur a informé cet établissement de l’ouverture de la liquidation judiciaire, a demandé la clôture du compte et, surtout, le versement de son solde créditeur.
Hélas, soutenant que la somme qui lui avait été remise ne correspondait pas au solde créditeur du compte tel qu’il devait résulter des opérations de paiement créditées depuis la date du jugement d’ouverture à la suite de nombreuses opérations portées au débit depuis cette date sur ordre de la société débitrice, le liquidateur a assigné l’établissement de monnaie électronique aux fins de voir déclarer inopposables à la procédure collective ces opérations en débit et d’obtenir sa condamnation à lui payer les sommes correspondantes.
L’affaire est portée en appel et les juges du second degré vont faire droit aux demandes du mandataire de justice.
En l’occurrence, pour la cour d’appel – et en réponse au principal argument de l’établissement de monnaie électronique – la recevabilité de l’action du liquidateur n’était pas conditionnée à la démonstration préalable de l’existence d’une insuffisance d’actif ni limitée au montant de cette dernière, de sorte que le mandataire avait bien qualité et intérêt à agir pour solliciter l’inopposabilité à la procédure collective de l’ensemble des opérations réalisées en violation du dessaisissement du débiteur.
Face à cet arrêt, la société de monnaie électronique s’est pourvue en cassation.
La demanderesse rappelait notamment que la sanction de la violation par le débiteur de son dessaisissement est l’inopposabilité à la procédure des actes qu’il a accomplis, et ce, afin de protéger l’intérêt collectif des créanciers. Or, de cette règle classique, elle en déduisait que le liquidateur était irrecevable, faute de qualité et d’intérêt, à agir au-delà du passif établi par l’état des créances et sous réserve du montant de l’actif reconstitué.
En bref, c’était dire, fort astucieusement, qu’en l’absence d’insuffisance d’actif pour répondre au passif établi par l’état des créances, le liquidateur ne représentant pas le débiteur en vertu du dessaisissement, ne pouvait pas solliciter l’inopposabilité d’un acte passé au mépris de la mesure.
Sans surprise, bien que les arguments soulevés étaient particulièrement intéressants, la Cour de cassation rejette le pourvoi.
Solution
Assez lapidairement, la Haute juridiction indique qu’il résulte de l’article L. 641-9 du code de commerce que les actes de disposition accomplis par le débiteur au mépris de la règle du dessaisissement, édictée par ce texte pour préserver le gage des créanciers au cours de la procédure, sont frappés d’une inopposabilité à la procédure collective dont le liquidateur peut se prévaloir, et ce, quel que soit le montant du passif déclaré et de l’actif.
Analyse
Circulez, il n’y a rien à voir ! Voilà en quelques mots comment il serait permis de résumer l’arrêt sous commentaire.
Certes, gardons-nous d’une analyse trop critique. Du reste, la solution se recommande d’une certaine logique qui est tout à fait compréhensible. Cela étant, malgré ce premier aspect, la substance de l’arrêt ici rapporté nous paraît pouvoir être discutée, car il y avait peut-être bien quelque chose à voir !
Une solution compréhensible…
Pouvait-on raisonnablement conditionner l’action du liquidateur en inopposabilité d’un acte accompli au mépris du dessaisissement à la démonstration d’un intérêt à agir relevant de la présence d’une insuffisance d’actif pour répondre du passif listé à l’état des créances ?
À suivre la Cour de cassation, la réponse est négative et cela peut s’entendre si l’on revient à la première des raisons d’être du dessaisissement du débiteur en liquidation judiciaire.
Pour rappel, l’ouverture de toute procédure collective, et spécialement d’une liquidation judiciaire, entraine une sorte de saisie collective du patrimoine du débiteur, ce dernier servant de gage aux créanciers de cette procédure soumis aux règles contraignantes de la discipline collective. Plus précisément, les créanciers, privés du droit d’agir individuellement à l’encontre de leur débiteur (C. com., art. L. 622-21), voient leur « intérêt collectif » défendu par le liquidateur sur qui pèse alors la charge de l’apurement du passif (C. com., art. L. 622-20 et L. 641-4).
Cela étant, si les créanciers perdent leurs initiatives individuelles sur tout ce qui concerne le gage commun de la procédure, il est juste qu’en parallèle le débiteur ne puisse pas dilapider son patrimoine au préjudice de ceux soumis aux règles de la discipline collective.
C’est donc dire que le dessaisissement est au débiteur, ce que les règles de la discipline collective sont aux créanciers (B. Ferrari, op. cit., n° 133) !
Du reste, ces quelques éléments permettent de se convaincre du fait que le dessaisissement n’est ni une sanction ni une incapacité frappant le débiteur, mais davantage une mesure de défiance à l’égard de ce dernier visant à protéger les créanciers et, spécialement, l’intégrité de leur gage commun (F. Pérochon et alii, Entreprises en difficulté, 11e éd., LGDJ, 2022, n° 1998).
En l’espèce, nous comprenons alors que l’action du liquidateur en inopposabilité, fondée sur la violation du dessaisissement, se suffit à elle-même sans qu’il soit nécessaire de rechercher un intérêt du mandataire à agir au regard de la composition du passif et de l’actif de la procédure.
Du reste, l’action du liquidateur visait seulement à constater que le solde créditeur du compte litigieux était susceptible d’ajouter à l’actif de la liquidation judiciaire et au gage commun des créanciers afin d’assurer l’apurement du passif au bénéfice de ces derniers. Autrement dit, par le biais de l’inopposabilité d’un acte au dessaisissement, il s’agissait simplement de rétablir le périmètre de la saisie collective tel qu’il devait être au jour du jugement d’ouverture.
En somme, il faut aussi relever le caractère quelque peu anachronique qu’il y aurait à évoquer, dès l’ouverture de la procédure, comme en l’espèce, un préjudice né de l’insuffisance d’actif. En effet, cette situation de pénurie ne peut seulement ressortir que de l’issue des opérations de liquidation et de répartition. Autrement dit, ce n’est que lorsque l’impossibilité de désintéressement des créanciers est finalement établie que l’interrogation d’un préjudice né d’une insuffisance d’actif peut avoir à se poser. Or, en mettant en œuvre une action tendant à voir réparer une atteinte au dessaisissement après l’ouverture de la procédure, le liquidateur n’entend que fixer les contours du gage commun des créanciers, sans qu’il puisse encore être question d’une quelconque insuffisance d’actif. En l’occurrence, il s’agit davantage de rétablir la consistance de cet actif avant que l’on puisse évoquer une insuffisance de ce dernier !
Pour l’ensemble de ces raisons, la solution établie par la Cour de cassation nous paraît donc logique et compréhensible. Cela étant, à bien y réfléchir, elle peut aussi bien prêter le flanc à quelques discussions.
… Mais qui n’en demeure pas moins discutable
À vrai dire, si l’arrêt sous commentaire nous semble, à certains égards, critiquable, c’est qu’à bien y réfléchir, il affirme sans détour que l’intérêt à agir du mandataire en inopposabilité d’un acte accompli au mépris du dessaisissement est satisfait dès lors que l’on constate « seulement » une violation du dessaisissement.
Certes, l’on pourrait dire que ce qui précède est parfaitement normal… Mais, n’est-ce pas là abuser d’une certaine tautologie ? Voyons cela.
Comme le souligne, à juste titre, la Cour de cassation, il résulte effectivement de l’article L. 641-9 du code de commerce que les actes de disposition accomplis par le débiteur au mépris de la règle du dessaisissement sont frappés d’une inopposabilité à la procédure collective dont le liquidateur peut se prévaloir. Or, toujours comme l’indique la Haute juridiction, cette règle est édictée pour préserver le gage des créanciers au cours de la procédure.
Dans le sillage de ces éléments désormais classiques, nous avions développé au sein de notre thèse la position selon laquelle la mise en œuvre du dessaisissement correspondrait à une action tendant à la défense de l’intérêt collectif des créanciers (B. Ferrari, op. cit., nos 235 s.), cette dernière notion étant définie par la Cour de cassation comme l’action tendant à la protection et à l’accroissement du gage commun des créanciers (Com. 2 juin 2015, n° 13-24.714 FS-P+B+R+I, Dalloz actualité, 4 juin 2015, obs. A. Lienhard ; D. 2015. 1970, obs. P.-M. Le Corre et F.-X. Lucas
; ibid. 2205, chron. S. Tréard, T. Gauthier et F. Arbellot
; Just. & cass. 2016. 211, avis
).
Quelle peut être alors l’incidence de cette définition pour ce qui nous intéresse ?
Concrètement, si l’intérêt collectif des créanciers porte sur tout ce qui concerne le gage commun, cela signifie qu’il porte sur les actifs réalisables touchés par l’effet réel de la procédure et, partant, concernés par l’effet de saisie collective de celle-ci (M. Sénéchal, L’effet réel de la procédure collective : essai sur la saisie collective du gage commun des créanciers, Litec, 2002). Cela étant, si ces actifs sont importants, c’est qu’ils serviront, dans le cadre d’une liquidation judiciaire, à apurer le passif.
Mais qu’en est-il lorsqu’il ne demeure plus de passif ? Dans ce cas, l’on peut se demander si la règle du dessaisissement – si contraignante pour le débiteur – fait encore sens, puisqu’elle perd sa raison d’être : participer à la préservation de l’intérêt des créanciers… qui a été satisfait par le biais de l’apurement du passif !
A priori, la jurisprudence ne tient pas compte de ce dernier raisonnement et permet, par exemple, à un liquidateur de mettre en œuvre en vertu du dessaisissement des actes qui ne sont pas susceptibles de servir l’intérêt collectif des créanciers. Ainsi la haute juridiction a-t-elle permis à un liquidateur d’agir en partage d’une indivision, sur le fondement de l’article 815 du code civil selon lequel nul n’est contraint de demeurer en indivision, en exerçant ce faisant les droits du débiteur coïndivisaire, alors qu’il ne demeurait plus de passif au sein de la procédure collective (Civ. 1re, 29 juin 2011, n° 10-25.098 P, Dalloz actualité, 20 juill. 2011, obs. J. Marrocchella ; D. 2011. 1970
).
Or, comme le soulignent plusieurs auteurs, cette dernière solution « méconnaît le fondement des pouvoirs du liquidateur qui en commande l’étendue. Si le dessaisissement permet bien au liquidateur d’agir en partage, c’est exclusivement en exécution et au service de la mission dont il est investi, toute entière orientée vers l’apurement du passif » (F. Pérochon et alii, op. cit., n° 2022).
Du reste, s’il n’existe plus de passif exigible, la mission du liquidateur touche à sa fin, ce qui devrait se traduire par une absence d’intérêt à agir.
En s’éloignant quelque peu du sujet qui nous occupe, nous pouvons souligner le fait que la Cour de cassation a déjà eu l’occasion de replacer les exigences relatives à la démonstration classique d’un intérêt à agir au centre d’actions pourtant propres au droit des entreprises en difficulté. Par exemple, elle a pu juger que la qualité du débiteur à interjeter appel d’un jugement arrêtant un plan de cession, pourtant reconnu par les textes (C. com., art. L. 661-6, III), n’excluait pas la recherche de son intérêt à agir (Com. 23 oct. 2019, n° 18-21.125 P, Dalloz actualité, 15 nov. 2019, obs. X. Delpech ; D. 2019. 2087
; ibid. 2020. 1857, obs. F.-X. Lucas et P. Cagnoli
; Rev. sociétés 2019. 786, obs. P. Roussel Galle
; RTD com. 2019. 1007, obs. H. Poujade
; Gaz. Pal. 14 janv. 2020, n° 368f6, p. 74, note B. Ferrari). Dans la même veine, en matière de réalisation d’actif, la Cour de cassation a pu considérer le pourvoi d’un liquidateur irrecevable pour défaut d’intérêt à agir contre un arrêt infirmant une ordonnance du juge commissaire ordonnant la vente d’un immeuble du débiteur, alors que les créanciers avaient déjà été désintéressés (Com. 24 mars 2021, n° 19-24.555 NP).
Pourquoi ne poserait-on pas les mêmes exigences à propos de l’action du liquidateur tendant à rendre inopposable un acte accompli par le débiteur au mépris du dessaisissement ? Bien que la Cour de cassation ait affirmé le contraire dans un arrêt très spécifique, le mandataire n’est pas le représentant légal du débiteur (Com. 23 oct. 2019, n° 18-15.280 F-B, Dalloz actualité, 13 nov. 2019, obs. X. Delpech ; D. 2019. 2086
; AJ fam. 2019. 663, obs. N. Levillain
; Gaz. Pal. 14 janv. 2020, n° 368f5, p. 72, note B. Ferrari) et s’il agit en vertu du dessaisissement, ce n’est qu’en défense de l’intérêt collectif des créanciers.
Dans ces conditions, il ne paraît pas si incongru d’attendre du mandataire qu’il montre une insuffisance d’actif pour faire face au passif de la procédure collective et qui justifierait ainsi son intérêt à agir en inopposabilité d’un acte passé au mépris du dessaisissement. Du moins, une telle conception alignerait parfaitement la nature du dessaisissement comme étant la transcription de l’intérêt collectif des créanciers avec son régime. En outre, la proposition aurait le mérite de dessaisir le débiteur « qu’à la mesure de ce qui est nécessaire ». En cela, elle rejoint les différents avis doctrinaux ayant milité pour un dessaisissement dont la durée serait déconnectée de celle de la procédure, en le limitant, par exemple, aux seuls biens présents au jour de l’ouverture de la procédure.
Cela étant, force est de reconnaître que ce serait apporter de la complexité à une situation et à une matière qui n’en manque pas. Aussi et finalement, la solution adoptée en l’espèce par la Cour de cassation, bien que radicale et potentiellement sujette à discussion, se révèle finalement tout à fait satisfaisante.
Circulez… donc… il n’y a rien à voir !
Com. 15 janv. 2025, F-B, n° 23-18.695
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