Refus d’exonération fiscale : préjudice indemnisable et faute dolosive de l’assuré
Par un arrêt du 30 mai 2024, la Cour de cassation rappelle que si par principe le paiement d’un impôt légalement dû ne peut constituer un préjudice indemnisable, il en va autrement lorsque, sans la faute qui fonde l’action en responsabilité, le contribuable n’aurait pas eu à acquitter l’impôt litigieux, ou seulement pour une somme moindre. Elle rappelle ensuite que les juges du fond ne peuvent qualifier une faute de l’assuré de dolosive sans avoir caractérisé que ce dernier avait conscience du dommage que causerait nécessairement son comportement.
L’arrêt du 30 mai 2024 donne l’occasion à la Cour de cassation de rappeler des solutions qui, pour ne pas être nouvelles, n’en sont pas moins importantes.
Au cas présent, deux groupes de personnes avaient investi des sommes en vue de participer à un programme de défiscalisation. Plus précisément, ce programme avait été conçu par une première société et avait été présenté aux investisseurs par une deuxième. Il consistait à apporter à diverses sociétés, elles-mêmes créées par une troisième société, des fonds destinés à l’acquisition et à l’installation de matériels de production d’énergie éolienne en vue de leur location, l’ensemble de l’opération étant mise en œuvre par deux sociétés. La société ayant créé les sociétés dans lesquelles les fonds avaient été investis ayant délivré aux investisseurs des certificats attestant que les investissements avaient été réalisés « au sens de l’article 199 undecies B du CGI », les investisseurs avaient alors imputé sur le montant de leur impôt des réductions d’impôts en application de ce texte.
Sans entrer dans le détail des éléments ayant conduit à cette solution, l’administration fiscale a cependant remis en cause les réductions en question et rappelé les sommes litigieuses en y appliquant des majorations de retard.
Les investisseurs avaient alors décidé d’agir en responsabilité contre la société leur ayant présenté le programme, celle ayant créé les sociétés dans lesquelles les capitaux avaient été investis, la société ayant conçu le programme et les deux sociétés chargées de le mettre en œuvre, ces trois dernières sociétés ayant entre-temps été placées en liquidation, ainsi que les assureurs de l’ensemble de ces sociétés.
Tout en constatant les fautes de plusieurs de ces sociétés, la cour d’appel avait, d’une part, estimé que les investisseurs ne pouvaient se voir octroyer des dommages et intérêts au titre d’un quelconque préjudice financier, aux motifs que ces derniers avaient finalement payé l’impôt qu’ils auraient dû acquitter en l’absence de la réduction attendue au titre de l’investissement contesté et que le paiement de l’impôt auquel on est tenu ne constitue pas un préjudice indemnisable. L’indemnisation accordée aux investisseurs l’avait alors été exclusivement sur le terrain du préjudice moral.
La cour d’appel avait, d’autre part, débouté les investisseurs ainsi que la société ayant créé les sociétés dans lesquelles les fonds avaient été investis de leurs demandes et actions en garantie dirigées contre l’assureur de cette dernière, considérant que la société avait commis une faute dolosive exclusive de la garantie de l’assureur et consistant dans la délivrance erronée des attestations fiscales.
Des pourvois ayant été introduits par les investisseurs ainsi que par la société ayant créé les sociétés dans lesquelles les fonds avaient été investis, la cassation est prononcée sur chacun de ces aspects, la Cour de cassation revenant ainsi successivement sur les conditions dans lesquelles le paiement de l’impôt ou de majorations peut être constitutif d’un préjudice indemnisable et sur la notion de faute dolosive exclusive de la garantie de l’assureur.
Les limites du caractère non indemnisable du préjudice consistant à payer un impôt ou une majoration
À première vue, la position de la cour d’appel, qui s’inscrit dans la lignée d’une jurisprudence constante (v. par ex., insistant sur le caractère classique du refus de voir dans le paiement d’un impôt légalement dû un préjudice réparable, Lyon, 15 oct. 2020, n° 18/04480), se comprend bien. D’une façon classique, on affirme que la responsabilité civile a vocation à réparer ou indemniser le dommage causé à autrui dont un intérêt légitime a été injustement lésé (Rép. civ., v° Responsabilité : généralités, par P. le Tourneau, mai 2009 [actualisation, mars 2024], n° 8). Or, par hypothèse, il n’y a rien d’injuste à devoir payer un impôt auquel on est légalement tenu.
Si l’affirmation est abstraitement convaincante, on conçoit aisément qu’elle ne saurait être retenue d’une façon trop absolue. Il n’est pas illégitime de confier la gestion de ses intérêts fiscaux à des professionnels, ou tout simplement d’attendre de certains professionnels du droit un devoir de conseil sur les conséquences fiscales de certains actes. Or, lorsque les manquements de tels professionnels à leurs obligations, légales ou contractuelles, conduisent certains contribuables à payer un impôt, ou des majorations d’impôt, plus importants que ce à quoi ils auraient été tenus en présence d’une bonne exécution de leurs obligations, il semble difficile d’affirmer qu’il n’en résulte aucun préjudice indemnisable.
Ces considérations expliquent que la jurisprudence apporte des limites au principe selon lequel le paiement d’un impôt légalement dû ne peut constituer un préjudice indemnisable : tel est toutefois le cas lorsque, sans faute des parties contre lesquelles l’action en responsabilité est dirigée, le contribuable n’aurait pas payé l’impôt litigieux ou aurait payé à ce titre une somme moindre. Tel est le cas lorsque, comme en l’espèce, c’est par la faute de personnes à l’origine d’une opération de défiscalisation, ou mettant en œuvre ce projet, que les réductions d’impôts projetées n’ont pu avoir lieu (arrêt commenté, § 15). Tel est encore le cas lorsqu’un professionnel du droit a manqué à son obligation d’information ou de conseil entraînant des majorations pour le contribuable (v. par ex., sur le devoir de conseil du notaire, Civ. 1re, 20 déc. 2017, n° 16-13.073, Dalloz actualité, 15 janv. 2018, obs. A. Hacène ; D. 2018. 8
; J.-P. Borel, Devoir de conseil et d’information en matière fiscale et préjudice indemnisable, AJDI 2020. 701
; v. spécifiquement, sur le caractère indemnisable des intérêts de retard dus à l’administration fiscale, Civ. 3e, 3 févr. 2021, n° 19-17.740, J.-P. Tricoire, Perte de chance de bénéficier d’un avantage fiscal, responsabilité du vendeur et étendue de la réparation, AJDI 2021. 787
, obs. M. Thioye
; RDI 2021. 230, obs. J.-P. Tricoire
) ou l’empêchant de renoncer à l’opération projetée (Civ. 1re, 15 janv. 2015, n° 14-10.256, AJDI 2015. 373
; AJ fam. 2015. 76, obs. P. Jolivet
).
Au cas présent, faisant une application logique de ces limites au principe selon lequel le paiement d’un impôt légalement dû ne peut constituer un préjudice réparable, la Cour de cassation (sur délib. de la chambre commerciale, arrêt commenté, § 13) retient qu’en se bornant à affirmer que le préjudice fiscal des investisseurs n’était pas indemnisable dans la mesure où ces derniers avaient finalement payé le montant qu’ils auraient dû acquitter en l’absence de la réduction attendue au titre de l’opération (ce qui n’est au demeurant pas exact, les investisseurs ayant en outre acquitté des majorations), sans rechercher si, sans les fautes commises par les sociétés, les investisseurs n’auraient pas pu éviter de payer l’impôt litigieux ou un montant moindre, la cour d’appel a privé sa décision de base légale au regard des articles 1147 et 1149 du code civil dans leur version antérieure à la réforme de 2016.
Si la solution mérite sans doute d’être approuvée, on peut néanmoins remarquer qu’en pratique, les limites posées au principe selon lequel le paiement d’un impôt légalement dû ne peut constituer un préjudice indemnisable vident largement ce principe de sa substance, tant on peine à imaginer en quoi pourrait consister un tel préjudice si ce n’est avoir dû, par la faute d’un tiers, payer plus que ce qui aurait été envisageable sans cette faute.
La notion de faute dolosive exclusive de la garantie de l’assureur
La compréhension de l’article L. 113-1, alinéa 2, du code des assurances a connu une importante évolution au cours de la décennie écoulée. Cet alinéa dispose que « L’assureur ne répond pas des pertes et dommages provenant d’une faute intentionnelle ou dolosive de l’assuré », l’idée étant que de telles fautes retirent au contrat d’assurance la dimension d’aléa qui est sensée lui être consubstantielle.
On sait que, d’une façon classique, la jurisprudence retenait une conception unitaire, et particulièrement stricte, des fautes intentionnelles et dolosives au sens de cet article, les définissant l’une comme l’autre comme la faute par laquelle « l’assuré a voulu non seulement l’action ou l’omission génératrice du dommage, mais encore le dommage lui-même » (Civ. 1re, 28 avr. 1993, n° 90-16.363).
Si cette solution unitaire avait semblé s’infléchir à partir de 2013 (Civ. 2e, 28 févr. 2013, n° 12-12.813, Dalloz actualité, 15 mars 2013, obs. T. de Ravel d’Esclapon ; D. 2013. 2058, chron. H. Adida-Canac, R. Salomon, L. Leroy-Gissinger et F. Renault-Malignac
; 12 sept. 2013, n° 12-24.650, Dalloz actualité, 24 sept. 2013, obs. T. de Ravel d’Esclapon ; D. 2014. 571, chron. L. Lazerges-Cousquer, N. Touati, H. Adida-Canac, E. de Leiris, T. Vasseur et R. Salomon
), la Cour de cassation admettant une compréhension de la faute dolosive incompatible avec la définition ci-dessus rappelée, elle avait été plus clairement abandonné par la suite par une affirmation expresse de l’autonomie des fautes intentionnelles et dolosives (Civ. 1re, 20 mai 2020, n° 19-11.538, Dalloz actualité, 9 juin 2020, obs. R. Bigot ; D. 2020. 1107
; ibid. 2198, chron. N. Touati, C. Bohnert, E. de Leiris et N. Palle
; RDI 2021. 262, étude A. Pélissier
; A. Pélissier, Faute intentionnelle ou dol, la place du débat en assurance construction, RDI 2021. 262
).
Cette autonomie affirmée, restait toutefois à préciser les contours de la faute dolosive au sens de l’article L. 113-1, alinéa 2, du code des assurances, ce que la Cour de cassation a fait en la définissant comme l’acte délibéré de l’assuré commis avec la conscience du caractère inéluctable du dommage (Civ. 2e, 10 nov. 2021, n° 19-12.659 ; 20 janv. 2022, n° 20-13.245, D. 2022. 166
; ibid. 1117, obs. R. Bigot, A. Cayol, D. Noguéro et P. Pierre
; ibid. 1993, chron. F. Jollec, C. Bohnert, C. Dudit, J. Vigneras, S. Ittah et X. Pradel
).
Si l’évolution ci-dessus rappelée conduit indubitablement à un élargissement du domaine d’exclusion de garantie de l’assureur, il convient néanmoins que les juges caractérisent en quoi la faute de l’assuré est intentionnelle (autrement dit que non seulement l’assuré a voulu l’action ou l’omission mais encore le résultat dommageable) ou dolosive (donc que l’assuré s’est comporté d’une façon délibérée avec la conscience qu’un dommage résulterait inéluctablement de son action ou de son omission).
Au cas présent, pour affirmer que l’assurée avait commis une faute dolosive et rejeter les demandes et actions en garantie dirigées contre l’assureur de la société ayant créé celles dans lesquelles les fonds avaient été investis, la cour d’appel avait seulement constaté que cette société avait délivré des attestations fiscales selon lesquelles les investissements avaient été réalisés au sens de l’article 199 undecies B du code général des impôts, alors que les éoliennes n’avaient pas été livrées. Or, la jurisprudence administrative retenant que pour que les investissements soient réalisés au sens de l’article précité, il faut qu’ils soient productifs, ce qui ne pouvait ici être le cas en l’absence de livraison des éoliennes.
Les différents pourvois dirigés contre cette partie de l’arrêt d’appel portaient, en substance, la même critique, qui trouve grâce aux yeux de la deuxième chambre civile de la Cour de cassation : en se bornant à opérer ce constat, la cour d’appel n’avait pas recherché si l’assurée avait conscience qu’un dommage résulterait nécessairement de ses actes.
On peut sans doute penser qu’implicitement la cour d’appel avait considéré que le fait, pour un professionnel, de délivrer une attestation en l’absence manifeste de l’un des éléments nécessaires à la véracité de l’attestation remplie bien les critères précédemment rappelés de la faute dolosive. Sans insister sur le fait que l’assurée invoquait une évolution de la jurisprudence administrative pour justifier sa bonne foi, la Cour de cassation, après avoir rappelé la définition de la faute dolosive au sens du présent article (arrêt commenté, § 23), estime que les motifs retenus par la cour d’appel sont impropres à caractériser la conscience qu’avait l’assurée du caractère inéluctable du dommage que subiraient les investisseurs (arrêt commenté, §§ 24 et 25), entraînant de ce fait la cassation de l’arrêt.
La censure était prévisible. On peut toutefois, à la marge, s’interroger sur la justification. Si la motivation de l’arrêt d’appel pouvait sembler insuffisante, ce n’est pas tant la conscience du caractère inéluctable du dommage qui semble soulever des difficultés, mais la conscience de commettre une faute. En effet, si l’assurée savait être en train de délivrer une attestation mensongère, il paraît difficilement contestable, sans qu’une longue justification ne soit nécessaire, que cette dernière devait savoir que son comportement causerait un dommage aux investisseurs au regard des conséquences fiscales qui en résultent. En revanche, il est beaucoup moins certain que le comportement de l’assurée traduise un manquement délibéré à ses obligations. Cette remarque traduit peut-être une légère imprécision dans la définition donnée de la faute dolosive, comme « acte délibéré de l’assuré » (arrêt commenté, § 23). Pour que la faute soit dolosive, c’est bien le manquement de l’assuré à ses obligations, et non un « acte » quelconque, qui doit être délibéré.
Civ. 2e, 30 mai 2024, F-B, n° 22-16.275, n° 22-18.666 et n° 22-18.888
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