Règlement Bruxelles I : du nouveau à propos de l’obligation de concentration des demandes au sein d’une instance

Les articles 33 et 36 du règlement Bruxelles I n’imposent pas au juge de l’État requis de prononcer l’irrecevabilité d’une demande nouvelle en dépit de l’obligation de concentration des demandes qui s’imposait au plaideur dans l’État d’origine de la décision, et cela même si le droit national de l’État requis contient une obligation similaire.

En répondant à une question préjudicielle posée par la chambre sociale de la Cour de cassation (Soc. 8 sept. 2021, n° 19-20.538 FS-B, D. 2021. 1633  ; ibid. 2022. 915, obs. S. Clavel et F. Jault-Seseke  ; RTD eur. 2022. 207, obs. A. Jeauneau ) concernant l’interprétation des articles 33 et 36 du règlement (CE) n° 44/2001 du 22 décembre 2000, dit « Bruxelles I », l’arrêt rendu le 8 juin 2023 par la Cour de justice de l’Union européenne devrait autant nourrir les débats sur l’autorité de la chose jugée que sur les effets des jugements rendus au sein de l’Union européenne.

Nœud du problème

En l’espèce, un salarié a été recruté le 25 août 1998 par la BNP Paribas, en vertu d’un contrat de droit anglais, afin qu’il travaille au sein de la succursale de la banque, située à Londres. Le 2 avril 2009, les parties ont signé un contrat de travail à durée indéterminée, de droit français, prévoyant le détachement du salarié à Singapour avant d’être, une nouvelle fois, affecté à la succursale de Londres en vertu d’un avenant daté du 16 août 2010.

C’est au cours de son détachement à Singapour que le salarié aurait commis une faute grave, justifiant son licenciement par une lettre du 30 septembre 2013. L’intéressé a donc saisi un juge anglais d’une action en contestation de licenciement abusif et en indemnisation, tout en formulant une réserve tendant à présenter par ailleurs des demandes de paiement en lien avec la rupture de son contrat de travail. Un jugement a été rendu le 26 septembre 2014, qui a déclaré l’action bien fondée et renvoyé à une audience ultérieure les points relatifs aux mesures de réparation. Parallèlement, la banque versait une certaine somme à son ancien salarié, à titre d’indemnité compensatoire.

Le 27 novembre 2014, le salarié a saisi le Conseil de prud’hommes de Paris afin d’obtenir que son ancien employeur soit condamné à lui verser diverses sommes, et plus précisément des dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, une indemnité compensatrice de préavis, une indemnité de licenciement ainsi que des bonus et des primes prévus par son contrat de travail. Par un jugement du 17 mai 2016, ces demandes ont été déclarées irrecevables en raison de l’autorité de la chose jugée attachée au jugement britannique.

Ce jugement a toutefois été infirmé par un arrêt de la Cour d’appel de Paris rendu le 22 mai 2019. Aux termes de cet arrêt, les magistrats ont estimé que l’autorité de la chose jugée ne s’opposait pas aux demandes présentées en France par le salarié dans la mesure où les demandes pécuniaires formées devant le tribunal anglais n’étaient pas les mêmes et n’avaient pas la même cause que celles présentées en France, permettant ainsi la condamnation de l’ancien employeur au paiement de diverses sommes en application du droit français et du contrat de travail.

Cet arrêt a été frappé d’un pourvoi en cassation par la BNP Paribas, permettant ainsi à la Cour de cassation de saisir la Cour de justice de plusieurs questions préjudicielles. La première, et la seule à laquelle la Cour de justice répondra compte tenu de la réponse qui lui sera apportée, consistait à déterminer si les articles 33 et 36 du règlement Bruxelles I doivent être interprétés « en ce sens que lorsque la loi de l’État membre d’origine de la décision confère à cette dernière une autorité telle que celle-ci fait obstacle à ce qu’une nouvelle action soit engagée par les mêmes parties afin qu’il soit statué sur les demandes qui auraient pu être formulées dès l’instance initiale, les effets déployés par cette décision dans l’État membre requis s’opposent[-ils] à ce qu’un juge de ce dernier État, dont la loi applicable ratione temporis prévoyait en droit du travail une obligation similaire de concentration des prétentions, statue sur de telles demandes ? ».

En d’autres termes, la reconnaissance de la décision britannique devait-elle entraîner l’irrecevabilité de l’action engagée en France dans la mesure où le droit anglais contenait une règle de concentration des demandes ?

Pour répondre à cette question, la Cour de justice va rappeler que la confiance réciproque, qui justifie une reconnaissance de plein droit des décisions rendues dans un État membre, comme le prévoit l’article 33, § 1, du règlement, et implique une absence de révision de telles décisions quant au fond, comme l’exige l’article 36 (p. 45), oblige à une interprétation restrictive des exceptions au principe de la reconnaissance (p. 46). Dans ces conditions, la reconnaissance doit avoir pour effet d’attribuer aux décisions étrangères, dans l’État requis, l’autorité et l’efficacité dont elles jouissent dans leur État d’origine (p. 47), obligeant ainsi à se « référer uniquement aux règles de droit de l’État membre d’origine pour déterminer les effets que cette décision doit déployer dans l’État membre requis » (p. 48).

Sur ces prémisses, la Cour en vient à la nécessité de résoudre la question suivante : la règle britannique qui impose aux parties de concentrer toutes leurs demandes relatives à une même relation juridique au sein d’une seule instance, sous peine d’irrecevabilité, relève-t-elle de l’autorité et de l’efficacité d’une décision rendue dans l’État membre d’origine lorsque celle-ci est reconnue dans l’État membre requis, obligeant à déclarer irrecevables les demandes formées ultérieurement devant une juridiction de l’État membre requis lorsqu’elles le sont entre les mêmes parties et sur la base de la même relation juridique ?

Concentration des demandes : une règle de nature procédurale

Selon les juges luxembourgeois, « une telle règle de droit interne de concentration des demandes est de nature procédurale et a pour objet d’éviter que les demandes liées à une seule et même relation juridique liant des parties ne donnent lieu à une multitude d’instances, tant dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice que dans celui des parties concernées » de sorte qu’elle « n’a pas vocation à régir l’autorité et l’efficacité dont une décision jouit dans l’État membre où elle a été rendue » (ibid.), ni « à s’appliquer aux fins de la détermination des effets attachés à une décision dont la reconnaissance est invoquée pour s’opposer à la recevabilité d’une action opposant les mêmes parties et concernant la même relation juridique qui a été introduite dans un autre État membre postérieurement à cette décision » (p. 50).

Une interprétation contraire, précise par ailleurs la Cour, risquerait d’altérer les règles d’unification de la compétence des juridictions des États membres posées par le règlement Bruxelles I en empêchant « une partie de saisir de nouvelles demandes une juridiction pourtant désignée comme compétente par le même règlement » (p. 51).

Ainsi, lorsqu’une décision étrangère est reconnue dans l’État membre requis, celle-ci est intégrée dans l’ordre juridique de cet État membre et les règles procédurales de ce dernier doivent s’appliquer, et notamment lorsqu’il s’agit de déterminer les éventuelles conséquences procédurales quant aux demandes formulées ultérieurement (p. 53 et 54).

En somme, puisque la décision étrangère reconnue est intégrée à l’ordre juridique de l’État requis, le raisonnement amène à laisser aux États membres le soin de déterminer si leurs règles procédurales obligent les plaideurs à concentrer leurs demandes dès la première instance.

Il est certain que l’obligation de concentration des demandes n’est pas étrangère à la conception que l’on attache à ce qu’est une bonne administration de la justice. De la même manière, d’ailleurs, que l’obligation de concentration des moyens, en dépit des différences qui les opposent. On sait, en ce qui concerne cette dernière obligation, que c’est par un emblématique arrêt Cesareo que la Cour de cassation a imposé au demandeur de faire valoir, dès l’instance relative à la première demande l’ensemble des moyens qu’il estime de nature à fonder celle-ci. Partant, une nouvelle demande, entre les mêmes parties, portant sur le même objet, se heurte à l’autorité de chose jugée, et ce même si elle repose sur un fondement juridique différent (Cass., ass. plén., 7 juill. 2006, n° 04-10.672, D. 2006. 2135, et les obs. , note L. Weiller  ; RDI 2006. 500, obs. P. Malinvaud  ; RTD civ. 2006. 825, obs. R. Perrot  ; JCP 2006. 10070, note G. Wiederkehr ; Procédures 2006. Repère 9, obs. H. Croze ; ibid. Comm. 201, obs. R. Perrot ; Dr. et patr. 2007. 113, obs. S. Amrani-Mekki ; Rev. huiss. 2006. 348, obs. N. Fricero).

Pourtant, et même si la frontière entre concentration des moyens et concentration des demandes peut être délicate à déterminer (J. Héron, T. Le Bars et K. Salhi, Droit judiciaire privé, 7e éd., LGDJ, 2019, spéc., n° 361), la jurisprudence a encore récemment marqué son refus d’imposer aux plaideurs une obligation de concentration des demandes (Civ. 2e, 19 mai 2022, n° 21-13.062, Dalloz actualité, 10 juin 2022, obs. N. Hoffschir ; AJDI 2022. 772 , obs. T. Brault  ; 15 déc. 2022, n° 21-16.007, Dalloz actualité, 11 janv. 2023, obs. C. Bléry ; AJ fam. 2023. 8, obs. F. Eudier et D. d’Ambra ).

En l’espèce, la solution consacrée par la Cour de justice, et qui consiste ainsi à ne pas imposer sur le fondement du droit européen ce que le droit interne écarte, peut donc être sur ce point saluée.

Cela étant, à la réflexion, on peut se demander si la solution contraire ne s’imposait pas d’elle-même. Ainsi qu’on l’a relevé, tant le droit anglais, État d’origine de la décision, que le droit français, État requis, imposaient en l’espèce une obligation de concentration des demandes. Une obligation qui, dans les deux cas, provenait du législateur, et non de la jurisprudence. Cette symétrie constituait sans doute la justification la plus opportune pour prononcer l’irrecevabilité de la demande formée en France par le salarié à l’encontre de la BNP Paribas.

Encore fallait-il, néanmoins, pour franchir le pas, considérer que l’obligation de concentration des demandes relève de l’autorité et de l’efficacité de la décision, ce que refuse la Cour de justice puisque, comme on l’a souligné, elle la qualifie de règle procédurale. C’est là une position bien curieuse qui semble s’affranchir de ce que l’obligation de concentration des demandes appartient à l’autorité négative de chose jugée qui, en s’opposant à ce qu’un juge statue en dehors d’une voie de recours sur une demande ayant déjà fait l’objet d’une décision de justice, s’analyse nécessairement en un attribut de l’acte juridictionnel.

En définitive, si la prudence de la solution devait satisfaire une doctrine qui voit généralement d’un mauvais œil l’extension du domaine de l’autorité de la chose jugée, il n’est pas certain qu’elle accueille sans réserve le raisonnement retenu par la Cour pour parvenir à la solution.

 

© Lefebvre Dalloz