Recours pour excès de pouvoir contre le décret n° 2024-780 relatif à la suspension du repos hebdomadaire en agriculture : les raisins de l’employeur et la colère du travailleur
Par une décision du 30 juin 2025, le Conseil d’État a tranché et rejeté le recours en excès de pouvoir dirigé contre le décret n° 2024-780 du 9 juillet 2024 relatif aux procédures de suspension du repos hebdomadaire en agriculture, lequel concerne certaines récoltes réalisées manuellement, notamment dans des exploitations viticoles.
Au regard des conditions particulières dans lesquelles sont réalisées ces récoltes, ainsi que de la réglementation qui encadre l’éventuelle suspension du jour de repos des personnes chargées de ces travaux, la Haute juridiction administrative en déduit que le droit au repos n’est pas méconnu.
Le temps de travail et le repos des professions agricoles ont fait l’objet d’une réglementation progressive. Sans prétendre à l’exhaustivité, quelques repères peuvent être indiqués pour mieux comprendre la décision commentée. Sous la IVe République, en 1948, une loi est venue réglementer le temps de travail et le repos hebdomadaire dans les professions agricoles (Loi n° 48-401 du 10 mars 1948 réglementant le temps de travail et le repos hebdomadaire dans les professions agricoles) ; tandis qu’était codifié, en 1955, un code rural prévoyant notamment des dispositions relatives à la « réglementation du temps de travail et du repos hebdomadaire », au sein du chapitre II du titre I du livre VII, lequel concernait les dispositions dites « sociales » (Décr. n° 55-433 du 16 avr. 1955 portant codification, sous le nom de code rural, des textes législatifs concernant l’agriculture).
Dans le droit positif, l’ancien code rural a laissé place, en 1981, au code rural et de la pêche maritime. Ce sont désormais les dispositions de l’article L. 714-1 de ce dernier code qu’il convient d’examiner pour cerner le cadre actuel de la réglementation du temps de travail et du repos hebdomadaire des professions agricoles. Cette disposition expose notamment la situation dans laquelle le repos hebdomadaire peut être suspendu temporairement. Plus précisément, l’article L. 714-1, central dans la décision, dispose qu’« en cas de circonstances exceptionnelles, notamment de travaux dont l’exécution ne peut être différée, le repos hebdomadaire peut être suspendu pour une durée limitée […] ».
Dans le cadre de l’espèce qui nous intéresse, c’est un décret du 9 juillet 2024, relatif aux procédures de suspension du repos hebdomadaire en agriculture, qu’il importe d’exposer. Ce texte a modifié les dispositions de l’article R. 714-10 du code rural et de la pêche maritime en ajoutant premièrement que « sont considérées notamment comme des travaux dont l’exécution ne peut être différée au sens du V de l’article L. 714-1, les récoltes réalisées manuellement en application d’un cahier des charges lié à une appellation d’origine contrôlée [AOC] ou une indication géographique protégée [IGP] et imposées par arrêté conformément aux articles L. 641-7 et L. 641-11 ». Par un second alinéa, le texte précise également que « le repos hebdomadaire des salariés peut être suspendu une fois au plus sur une période de trente jours ».
La compréhension de cet ensemble de dispositions implique ici une lecture croisée des différents textes énoncés. En effet, là où l’article L. 714-1 du code rural et de la pêche maritime laisse entendre que les « travaux dont l’exécution ne peut être différée » constituent des « circonstances exceptionnelles », le décret de 2024 précise que les récoltes manuelles d’AOC ou d’IGP qu’il vise relèvent de cette catégorie de travaux. Il en résulte que ces activités caractérisent un cas de circonstances exceptionnelles au sens des dispositions de l’article L. 714-1 du code rural et de la pêche maritime.
La contestation d’un décret permettant la suspension du droit au repos
Cette présentation facilite l’exposé des faits de l’affaire. Ce sont en effet les dispositions du décret du 9 juillet 2024 qui ont fait l’objet d’un recours pour excès de pouvoir introduit par l’Union syndicale Solidaires. Outre la recevabilité du recours, qui ne semble pas ici contestée, c’est autour de la question du droit au repos que se cristallisent les principaux enjeux de l’affaire. Aux termes du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, le « repos » constitue l’un des éléments que la Nation « garantit à tous ». Le Conseil constitutionnel voit ainsi dans ces dispositions l’existence d’un « principe d’un repos hebdomadaire », lequel constitue « l’une des garanties du droit au repos ainsi reconnu aux salariés » (Cons. const. 6 août 2009, n° 2009-588 DC, consid. 2, Dalloz actualité, 1er sept. 2009, obs. S. Lavric ; AJDA 2009. 1519
; ibid. 2120
, note J. Wolikow
; D. 2010. 1508, obs. V. Bernaud et L. Gay
; Dr. soc. 2009. 1081, note V. Bernaud
; RFDA 2009. 1269, chron. T. Rambaud et A. Roblot-Troizier
). L’Union requérante s’appuyait sur cette protection pour soutenir que le décret portait atteinte au droit au repos. Le Conseil d’État a néanmoins rejeté la requête.
Une éventuelle suspension du repos hebdomadaire fondée sur la caractérisation de « circonstances exceptionnelles » au titre de travaux dont l’exécution ne peut être différée
Pour caractériser la notion de « circonstances exceptionnelles », la Haute juridiction administrative met en avant les « contraintes rigoureuses qui pèsent » sur les récoltes manuelles concernées par le décret de 2024, ainsi que les difficultés d’organisation du travail et de recrutement qu’elles impliquent (CE 30 juin 2025, n° 497707, § 4). Le Conseil d’État estime, à cet égard, que le caractère prévisible de ces récoltes – tenant à ce que celles-ci aient lieu chaque année – n’empêche pas qu’elles puissent être qualifiées de « travaux dont l’exécution ne peut être différée », compte tenu de leurs conditions de réalisation. Les conclusions du rapporteur public Thomas Janicot apportent des éclaircissements supplémentaires, en référence à des arguments présentés en défense par l’administration. Il en découle que le décret contesté cible principalement les exploitations viticoles ainsi que les vendanges relevant d’appellations soumises à un cahier des charges particulièrement rigoureux. À titre d’exemple, le rapporteur public cite l’appellation « Romanée-Conti », pour laquelle la récolte doit porter sur l’ensemble des grappes, cueillies manuellement, et évoque également le cépage Meunier, retenu par l’administration pour illustrer le caractère urgent de certaines récoltes qu’il est impossible de différer.
Ces différents éléments éclairent le choix du Conseil d’État qui considère que le pouvoir réglementaire a pu légalement considérer qu’il s’agissait de « circonstances exceptionnelles » au sens et pour l’application du V de l’article L. 714-1 du code rural et de la pêche maritime. Le contrôle exercé par le juge administratif s’inscrit ainsi dans le prolongement de sa jurisprudence antérieure, qui vise à s’assurer que le pouvoir réglementaire se borne à « faire application » de la loi (v. not., CE, sect., 21 déc. 1973, Commune de Cours-de-Pile, Lebon 744), sans la dénaturer ou altérer sa portée (v. not., CE 30 mars 1981, Association des familles des centres de rééducation pour déficients mentaux, Lebon 170 ; 30 nov. 1998, n° 182925, Fédération nationale de l’industrie hôtelière, Lebon
; D. 1999. 20
; RFDA 1999. 392, concl. D. Chauvaux
; RTD com. 1999. 663, obs. G. Orsoni
).
Une éventuelle suspension du repos hebdomadaire encadrée
Dans l’hypothèse où un employeur en charge des activités de récolte visées souhaiterait suspendre le repos hebdomadaire des personnes assurant ces travaux, il lui revient – sous peine de sanctions prévues à l’article L. 719-10 du code rural et de la pêche maritime – de respecter strictement les règles encadrant cette possibilité, telles que détaillées par l’article R. 714-10 du même code en référence au V de l’article L. 714-1. Il doit ainsi, d’une part, « aviser immédiatement l’agent de contrôle de l’inspection du travail, et sauf cas de force majeure, avant le commencement du travail » ; d’autre part, faire « connaître les circonstances justifiant la suspension », indiquer la date et la durée de celle-ci, les personnes concernées, ainsi que la date à laquelle ces dernières pourront « bénéficier du repos compensateur ». Ce sont ces éléments que la Haute juridiction administrative rappelle pour écarter le moyen selon lequel le décret s’affranchirait du cadre fixé par les dispositions du code rural et de la pêche maritime (§ 6).
En outre, le Conseil d’État rappelle que le dernier alinéa de l’article R. 714-10, introduit par le décret n° 2024-780 du 9 juillet 2024, limite la suspension à une seule fois sur une période de trente jours (§ 9).
En définitive, l’ensemble de ces éléments conduit au rejet du recours pour excès de pouvoir formé par l’Union syndicale Solidaires contre le décret n° 2024-780 du 9 juillet 2024 relatif aux procédures de suspension du repos hebdomadaire en agriculture.
par Merwane Benrahou, Doctorant, École de droit de la Sorbonne
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