Règlement Bruxelles I bis : les clauses attributives de juridiction et les tiers
Par un arrêt du 9 octobre 2024, la Cour de cassation renvoie à la Cour de justice de l’Union européenne quatre questions préjudicielles afin que celle-ci clarifie sa jurisprudence relative à la portée d’une clause attributive de juridiction à l’égard des tiers.
Le règlement (UE) n° 1215/2012 du 12 décembre 2012 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale prévoit, par son article 25, la possibilité de conclure une clause attributive de juridiction : « 1. Si les parties, sans considération de leur domicile, sont convenues d’une juridiction ou de juridictions d’un État membre pour connaître des différends nés ou à naître à l’occasion d’un rapport de droit déterminé, ces juridictions sont compétentes, sauf si la validité de la convention attributive de juridiction est entachée de nullité quant au fond selon le droit de cet État membre. Cette compétence est exclusive, sauf convention contraire des parties. La convention attributive de juridiction est conclue : a) par écrit ou verbalement avec confirmation écrite ; b) sous une forme qui soit conforme aux habitudes que les parties ont établies entre elles ; ou c) dans le commerce international, sous une forme qui soit conforme à un usage dont les parties ont connaissance ou étaient censées avoir connaissance et qui est largement connu et régulièrement observé dans ce type de commerce par les parties à des contrats du même type dans la branche commerciale considérée. (…) 5. Une convention attributive de juridiction faisant partie d’un contrat est considérée comme un accord distinct des autres clauses du contrat. La validité de la convention attributive de juridiction ne peut être contestée au seul motif que le contrat n’est pas valable ». L’article 15 prévoit par ailleurs des dispositions spécifiques aux clauses attributives conclues en matière d’assurance.
Avant l’entrée en vigueur de ce règlement Bruxelles I bis, des dispositions équivalentes avaient été posées par la Convention de Bruxelles du 27 septembre 1968 (art. 12 et 17) et par le règlement Bruxelles I (CE) n° 44/2001 du 22 décembre 2000 (art. 13 et 23).
La Cour de justice est intervenue à différentes reprises afin de préciser les conditions dans lesquelles une clause attributive conclue sur le fondement de ces dispositions pouvait être transmise à un tiers (sur l’ensemble de la question, D. Bureau et H. Muir Watt, Droit international privé, t. 2, 5e éd., PUF, 2021, n° 872 ; H. Gaudemet-Tallon et M.-E. Ancel, Compétence et exécution des jugements en Europe, 7e éd., LGDJ, 2024, nos 178 et 311 ; P. de Vareilles-Sommières et S. Laval, Droit international privé, Dalloz, coll. « Précis », 2024, n° 633). L’examen de sa jurisprudence ne permet toutefois pas de cerner une ligne directrice claire et cohérente lorsqu’il s’agit de déterminer si la clause considérée peut être invoquée par un tiers ou lui être opposée : au contraire, « les solutions, au lieu de se compléter harmonieusement, s’entremêlent sans logique » comme l’indique Madame la professeure M.-E. Ancel dans une étude lumineuse (M.-E. Ancel, Le champ personnel des clauses d’élection de for, in M. Laazouzi [dir.], Les clauses attributives de compétence internationale : de la prévisibilité au désordre, Éditions Panthéon Assas, 2021, p. 121, spéc. p. 131). Cette étude (p. 122 s.) met en effet en évidence que les différents arrêts prononcés en ce domaine font appel, selon les cas, à l’une des trois méthodes suivantes :
- certains arrêts recourent à la méthode des règles matérielles uniformes. Tel est notamment le cas de l’arrêt Gerling Konzern du 14 juillet 1983 (aff. C-201/82, Rev. crit. DIP 1984. 181, note H. Gaudemet-Tallon ; JDI 1983. 843, note A. Huet), qui a retenu que dans le cas d’un contrat d’assurance conclu entre un assureur et un preneur d’assurance, stipulé par ce dernier pour lui-même et en faveur de tiers par rapport au contrat et contenant une clause de prorogation de compétence se référant à des litiges susceptibles d’être soulevés par lesdits tiers, ces derniers, même s’ils n’ont pas expressément souscrit la clause de prorogation de compétence, peuvent s’en prévaloir, dès lors qu’il a été satisfait à la condition de forme écrite, prévue par l’article 17 de la Convention de Bruxelles, dans les rapports entre l’assureur et le preneur d’assurance, et que le consentement de l’assureur s’est manifesté clairement à cet égard ;
- d’autres arrêts recourent à la méthode semi-conflictualiste, comme l’arrêt Tilly Russ du 19 juin 1984 (aff. C-71/83, Rev. crit. DIP 1985. 385, note H. Gaudemet-Tallon ; JDI 1985. 159, note J.-M. Bischoff), qui a énoncé en ce qui concerne le rapport entre le transporteur et tiers porteur, qu’il est satisfait aux conditions posées à l’article 17 de la Convention de Bruxelles dès lors que la clause attributive de compétence a été reconnue valide entre le chargeur et le transporteur, et qu’en vertu du droit national applicable, le tiers porteur, en acquérant le connaissement, a succédé au chargeur dans ses droits et obligations. Cette approche a ensuite été affinée par un arrêt Corek Maritime du 9 novembre 2020 (aff. C-387/98, D. 2000. 298
; Rev. crit. DIP 2001. 359, note F. Bernard-Fertier
; RTD com. 2001. 306, obs. P. Delebecque
; JDI 2001. 701, note J.-M. Bischoff), selon lequel une clause attributive de juridiction, qui a été convenue entre un transporteur et un chargeur et qui a été insérée dans un connaissement, produit ses effets à l’égard du tiers porteur du connaissement pour autant que, en acquérant ce dernier, il ait succédé aux droits et obligations du chargeur en vertu du droit national applicable. Si tel n’est pas le cas, il convient de vérifier son consentement à ladite clause au regard des exigences de l’article 17 de la Convention de Bruxelles ; - d’autres arrêts, enfin, ont développé une approche consensualiste. C’est le cas de l’arrêt Refcomp du 7 février 2013 (aff. C-543/10, Dalloz actualité, 21 févr. 2013, obs. S. Menetrey ; D. 2013. 1110
, note S. Bollée
; ibid. 1503, obs. F. Jault-Seseke
; ibid. 2293, obs. L. d’Avout et S. Bollée
; Rev. crit. DIP 2013. 710, note D. Bureau
; RTD civ. 2013. 338, obs. P. Remy-Corlay
; ibid. 2014. 436, obs. P. Théry
; RTD com. 2013. 381, obs. A. Marmisse-d’Abbadie d’Arrast
), qui énonce qu’une clause attributive de juridiction convenue dans le contrat conclu entre le fabricant d’un bien et l’acquéreur de celui-ci ne peut pas être opposée au tiers sous-acquéreur qui, au terme d’une succession de contrats translatifs de propriété conclus entre des parties établies dans différents États membres, a acquis ce bien et veut engager une action en responsabilité à l’encontre du fabricant, sauf s’il est établi que ce tiers a donné son consentement effectif à l’égard de cette clause dans les conditions énoncées à l’article 23 du règlement Bruxelles I.
Ces différentes approches s’expliquent sans doute, au moins en partie, par la diversité des contrats litigieux, ces différents arrêts concernant le contrat d’assurance, le connaissement ou une chaîne de contrats translatifs de propriété. Elles s’expliquent également par le fait qu’il peut être délicat pour la Cour de justice de prévoir une solution unitaire à la question du régime juridique de la clause attributive de juridiction en présence d’un tiers, alors que les législations nationales des États membres régissant ces contrats sur le fond peuvent être plus ou moins proches ou éloignées, qu’elles peuvent ou non admettre, dans les litiges internes, la transmission de la clause attributive à un tiers, et qu’il peut donc être délicat d’imposer, sous l’angle du droit international privé, une approche unifiée. Il l’est d’autant plus qu’au-delà de ces exemples jurisprudentiels, il existe d’autres hypothèses dans lesquelles la question de la transmission se pose, notamment en cas de subrogation, de groupe de contrats ou de cession de contrat.
La diversité de ces approches n’en demeure pas moins un facteur important d’incertitudes pour les parties, pour leurs conseils et pour les juges.
À l’occasion d’une affaire dans laquelle le capital d’une société avait été cédé dans le cadre d’une opération prévoyant la rétrocession d’une partie du prix de vente à des cadres dirigeants qui devaient être désignés dans un second temps, la première chambre civile de la Cour de cassation a, par un arrêt du 9 octobre 2024, décidé de saisir la Cour de justice de différentes questions préjudicielles, au motif qu’elle s’interroge sur la portée de la décision Gerling, précitée, et se demande si celle-ci peut être étendue en dehors du domaine de l’assurance à tout tiers bénéficiaire d’une stipulation pour autrui.
Ces questions préjudicielles sont les suivantes :
- L’article 25 du règlement du règlement Bruxelles I bis doit-il être interprété en ce sens que, lorsqu’un contrat comporte une stipulation pour autrui, l’invocabilité, par le tiers bénéficiaire de cette stipulation, de la clause attributive de juridiction insérée dans ce contrat, relève du droit applicable au contrat ou d’une règle matérielle tirée de cet article ?
- Dans la seconde hypothèse, cet article 25 doit-il être interprété en ce sens que lorsqu’une partie à un contrat souscrit un engagement à l’égard d’un tiers, la clause attributive de juridiction prévue par le contrat peut, quelle que soit la nature du contrat, être invoquée par le tiers contre les parties au contrat ?
- Cet article 25 doit-il être interprété en ce sens que la clause attributive de juridiction, insérée dans un contrat qui définit une catégorie de bénéficiaires des engagements souscrits par les parties et fixe la procédure de désignation de ces bénéficiaires, est invocable, contre des parties au contrat, par un tiers, qui n’est pas nommément désigné par ce contrat et qui revendique la qualité de bénéficiaire de la stipulation pour autrui ?
- Cet article doit-il être interprété en ce sens que l’invocabilité d’une clause attributive de juridiction par le bénéficiaire d’une stipulation pour autrui est subordonnée à l’indication expresse, dans le contrat, que la stipulation pour autrui s’applique à la clause attributive de juridiction ?
Il est difficile d’anticiper les réponses qu’apportera la Cour de justice à ces questions, en espérant toutefois qu’elle ne les reformulera pas ou ne les synthétisera pas, comme elle le fait fréquemment.
Civ. 1re, 9 oct. 2024, FS-B, n° 22-22.015
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