Refus d’obtempérer et recours à la force meurtrière
La Cour de Strabourg revient sur les critères résultant de l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme en matière de recours à la force meurtrière par les agents de l’État, qu’il s’agisse du volet procédural ou du volet matériel. Elle retient la non-violation de la Convention concernant l’absence de poursuites de l’agent qui, par un tir sans sommation, a rendu paraplégique le requérant, malgré les lenteurs des investigations.
Les faits à l’origine de la requête
Le requérant fut victime de coups de feu lors d’un contrôle de police inopiné. Alors qu’il se trouvait dans un parking et qu’il détenait une importante somme d’argent qu’il devait transporter dans le cadre d’un trafic de stupéfiants, des policiers entrèrent et constatèrent un comportement suspect du requérant. Ce dernier entra dans son véhicule pour fuir. Un policier qui lui avait indiqué de s’arrêter se mit alors devant le véhicule. Un autre policier présent, estimant que son collègue allait être percuté par la voiture conduite par le requérant, tira à deux reprises dans la direction de ce dernier sans sommation. Le second tir atteignit le requérant. En dépit d’un mouvement de recul sur sa gauche, le policier fut heurté par la voiture du requérant et blessé à la jambe et au pied. Le requérant fut quant à lui grièvement blessé, puisqu’il devint paraplégique. Par ailleurs, il fut condamné pour trafic de stupéfiants et participation à une association de malfaiteurs.
La procédure en interne
Le lendemain des faits, le procureur de la République ouvrit une enquête pour violences volontaires avec arme par destination sur agent à l’encontre du requérant. Il confia cette enquête à la direction interrégionale de la police judiciaire qui effectua des vérifications sur l’ensemble des faits et auditionna les policiers séparément. Ils parvinrent à la conclusion que l’usage de l’arme par le policier semblait proportionné à la menace constituée par la voiture.
Quant au requérant, il avait porté plainte contre X pour tentative du meurtre auprès du procureur de la République, ce dernier indiquant qu’il prendrait position en fonction des résultats de l’enquête qu’il avait actionnée. Compte tenu de ceux-ci qu’il estima exclusivement à charge contre lui, le requérant saisit le juge d’instruction.
Trois juges d’instruction se succédèrent. Devant le premier, le requérant demanda une reconstitution des faits qui lui fut refusée. Quant au procureur, il étendit la saisine du juge aux faits de violence par le requérant à l’encontre du policier.
Un second juge d’instruction fut désigné et délivra rapidement un avis de fin d’information. Estimant que l’instruction avait été incomplète, le requérant demanda de nouveaux actes qui furent refusés par le juge au motif que les conditions de la légitime défense semblaient caractérisées au bénéfice du policier.
La chambre de l’instruction, en appel, infirma l’ordonnance de refus, au motif que le point de savoir si la légitime défense était caractérisée constituait un enjeu considérable. Entretemps, le procureur avait requis un non-lieu pour le policier et demandé à renvoyer le requérant devant le tribunal, estimant par ailleurs que sa constitution de partie civile était abusive et dilatoire.
Un troisième juge d’instruction fut désigné. Ce dernier accomplit de nouveaux actes d’investigations. Bien que le procureur eût maintenu ses réquisitions, le juge d’instruction décida de renvoyer le policier et le requérant devant le tribunal correctionnel. Le parquet fit appel. La cour d’appel infirma la décision pour prononcer un non-lieu à l’égard du policier, ce qui fut confirmé par la Cour de cassation. Le requérant fut condamné pour refus d’obtempérer aggravé.
En parallèle, le requérant avait engagé une action en responsabilité de l’État pour déni de justice, à raison du délai déraisonnable, et pour faute lourde. Le tribunal condamna l’État à verser 5 400 € de dommages-intérêts au requérant eu égard à la longueur de l’instruction. Ce dernier saisit alors la Cour européenne des droits de l’homme.
Sur l’applicabilité de l’article 2 de la Convention
Le requérant soutenait, d’une part, que le recours à la force par usage d’une arme feu n’était ni absolument nécessaire ni proportionné en l’espèce, d’autre part que l’instruction était défaillante en ce qu’elle a été lente, incomplète et sans examen effectif de ses arguments. Bien que le requérant ne soit pas décédé à la suite du tir policier, il invoquait ainsi une violation de l’article 2 de la Convention européenne en ses volets procédural et matériel. En effet, cet article s’applique même s’il n’y a pas eu de décès mais que la force utilisée était potentiellement meurtrière (CEDH 23 mai 2019, Chebab c/ France, n° 542/13, Dalloz actualité, 27 mai 2019, obs. D. Goetz ; D. 2019. 1523, et les obs.
, note A.-B. Caire
) ou qu’elle pouvait conduire à donner la mort de façon involontaire (CEDH 27 juin 2000, Ilhan c/ Turquie, n° 22277/93, AJDA 2000. 1006, chron. J.-F. Flauss
; RFDA 2001. 1250, chron. H. Labayle et F. Sudre
; RSC 2001. 881, obs. F. Tulkens
).
Sur le volet procédural
Tout d’abord, la Cour réaffirme que l’article 2 de la Convention impose aux autorités nationales l’obligation procédurale de mener une enquête effective sur les allégations de violation de son volet matériel (CEDH 30 mars 2016, Armani Da Silva c/ Royaume-Uni, n° 5878/08, Dalloz actualité, 22 avr. 2016, obs. N. Devouèze). Cet article exige alors que les enquêtes soient conduites avec célérité et avec une diligence raisonnable, car le passage du temps est de nature à nuire à l’enquête et à compromettre ses chances d’aboutissement (CEDH 17 sept. 2014, Mocanu et autres c/ Roumanie, nos 45886/07 et autres). La Cour rappelle ensuite les critères de son contrôle s’agissant du recours à la force pour les agents de l’État que sont l’indépendance de l’enquête, son caractère adéquat – dans le sens où elle doit permettre d’établir les faits, de déterminer si le recours à la force se justifiait ou non dans les circonstances, ainsi que d’identifier les responsables et, le cas échéant, de les sanctionner –, son effectivité et l’association de la victime ou de ses proches (CEDH 20 déc. 2004, Makaratzis c/ Grèce, n° 50385/99, AJDA 2005. 541, chron. J.-F. Flauss
). Elle indique néanmoins que cette obligation procédurale n’exige pas que toute poursuite se solde par une inculpation ou une condamnation.
En l’espèce, la Cour ne constate aucune violation de l’article 2 dans son volet procédural. Bien que l’on puisse constater à la lecture des faits une réticence des magistrats à enquêter sur l’affaire et à renvoyer le policier en cause devant le tribunal, la Cour met particulièrement en avant les défaillances du requérant dans son action.
S’agissant du manque d’indépendance, la Cour constate tout d’abord que le requérant n’a jamais soulevé cet argument devant les juridictions internes, pour ensuite retenir que ni les enquêteurs, ni les magistrats de l’instruction n’étaient soumis à une dépendance in concreto.
S’agissant des caractères d’effectivité et d’adéquation, la Cour relève les lenteurs de la procédure interne tout en retenant que les juridictions nationales, par le biais de l’action en responsabilité de l’État, ont redressé la situation. En tout état de cause, elle constate que ces défaillances n’ont pas empêché les autorités d’établir les faits essentiels sans qu’il ne soit allégué que la réalisation tardive de certaines expertises ait pu compromettre leurs résultats. Or, la Cour a déjà eu l’occasion de retenir que « si les constatations des juges nationaux ne [la] lient pas » et qu’elle « demeure libre de se livrer à sa propre évaluation à la lumière de l’ensemble des éléments dont elle dispose, elle ne s’écartera normalement de leurs constatations de fait que si elle est en possession de données convaincantes à cet effet », le requérant ayant en l’espèce dû succomber dans la charge de la preuve (CEDH 10 juill. 2001, AvÅŸar c/ Turquie, 2001, n° 25657/94). Même si deux circonstances relatives aux faits n’ont pu être établies, la Cour retient que cette situation ne contrevient pas en l’espèce à l’obligation de moyen à la charge de l’État quant à l’établissement des faits.
Enfin, s’agissant de la participation de la victime, critère non contesté, il est constaté que le requérant a eu un accès suffisant au dossier pénal.
Partant, la Cour conclut que la procédure a été impartiale, indépendante, effective et adéquate, respectant le volet procédural de l’article 2.
Sur le volet matériel
En vertu de l’article 2 de la Convention, le recours à la force doit être rendu « absolument nécessaire » pour atteindre l’un des objectifs mentionnés audit article. C’est pourquoi la Cour examine « de façon extrêmement attentive les allégations de violation de cette disposition, en prenant en considération non seulement les actes des agents de l’État ayant effectivement eu recours à la force, mais également l’ensemble des circonstances les ayant entourés, notamment leur préparation et le contrôle exercé sur eux ». Plus précisément, elle estime que « les policiers ne doivent pas être dans le flou lorsqu’ils exercent leurs fonctions, que ce soit dans le contexte d’une opération préparée ou dans celui de la prise en chasse spontanée d’une personne perçue comme dangereuse », ce qui exige de contrôler « si l’opération litigieuse était encadrée par des règles et organisée de manière à réduire autant que possible les risques de faire perdre la vie à l’intéressé » et « si le recours à une force potentiellement meurtrière était légitime » (CEDH 20 déc. 2004, Makaratzis c/ Grèce, n° 50385/99, préc.).
En l’espèce, le cadre juridique n’était pas contesté, ce dernier ayant déjà été contrôlé par la Cour (CEDH 4 sept. 2018, Mendy c/ France, n° 71428/12). Pour la Cour, le but légitime ne faisait pas de doute en ce que l’usage de l’arme à feu par le policier avait pour objectif de protéger son collègue qui se trouvait face à la voiture du requérant, soit contre une violence illégale au sens de l’article 2.
C’est alors sur l’absolue nécessité, élément éminemment contesté par le requérant, que la Cour a limité son contrôle. Elle rappelle, conformément à sa jurisprudence antérieure, « qu’elle ne saurait, en réfléchissant dans la sérénité des délibérations, substituer sa propre appréciation de la situation à celle de l’agent qui a dû réagir, dans le feu de l’action, à ce qu’il percevait sincèrement comme un danger afin de sauver sa vie ou celle d’autrui ». En effet, la Cour estime qu’elle n’a pas à adopter le point de vue d’un observateur détaché, mais à rechercher « si la personne croyait honnêtement et sincèrement qu’il était nécessaire de recourir à la force » (CEDH 30 mars 2016, Armani da Silva, n° 5878/08, préc.). C’est pourquoi la Cour rejette les arguments du requérant tendant à l’existence d’alternatives aux tirs pour ne pas « spéculer dans l’abstrait sur l’opportunité des policiers d’employer d’autres moyens » neutralisants, tout en reconnaissant qu’il serait souhaitable que de tels moyens se développent. In fine, la Cour fait siennes les conclusions des juridictions nationales selon lesquelles le policier en cause pouvait raisonnablement penser que le requérant allait percuter son collègue tout en ajoutant que le requérant n’a pas apporté d’arguments permettant de mettre sérieusement en doute la conclusion des autorités et juridictions pénales nationales. La Cour s’appuie en particulier sur les circonstances que l’opération n’était pas planifiée, « que les policiers ont été obligés de réagir sans préparation spécifique préalable, d’autant plus qu’ils appartenaient à la brigade canine et non à la brigade anticriminalité », et que « les faits se sont déroulés en l’espace de quelques secondes », ce qui a rendu « difficile, voire impossible, un tir de sommation ».
C’est peut-être sur cette reprise d’éléments que la décision peut éventuellement porter à critique. En effet, les juges de Strasbourg ont déjà pu retenir « qu’il peut être utile de savoir si l’opération des forces de l’ordre avait été préparée et contrôlée de manière à minimiser dans la mesure du possible le recours à la force meurtrière », tout en « considérant tout particulièrement le contexte dans lequel l’incident s’est produit ainsi que la manière dont la situation a évolué » (CEDH 9 oct. 1997 et Constantinou c/ Chypre, n° 86/1996/705/897) afin de vérifier que les autorités nationales « n’ont pas fait preuve de négligence dans le choix des mesures prises » (CEDH 17 mars 2005, Bubbins c/ Royaume-Uni, n° 50196/99, RSC 2006. 431, obs. F. Massias
). Ils ont par ailleurs affirmé qu’effectuer une arrestation régulière ne peut justifier de mettre en danger des vies humaines qu’en cas de nécessité absolue, ce qui n’est pas le cas « lorsque l’on sait que la personne qui doit être arrêtée ne représente aucune menace pour la vie ou l’intégrité physique de quiconque et n’est pas soupçonnée d’avoir commis une infraction à caractère violent, même s’il peut en résulter une impossibilité d’arrêter le fugitif » (CEDH 6 juill. 2005, Natchova et autres c/ Bulgarie, n° 43577/98, AJDA 2005. 1886, chron. J.-F. Flauss
; RSC 2006. 431, obs. F. Massias
).
Précisément, le requérant prétendait ici que l’opération avait été planifiée. Toutefois, c’est l’impression inverse qui se dégage de l’ensemble des faits, lorsque l’on constate qu’il s’agit en l’occurrence de la brigade canine qui, en patrouille et trouvant deux personnes au comportement suspect rejoignant leurs véhicules, décidèrent d’un contrôle qui a conduit un policier à choisir de se positionner devant l’une des voitures. Or, les éléments de contestations du requérant n’ont pas conduit à ce que cet aspect soit analysé.
CEDH 16 janv. 2025, Ghaoui c/ France, n° 41208/21
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