Référé en matière de presse : délai de comparution et office du juge de l’urgence

Le délai de vingt jours entre la citation et la comparution, prévu par l’article 54 de la loi sur la presse, ne s’applique pas devant le juge des référés appelé à faire cesser un trouble manifestement illicite sur le fondement de l’article 835, premier alinéa, du code de procédure civile

S’estimant victime d’une campagne de diffamation sur les réseaux sociaux de la part d’une société spécialisée dans le marketing médical axé autour de la chirurgie esthétique, un chirurgien maxillo-facial de Marseille assigna d’heure à heure la personne morale et ses deux associés, à l’audience du juge des référés du 3 mai 2021 afin de voir ordonner l’interdiction de la diffusion publique de tout message le concernant. Ce jour, à la demande des parties, l’affaire fut renvoyée à l’audience du 12 mai 2021. Par ordonnance, le juge des référés rejeta l’exception de nullité de l’assignation en référé délivrée les 28 et 29 avril 2021 en vue d’une audience prévue le 3 mai 2021 et, pour faire cesser le trouble à l’ordre public, interdit la diffusion publique de tout message par quelque moyen que ce soit, sur tous services de communication au public en ligne ou par le biais d’un support numérique ou électronique visant directement ou indirectement le chirurgien marseillais. La cour d’appel (Aix-en-Provence, 29 sept. 2022, n° 21/08377), saisie par les défendeurs, confirma le rejet de l’exception de nullité de l’assignation au motif que le délai fixé par l’article 54 de la loi sur la presse entre la citation et la comparution n’était pas prescrit à peine de nullité, ainsi que la mesure d’urgence ordonnée, estimant qu’elle constituait une mesure proportionnée pour obtenir la cessation du trouble constaté.

Dans leur pourvoi, la société Le Chirurgien Médical et ses associés soulevait deux moyens, le premier invoquant l’application de l’article 54 de la loi sur la presse à l’assignation, le second fondé sur la disproportion de la mesure d’urgence ordonnée au regard de l’objectif poursuivi.

Par son arrêt, la première chambre civile rejette le pourvoi. La Haute Cour estime d’une part, que l’article 54 de la loi sur la presse était inapplicable mais que, pour autant, les défendeurs avaient bénéficié d’un temps suffisant depuis l’assignation pour préparer leur défense et, d’autre part, que l’interdiction ordonnée n’avait pas constitué une mesure disproportionnée en considération notamment du droit à la liberté d’expression.

L’inapplicabilité au référé de l’article 54, alinéa 1er, de la loi sur la presse 

Dans un premier temps, le pourvoi faisait valoir qu’en application de l’article 54, alinéa 1er, de la loi du 29 juillet 1881, dans sa version applicable au litige (la référence au délai de distance ayant été supprimé par Cons. const. 24 mai 2019, n° 2019-786 QPC, à compter du 31 mars 2020, Dalloz actualité, 5 juin 2019, obs. S. Lavric ; Légipresse 2019. 263 et les obs. ; ibid. 414, étude E. Tordjman, G. Rialan et T. Beau de Loménie ; ibid. 2020. 193, étude N. Verly ; Constitutions 2019. 306, Décision ; RSC 2020. 101, obs. E. Dreyer ), le délai entre la citation et la comparution devait être de vingt jours outre un jour par cinq myriamètres de distance (soit 27 jours en l’espèce) et que la cour d’appel, constatant qu’à peine sept jours s’étaient écoulés entre les deux, aurait dû constater la nullité de l’assignation en référé.

En réponse, la première chambre civile rappelle que la poursuite des délits et contraventions de presse peut être exercée par la partie lésée au moyen d’une citation directe, et ce en application des articles 48 et 53 de la loi du 29 juillet 1881 (concluant à l’application de l’art. 53 à l’assignation en référé et exigeant que celle-ci articule les faits, les qualifie et vise le texte applicable à peine de nullité, Civ. 1re, 26 sept. 2019, n° 18-18.939, Dalloz actualité, 18 oct. 2019, obs. S. Lavric ; D. 2019. 1888 ; ibid. 2020. 237, obs. E. Dreyer ; ibid. 237, obs. E. Dreyer ; Légipresse 2019. 522 et les obs. ; ibid. 2020. 193, étude N. Verly ). Elle précise en revanche que l’article 54, alinéa 1er, de la même loi, qui impose le respect d’un délai minimal de vingt jours, outre un délai de distance, entre l’acte introductif d’instance et la comparution, ne s’applique pas devant le juge des référés appelé à faire cesser un trouble manifestement illicite (§ 9). Dans ce cadre, ce sont les dispositions de droit commun prévues par le code de procédure civile qui ont vocation à s’appliquer, notamment l’article 486 de ce code, qui impose au juge des référés de s’assurer qu’il s’est écoulé un temps suffisant entre l’assignation et l’audience pour que la partie assignée ait pu préparer sa défense.

Dans ce dossier, il apparaît que la cour d’appel a fait une application erronée de l’article 54 de la loi sur la presse, dont elle a déduit, pour refuser d’annuler l’assignation en référé, que le délai qu’il pose n’était pas prescrit à peine de nullité (pour l’annulation quand la partie citée ne s’est pas présentée, Crim. 9 nov. 1992, n° 91-82.688, D. 1994. 190 , obs. C. Bigot ; 3 avr. 2013, n° 12-83.679, D. 2014. 508, obs. E. Dreyer ; Légipresse 2013. 337 et les obs. ; 15 déc. 2015, n° 14-85.570, Dalloz actualité, 21 janv. 2016, obs. S. Lavric ; Légipresse 2016. 78 et les obs. ; si la partie citée se présente, la citation n’est pas nulle mais le tribunal doit, à sa demande, ordonner le renvoi à une audience ultérieure en observant le délai légal ; Rép. pén., v° Presse [procédure], par P. Guerder, n° 690). Pour autant, ce motif erroné ne l’a pas empêché de contrôler par ailleurs, conformément à l’article 486 précité, que, dans le cadre de cette assignation d’heure à heure (C. pr. civ., art. 485), les défendeurs avaient de fait bénéficié d’un temps suffisant pour préparer leur défense.

À l’instar de l’article 54 de la loi sur la presse, l’article 486 du code de procédure civile tend à préserver l’exercice des droits de la défense, spécialement le droit de disposer du temps pour préparer sa défense, dans le contexte d’urgence du référé. La cour d’appel ayant, à cet égard, estimé que le temps écoulé depuis l’assignation avait été suffisant, la première chambre civile rejette logiquement le moyen.

L’absence d’atteinte disproportionnée de la mesure ordonnée à la liberté d’expression

Dans un second temps, les demandeurs au pourvoi contestaient, au regard du droit à la liberté d’expression, le caractère excessif de la décision prise en référé à leur égard de cesser la diffusion publique de tout message par quelque moyen que ce soit, sur tous services de communication au public en ligne ou par le biais d’un support numérique ou électronique visant directement ou indirectement le chirurgien à l’origine de l’assignation.

En réponse à ce second moyen, la première chambre civile rappelle au préalable le cadre légal de son contrôle de la proportionnalité de la mesure. Ainsi, l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme protège certes la liberté d’expression mais il permet des restrictions qui « peuvent être justifiées par la protection des droits d’autrui à condition qu’elles soient proportionnées » (§ 13). L’article 29, alinéa 1er, de la loi sur la presse incrimine la diffamation qu’il définit comme toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou la considération de la personne ou du corps auquel ce fait est imputé. Enfin, l’article 825 du code de procédure civile permet au président du tribunal judiciaire, « même en présence d’une contestation sérieuse, [de] prescrire en référé les mesures conservatoires qui s’imposent afin de faire cesser un trouble manifestement illicite » (§ 15).

Elle constate ensuite que, pour parvenir à sa décision, la cour d’appel a relevé toute une série d’éléments factuels rendant vraisemblable la mise en œuvre par la société défenderesse et des associés d’une véritable campagne de dénigrement à l’égard de l’auteur de l’assignation : ainsi, de très nombreux messages ont été postés sur les réseaux sociaux critiquant, de manière précise et réitérée, la pratique du chirurgien au moyen de l’emploi de nombreux profils, dont la plupart créés dans le but de porter atteinte à l’honneur et la considération de ce dernier ; l’activité des deux codéfendeurs consistait précisément à inventer de faux profils pour, par le biais de commentaires laissés sur les réseaux, orienter les patients vers tel ou tel praticien ; la dénonciation de ce que le chirurgien marseillais aurait lui-même effacé sur le site les messages négatifs le concernant et les messages laudatifs concernant ses confrères, n’a pu être établie et doit être considérée comme mensongère ; par messages diffusés les 10 et 11 avril 2021, il avait été fait état du dépôt de plusieurs plaintes contre le chirurgien alors que les seules plaintes, pénales ou ordinales, avérées émanaient de la défenderesse elle-même ; un groupe Facebook intitulé « la vérité sur le docteur [X]/avis sur le docteur [X] », diffusant des critiques négatives sur celui-ci, a été créé le 22 juillet 2021 par les défendeurs.

La première chambre civile estime que la cour d’appel a pu déduire de ces éléments l’existence d’un trouble manifestement illicite qu’il convenait de faire cesser. Et quant à l’ampleur des mesures à prendre pour y mettre un terme, elle s’en remet à l’appréciation souveraine de la cour d’appel qui, constatant que la diffusion de messages diffamants s’était poursuivie après l’ordonnance prise par le juge des référés, a estimé qu’une interdiction totale de diffusion de messages visant le chirurgien marseillais s’imposait. Ainsi l’interdiction de toute communication à son sujet, aussi radicale soit-elle, était proportionnée pour obtenir la cessation du trouble causé.

 

Civ. 1re, 26 juin 2024, FS-B, n° 22-22.483

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