Référé-expertise : effet relatif de l’interruption du délai d’action quant aux désordres visés dans l’assignation
L’assignation en référé-expertise visant à étendre la mission de l’expert à l’examen de nouveaux désordres n’est pas interruptive du délai de prescription ou de forclusion attaché à l’action en réparation des désordres visés dans l’assignation initiale.
La portée de l’interruption d’un délai de prescription et de forclusion – communément appelés « délais d’action » – demeure strictement encadrée, ce que rappelle la troisième chambre civile de la Cour de cassation dans un arrêt publié rendu le 2 mai 2024. Les faits sont assez classiques et bien connus des praticiens du droit de la construction. Néanmoins, les faits les plus communs peuvent receler des questions juridiques importantes, notamment concernant les délais d’action dont le droit de la construction demeure un terrain de jeu privilégié.
En l’espèce, une société a fait édifier un groupe d’immeubles dont les lots ont été vendus en l’état futur d’achèvement. La réception a été prononcée le 12 juillet 1995. L’acquéreur de certains lots a initié, par assignation délivrée le 12 juin 1997, une action en référé-expertise à l’encontre de son vendeur maître de l’ouvrage et de l’entreprise générale en raison de l’apparition de désordres se manifestant, notamment, par des décollements généralisés des peintures. Par ordonnance du 25 juin 1997, un expert judiciaire a été désigné. Les opérations expertales ont été ultérieurement rendues communes et opposables au maître d’œuvre et à son assureur.
Par la suite, l’entreprise générale a sollicité l’extension des opérations d’expertise judiciaire à l’examen des désordres affectant les nourrices installées par le titulaire du lot plomberie. La mission de l’expert a été étendue à ces nouveaux désordres par ordonnance du 23 juillet 1999. Un appel a été interjeté à l’encontre de cette ordonnance. L’acquéreur, par voie de conclusions d’intimé, avait demandé à la cour de lui donner acte de ce qu’il s’en rapportait à justice sur les mérites de l’appel. De telles conclusions ont été jugées comme interruptives de « prescription » en ce qu’elles tendent à la confirmation de la mesure d’expertise ordonnée en référé, par deux arrêts rendus dans cette même affaire (Civ. 3e, 18 mars 2021, n° 20-13.993, RDI 2021. 368, obs. C. Charbonneau
; 16 juin 2016, n° 15-16.469, Dalloz actualité, 28 juin 2016, obs. M. Kebir ; D. 2017. 422, obs. N. Fricero
).
Après dépôt du rapport d’expertise judiciaire, et en lecture de ce rapport, l’acquéreur a assigné, en 2005, l’ensemble des intervenants précités devant le Tribunal de grande instance de Paris. Les assignations ayant été annulées, l’acquéreur a réitéré son assignation au fond par acte du 18 mai 2009.
Par jugement du 17 mai 2013, confirmé par un arrêt de la Cour d’appel de Versailles du 26 septembre 2022 (n° 21/03221) rendu sur renvoi après cassation, l’action en réparation de l’acquéreur a été jugée « prescrite » s’agissant des premiers désordres de décollements généralisés des peintures au motif que plus de dix années avaient précédé l’assignation au fond du 18 mai 2009.
Un pourvoi en cassation a été formé par l’acquéreur, lequel soutenait que les demandes en justice formées dans le cadre d’une instance ayant pour objet l’extension d’une mesure d’expertise judiciaire à de nouveaux désordres, interrompent la prescription et la forclusion pour tous les droits concernés, c’est-à-dire aussi bien pour les désordres objet de l’extension de mission que pour les désordres initiaux.
La question posée aux juges du quai de l’Horloge était donc la suivante : la portée de l’interruption d’un délai d’action doit-elle être appréciée strictement, c’est-à-dire au regard des seuls désordres visés dans la demande en justice concernée, ou bien l’interruption peut-elle être étendue à tous les droits concernés par l’action en réparation finale du demandeur à l’expertise judiciaire ? Autrement dit, si l’assignation en extension de mission a pour effet d’interrompre le délai attaché à l’action en réparation des nouveaux désordres, l’effet interruptif s’étend-il également aux désordres initiaux objet de la demande principale en désignation d’un expert ?
La Cour de cassation rejoint la position de la cour d’appel et confirme que l’effet interruptif de l’assignation en extension de mission ne joue pas à l’égard des désordres visés par la mesure d’expertise initiale. L’arrêt commenté offre en outre l’occasion d’opérer quelques brefs rappels sur la portée relative de l’interruption des délais d’action.
La limitation de l’effet interruptif aux seuls désordres expressément désignés dans la demande en justice
La Haute juridiction rappelle, tout d’abord, que « L’effet interruptif attaché à une assignation ne vaut que pour les désordres qui y sont expressément désignés » (Civ. 3e, 31 mai 1989, n° 87-16.389 ; 20 mai 1998, n° 95-20.870, D. 1998. 148
; RDI 1998. 377, obs. P. Malinvaud et B. Boubli
).
Ce principe garde, plus de trente ans après, toute sa vigueur et son actualité. En effet, l’interruption d’un délai de prescription ou de forclusion par l’effet de l’introduction d’une demande en justice (C. civ., art. 2241) joue restrictivement pour les désordres qui sont visés dans l’acte. Si, dans l’instance en référé principale, le demandeur dépose des conclusions, postérieurement à l’acte introductif d’instance, faisant état d’autres désordres, le délai attaché à l’action en réparation de ces nouveaux désordres sera interrompu au jour du dépôt desdites conclusions. En effet, le dépôt de conclusions constitue une demande en justice au sens de l’article 2241 du code civil.
En l’espèce, l’acquéreur n’était pas à l’initiative de la demande en extension de mission puisque l’assignation avait été délivrée par l’entreprise générale, qui avait alors seule la qualité de demanderesse. Or, à l’occasion de l’appel interjeté à l’encontre de cette ordonnance, les conclusions d’intimé de l’acquéreur par lesquelles il s’en était rapporté à justice sur les mérites de l’appel ont été jugées interruptives du délai de « prescription » (Civ. 3e, 18 mars 2021, n° 20-13.993 ; 16 juin 2016, n° 15-16.469, préc.). L’acquéreur avait ainsi interrompu, au jour de la notification de ses conclusions d’intimé, le délai pour agir en réparation des désordres nouveaux affectant les nourrices.
À l’inverse, tout désordre non visé dans une demande en justice ne peut bénéficier de l’effet interruptif attaché à celle-ci. Ceci explique que la Cour de cassation ait jugé, dans l’arrêt commenté, que « la demande en justice aux fins d’extension d’une mesure d’expertise à d’autres désordres est dépourvue d’effet interruptif de prescription ou de forclusion sur l’action en réparation des désordres visés par la mesure d’expertise initiale ». En d’autres termes, l’effet interruptif de l’assignation en extension de l’expertise judiciaire à de nouveaux désordres ne joue qu’à l’égard de ces derniers, à l’exception des désordres objet de la demande principale en désignation d’un expert. De la même manière, les conclusions d’intimé de l’acquéreur n’avaient pas eu pour effet d’interrompre le délai de l’action en réparation des désordres initiaux, soit les décollements généralisés des peintures, ces derniers n’ayant pas été repris dans l’instance ayant conduit à l’ordonnance attaquée du 23 juillet 1999. Cette « exigence d’identification des désordres » vise, selon la Cour de cassation, à garantir la sécurité juridique des parties en litige.
Dès lors, l’action de l’acquéreur en réparation des désordres objet de la mesure d’expertise initiale, à savoir les décollements généralisés des peintures, était forclose pour avoir été introduite plus de dix ans suivant l’ordonnance de référé du 25 juin 1997 ayant désigné un expert judiciaire et, à l’égard du maître d’œuvre et de son assureur, plus de dix ans suivant l’ordonnance commune. De plus, l’acquéreur ne pouvait se prévaloir de l’interruption du délai par l’assignation au fond qu’il avait introduite en 2005, celle-ci ayant été annulée pour vice de forme. En effet, contrairement à la solution retenue aujourd’hui (C. civ., art. 2241, al. 2, issu de la loi du 17 juin 2008 – suivant lequel une assignation entachée de nullité conserve son effet interruptif du délai pour agir), l’ancien article 2247 du code civil regardait comme non avenue l’interruption résultant d’une assignation nulle « par défaut de forme ».
Il convient de préciser, même si l’arrêt reste silencieux à ce sujet, que le délai n’a pas été suspendu jusqu’au dépôt du rapport d’expertise judiciaire puisque l’action de l’acquéreur était fondée sur la garantie décennale de l’article 1792 du code civil. Or, l’article 1792-4-1 du code civil édicte un délai de forclusion, insusceptible de suspension. Le demandeur a donc tout intérêt à assigner au fond et à solliciter en parallèle un sursis-à-statuer dans l’attente du dépôt du rapport afin se prémunir contre les effets pervers des expertises à rallonge, surtout pour les délais de forclusion dont le cours n’est pas suspendu jusqu’au dépôt du rapport d’expertise judiciaire.
Explication schématique de l’arrêt :
La prudence commande également au demandeur de lister, dès la demande en justice initiale, l’ensemble des désordres pour lesquels il sollicite la désignation d’un expert, sans procéder à un simple renvoi aux pièces produites (PV de constat d’huissier, rapport d’expertise privée…). Afin d’éviter toute difficulté, le demandeur a tout intérêt à rédiger l’acte de procédure de la manière la plus exhaustive qu’il soit. Une description précise des désordres et de leurs conséquences, présentée méthodiquement sous forme de tirets, pourrait être privilégiée. Cette liste sera d’autant plus utile qu’elle facilitera le bon déroulement des opérations d’expertise à venir.
Portée relative de l’interruption des délais d’action : quelques rappels
L’arrêt commenté offre l’occasion de revenir sur la portée relative des délais d’action, qui sera résumée en ces quelques lignes :
Quant à son objet. Comme le rappelle l’arrêt étudié, l’interruption d’un délai de prescription et de forclusion est limitée au seul contenu visé dans la demande en justice ; en matière d’assurance construction, il a déjà été jugé par la Cour de cassation que l’assignation d’un assureur en sa qualité d’assurance dommages-ouvrage n’a pas pour effet d’interrompre le délai pour agir contre ce même assureur, pour le même ouvrage, en sa qualité d’assureur de responsabilité civile décennale (Civ. 3e, 29 mars 2018, n° 17-15.042, D. 2018. 719
; RDI 2018. 354, obs. D. Noguéro
; RTD civ. 2018. 642, obs. H. Barbier
).
Quant aux actions. L’interruption est exclusivement limitée à l’action introduite. Ce principe souffre néanmoins de tempéraments (v. par ex., la règle prétorienne applicable au délai de prescription suivant laquelle lorsque deux actions, bien qu’ayant une cause distincte, tendent à un seul et même but de sorte que la seconde est virtuellement comprise dans la première, l’interruption du délai de la première profite à la seconde (Civ. 1re, 9 mai 2019, n° 18-14.736, Dalloz actualité, 27 mai 2019, obs. J.-D. Pellier ; D. 2019. 1046
; RTD civ. 2019. 590, obs. H. Barbier
; RTD com. 2019. 749, obs. B. Bouloc
).
Quant aux bénéficiaires de l’interruption. L’interruption ne vaut que de « partie à partie » : seul le demandeur est le bénéficiaire de l’effet interruptif du délai de prescription ou de forclusion, à l’égard uniquement des parties à l’encontre desquelles il a formulé une demande en justice (principe auquel se réfère, notamment, la Cour de cassation dans l’arrêt sous commentaire lorsqu’elle énonce que l’exigence d’identification des désordres « détermine le cours de la prescription de l’acte dirigé contre celui que l’on veut empêcher de prescrire » (v. égal., Civ. 3e, 21 mars 2019, n° 17-28.021, Dalloz actualité, 29 avr. 2019, obs. C. Dreveau ; D. 2019. 583
; ibid. 1358, chron. A.-L. Collomp, C. Corbel, L. Jariel et V. Georget
; RDI 2019. 288, obs. D. Noguéro
; RTD civ. 2019. 586, obs. H. Barbier
; Dalloz avocats 2019. 386, obs. C. Auché et N. De Andrade
).
De la même manière, la reconnaissance par le débiteur du droit de celui à l’encontre duquel il prescrit (C. civ., art. 2240) ne bénéficie qu’au seul créancier concerné par cette reconnaissance (Civ. 2e, 5 mars 2020, n° 19-15.406, Dalloz actualité, 30 mars 2020, obs. H. Conte ; D. 2020. 535
), étant précisé que cette cause d’interruption ne joue que pour les délais de prescription, à l’exclusion des délais de forclusion (Civ. 3e, 10 juin 2021, n° 20-16.837, Dalloz actualité, 21 juin 2021, obs. G. Casu et S. Bonnet ; D. 2021. 1187
; ibid. 2251, chron. A.-L. Collomp, B. Djikpa, L. Jariel, A.-C. Schmitt et J.-F. Zedda
; RDI 2021. 491, obs. C. Charbonneau
).
Civ. 3e, 2 mai 2024, FS-B, n° 22-23.004
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