Règlement Bruxelles I : liberté d’expression et condamnation prononcée dans un autre État membre
La Cour de justice de l’Union européenne précise les conditions dans lesquelles un jugement prononcé dans un autre État membre peut se voir dénier toute force exécutoire en France, lorsqu’il porte atteinte à la liberté d’expression garantie par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.
Les faits qui sont à l’origine de cette affaire sont simples à présenter.
Le journal Le Monde a publié au cours de l’année 2006 un article selon lequel deux clubs de football espagnols – dont le Real de Madrid – faisaient appel à un médecin instigateur d’un réseau de dopage dans le milieu du cyclisme.
Le club Real de Madrid a alors saisi un juge espagnol d’une action contre la société éditrice du journal et contre le journaliste auteur de l’article. Cette action a notamment conduit, par des décisions espagnoles rendues en 2009, 2010 et 2014, à la condamnation du journal Le Monde au paiement d’une somme de 300 000 € et du journaliste au paiement d’une somme de 30 000 €.
En 2018, le directeur des services de greffe judiciaires du tribunal de grande instance a été saisi sur le fondement de l’article 38 du règlement (CE) n° 44/2001 du 22 décembre 2000, dit « Bruxelles I », concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale. Rappelons que cet article 38, § 1, dispose que « les décisions rendues dans un État membre et qui y sont exécutoires sont mises à exécution dans un autre État membre après y avoir été déclarées exécutoires sur requête de toute partie intéressée » (sur ce, Memento Francis Lefebvre. Procédure civile 2024-2025, nos 65280 s. ; H. Gaudemet-Tallon et M.-E. Ancel, Compétence et exécution des jugements en Europe, 7e éd., LGDJ, 2024, nos 505 s.).
Ce directeur des services de greffe judiciaires a rendu deux déclarations constatant le caractère exécutoire des décisions espagnoles considérées.
Cependant, ces déclarations ont été infirmées par la Cour d’appel de Paris, au motif que ces décisions espagnoles étaient manifestement contraires à l’ordre public international français. Il est en effet important de rappeler que les articles 34 et 45 du règlement Bruxelles I prévoient cette réserve d’une contrariété manifeste à l’ordre public international français : la juridiction saisie d’un recours contre la décision relative à la demande de déclaration constatant la force exécutoire peut refuser ou révoquer une telle déclaration constatant la force exécutoire pour l’un des motifs prévus aux articles 34 et 35 (art. 45) et notamment lorsque l’exécution est manifestement contraire à l’ordre public de l’État membre requis (art. 34, pt 1). La cour d’appel a en particulier retenu que les condamnations prononcées en Espagne étaient d’un montant exceptionnel par rapport aux condamnations habituellement prononcées en France pour ce type de contentieux et qu’elles pouvaient donc avoir un effet dissuasif de nature à entraver les médias dans l’accomplissement de leur tâche d’information.
Saisie d’un pourvoi, la première chambre civile de la Cour de cassation a, par un arrêt du 28 septembre 2022 (nos 21-13.519 et 21-13.520, D. 2023. 925, obs. F. Jault-Seseke et S. Clavel
; JCP 2023. 143, spéc. § 8, obs. C. Nourissat), transmis à la Cour de justice différentes questions préjudicielles, qui ont été synthétisées par cette dernière de la manière suivante : l’exécution d’un jugement condamnant une société éditrice d’un journal et l’un de ses journalistes au paiement de dommages-intérêts en réparation du préjudice moral subi par un club sportif et l’un des membres de son équipe médicale en raison d’une atteinte à leur réputation doit-elle être refusée, en vertu des dispositions combinées de l’article 34 et de l’article 45 du règlement Bruxelles I, au motif qu’elle est de nature à constituer une violation manifeste de la liberté de la presse, telle que consacrée à l’article 11 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et, ainsi, une atteinte à l’ordre public de l’État membre requis ?
Cet article 11 dispose que « toute personne a droit à la liberté d’expression » et que « ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontières ».
Compte tenu de son importance, la portée de cet article a été précisée par la jurisprudence au fil des ans. C’est ainsi qu’il est acquis qu’il constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique et pluraliste, faisant partie des valeurs sur lesquelles est fondée l’Union (CJUE 23 avr. 2020, aff. C‑507/18, pt 48, AJDA 2020. 1652, chron. P. Bonneville, C. Gänser et S. Markarian
; D. 2020. 876
; RTD eur. 2020. 328, obs. F. Benoît-Rohmer
; ibid. 2021. 976, obs. F. Benoît-Rohmer
) mais que les droits et libertés qu’il consacre ne sont pas des prérogatives absolues et doivent être pris en considération par rapport à leur fonction dans la société (CJUE 6 oct. 2020, aff. C‑511/18, C‑512/18 et C‑520/18, pt 120, Dalloz actualité, 13 oct. 2020, obs. C. Crichton ; AJDA 2020. 1880
; D. 2021. 406, et les obs.
, note M. Lassalle
; ibid. 2020. 2262, obs. J. Larrieu, C. Le Stanc et P. Tréfigny
; ibid. 2022. 2002, obs. W. Maxwell et C. Zolynski
; AJ pénal 2020. 531
; Dalloz IP/IT 2021. 46, obs. E. Daoud, I. Bello et O. Pecriaux
; Légipresse 2020. 671, étude W. Maxwell
; ibid. 2021. 240, étude N. Mallet-Poujol
; RTD eur. 2021. 175, obs. B. Bertrand
; ibid. 181, obs. B. Bertrand
; ibid. 973, obs. F. Benoît-Rohmer
). À propos de la presse, la Cour européenne des droits de l’homme a par ailleurs précisé qu’il convient d’accorder un grand poids à l’intérêt de la société démocratique à assurer et à maintenir la liberté de la presse lorsqu’il s’agit de déterminer si l’ingérence en cause est proportionnée au but légitime poursuivi (CEDH 16 juin 2015, n° 64569/09, § 132, Dalloz actualité, 30 juin 2015, obs. S. Lavric ; RTD eur. 2016. 341, obs. F. Benoît-Rohmer
; Légicom 2016, n° 57, p. 35, obs. N. Verly) et que si les personnes lésées par des propos diffamatoires ou par d’autres types de contenus illicites doivent disposer de la possibilité d’engager une action en responsabilité de nature à constituer un recours effectif contre les atteintes à leur réputation, toute décision accordant des dommages-intérêts pour une atteinte causée à la réputation doit présenter un rapport raisonnable de proportionnalité entre la somme allouée et l’atteinte en cause (CEDH 17 janv. 2017, n° 31566/13, § 77). Dans ce cadre, il y a lieu de considérer qu’un montant de dommages-intérêts d’une ampleur imprévisible ou élevée par rapport aux sommes allouées dans des affaires de diffamation comparables est de nature à avoir un effet dissuasif sur l’exercice de la liberté de la presse (CEDH 15 juin 2017, n° 28199/15, §§ 84 et 85).
Ces différents éléments permettent d’éclairer la solution retenue par l’arrêt de la Cour de justice du 4 octobre 2024, selon laquelle, au sens des article 34 et 45 du règlement Bruxelles I, « l’exécution d’un jugement condamnant une société éditrice d’un journal et l’un de ses journalistes au paiement de dommages-intérêts en réparation du préjudice moral subi par un club sportif et l’un des membres de son équipe médicale en raison d’une atteinte à leur réputation du fait d’une information les concernant publiée par ce journal doit être refusée pour autant qu’elle aurait pour effet une violation manifeste de la liberté de la presse, telle que consacrée à l’article 11 de la Charte des droits fondamentaux et, ainsi, une atteinte à l’ordre public de l’État membre requis ».
L’arrêt précise l’office du juge national à ce sujet : il lui incombe de vérifier si les dommages-intérêts accordés, en l’espèce, en Espagne s’avèrent manifestement disproportionnés par rapport à l’atteinte à la réputation et risquent ainsi d’avoir un effet dissuasif dans l’État membre requis sur la couverture médiatique de questions analogues à l’avenir ou, plus généralement, sur l’exercice de la liberté de la presse, telle que consacrée à l’article 11 de la Charte (arrêt, § 69). À cet effet, le juge doit prendre en compte l’ensemble des circonstances, parmi lesquelles figurent les ressources des personnes condamnées, la gravité de leur faute et l’étendue du préjudice (arrêt, § 68). Il peut également prendre en compte les sommes allouées dans l’État membre requis pour une atteinte comparable, étant précisé qu’une éventuelle divergence entre ces sommes et le montant des dommages-intérêts accordés dans l’autre État membre n’est pas, à elle seule, suffisante pour considérer, de manière automatique, que ces dommages-intérêts sont manifestement disproportionnés par rapport à l’atteinte à la réputation en cause (arrêt, § 70). Le juge ne peut pas contrôler en tout état de cause les appréciations de fond portées par les juridictions de l’État membre d’origine, puisqu’il ne peut pas procéder à une révision au fond selon l’article 45 du règlement Bruxelles I (arrêt, § 71).
Cette approche peut être approuvée car elle permet d’assurer l’effectivité de l’article 11 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne tout en prenant en considération les éléments de chaque espèce. Elle conservera sa portée en cas de mise en œuvre du règlement (UE) n° 1215/2012 du 12 décembre 2012, dit « Bruxelles I bis ». Ce règlement Bruxelles I bis a certes supprimé la procédure visant à rendre exécutoire une décision rendue dans un autre État membre, en prévoyant qu’une décision rendue dans un État membre et qui est exécutoire dans cet État membre jouit de la force exécutoire dans les autres États membres sans qu’une déclaration constatant la force exécutoire ne soit nécessaire (art. 39). Néanmoins, il a maintenu la possibilité d’un contrôle a posteriori, en énonçant qu’à la demande de la personne contre laquelle l’exécution est demandée, l’exécution d’une décision est refusée lorsque l’existence de l’un des motifs visés à l’article 45 est constatée (art. 46), notamment en cas de contrariété manifeste à l’ordre public de de l’État membre requis (art. 45, § 1, a).
CJUE 4 oct. 2024, aff. C-633/22
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