Rejet des dommages-intérêts punitifs, même pour l’URSSAF

Lorsque l’URSSAF est constituée partie civile dans un procès pénal, l’indemnisation de son préjudice ne peut pas englober les différentes pénalités qui auraient été susceptibles d’être prononcées à l’issue d’un contrôle administratif.

Le 21 janvier 2025, la Cour de cassation a été amenée à se prononcer sur le même problème de droit dans deux affaires. Les litiges sont relativement semblables : des agents de l’URSSAF constatent des faits pouvant recevoir la qualification de travail dissimulé, puis le dirigeant de l’entreprise est poursuivi devant le tribunal correctionnel pour cette infraction. Dans les deux cas, la juridiction a reconnu la culpabilité de la personne poursuivie. Les difficultés n’apparaissent qu’au stade du jugement sur les intérêts civils. En appel, les prévenus ont été condamnés à verser des sommes importantes à l’URSSAF. Ils ont formé un pourvoi en cassation pour critiquer le calcul des montants qui ont été retenus.

Calcul des sommes dues à l’URSSAF

Tant devant le juge civil que devant le juge pénal, il revient à la victime de demander la réparation d’un préjudice évalué en argent. En fonction de sa nature, le calcul qui permet d’obtenir le montant des prétentions est plus ou moins complexe. Pour les URSSAF, le préjudice découlant du travail dissimulé est une diminution du montant des prélèvements sociaux. En effet, pour chaque salarié, une fraction du salaire brut sert à payer la contribution sociale généralisée (CSG) et la contribution au remboursement de la dette sociale (CRDS). L’employeur doit également verser différentes charges sociales patronales à l’URSSAF, comme les cotisations d’assurance maladie, les cotisations d’allocations familiales, les cotisations d’assurance vieillesse… On estime qu’en France, le travail dissimulé conduit à un manque à gagner total compris entre huit et dix milliards d’euros par an (HCFiPS, Observatoire du travail dissimulé. Bilan 2023, p. 3). Pour une affaire déterminée, les sommes demandées par l’URSSAF doivent donc correspondre aux cotisations qui auraient été recouvrées si le travailleur avait été convenablement déclaré.

Dans les deux affaires, l’URSSAF ne s’est pas contentée de demander des dommages-intérêts à hauteur des cotisations qui auraient dû être recouvrées ; elle a aussi ajouté dans le calcul des montants correspondant à des majorations et à des annulations d’exonération de charges. Les premières sont prévues par l’article L. 243-7-7 du code de la sécurité sociale, qui dispose que le montant du redressement des cotisations et contributions sociales mis en recouvrement à l’issue d’un contrôle URSSAF est majoré de 25 % en cas de constat de travail dissimulé. Ce pourcentage peut varier, à la hausse ou à la baisse, en fonction de l’âge du salarié, de la rapidité de paiement ou du caractère réitéré du constat. L’article L. 133-4-2 du même code prévoit, quant à lui, la suppression des mesures de réduction ou d’exonération de cotisations et contributions sociales. Les mesures susceptibles d’être annulées dans ce cadre sont indénombrables, mais on peut tout de même retrouver une longue liste d’exemples dans une circulaire (Circ. n° 2009-124 du 15 mai 2009 relative à la mise en œuvre de l’annulation des réductions et exonérations de cotisations, BO Santé – Protection sociale – Solidarités n° 2009/6 du 15 juill. 2009, p. 332). En plus de ces sommes, l’URSSAF a demandé la majoration de retard de 5 % prévu par l’article R. 243-18 du code de la sécurité sociale.

Dans leurs pourvois, les sociétés condamnées ont contesté les montants retenus par l’URSSAF. Dans la première espèce, le pourvoi reprochait à la partie civile d’avoir fait application d’un redressement forfaitaire évalué à « 1 mois SMIC appliqué pour chaque salarié non déclaré, pour chaque mois travaillé ». Outre le mode de calcul du montant des cotisations non perçues, le pourvoi reprochait à la cour d’appel d’avoir aussi retenu le taux de majoration de 25 % de l’article L. 243-7-7 du code de la sécurité sociale et la majoration de retard de 5 %. Enfin, dans les deux affaires, il était fait grief à la cour d’appel d’avoir pris en compte l’annulation de réductions ou d’exonérations de cotisations. Le pourvoi, dans la première espèce, affirmait qu’elles ne devaient pas jouer dans l’appréciation du montant de l’indemnité car, selon lui, en cas de travail dissimulé, le préjudice de l’URSSAF résulte du seul défaut de paiement des cotisations éludées. Pour le pourvoi, dans la seconde espèce, l’annulation d’exonération avait le caractère d’une sanction administrative et, à ce titre, ne devait pas être prise en considération dans l’évaluation du préjudice.

Dans les deux affaires, la Cour de cassation a suivi les pourvois. Elle a cassé les arrêts, aux motifs que les majorations du montant du redressement des cotisations et les suppressions des mesures de réduction ou d’exonération de cotisations ne devaient pas être intégrées au calcul du préjudice de l’URSSAF.

Justification de l’exclusion des suppressions d’exonération de cotisations et des majorations

Les deux arrêts de cassation sont rendus au visa des articles 1240 du code civil et 2, 3 et 593 du code de procédure pénale. Le premier de ces textes permet à la Cour de cassation de rappeler le principe de réparation intégrale du préjudice, selon lequel « le préjudice résultant d’une infraction doit être réparé dans son intégralité, sans perte ni profit pour aucune des parties ». L’application de ce principe permet de « replacer la victime dans la situation où elle se serait trouvée si l’acte dommageable ne s’était pas produit » (Civ. 2e, 9 juill. 1981, n° 80-12.142). Quant aux articles 2 et 3 du code de procédure pénale, ils sont relatifs à l’action civile des victimes devant les juridictions répressives. Il découle de ces textes que « le droit à réparation appartient à tous ceux qui ont personnellement souffert du dommage, matériel ou moral, découlant des faits, objet de la poursuite ». La Cour de cassation rappelle donc une des conditions de recevabilité de la constitution de partie civile, à savoir le lien de causalité entre l’infraction poursuivie et le préjudice invoqué. Indéniablement, ce lien est caractérisé entre le travail dissimulé et les sommes qui n’ont pas été versées par les employeurs. À cet égard, la Cour de cassation a déjà estimé que le préjudice de l’URSSAF résultant d’infractions de travail dissimulé pouvait être calculé sur la base du montant des cotisations éludées (Crim. 13 mai 2014, n° 13-81.240, D. 2014. 1158 ; Dr. soc. 2014. 827, chron. R. Salomon ; ibid. 948, chron. R. Salomon ). En revanche, deux arguments justifient que les majorations et les suppressions d’exonération de cotisations soient écartées.

Le premier découle du principe de réparation intégrale, qui a pour corolaire la prohibition des dommages et intérêts punitifs (Y. Buffelan-Lanore et V. Larribau-Terneyre, Droit civil. Les obligations, 19e éd., 2024, Dalloz, n° 2513). Une condamnation à payer des dommages-intérêts ne doit pas être détournée de sa finalité réparatrice pour sanctionner le responsable et l’inciter à changer ou à corriger ses pratiques. La prohibition des dommages et intérêts punitifs est d’autant plus prégnante devant le juge pénal, car leur finalité se confondrait avec celle de la peine. Or, comme l’indique la Cour de cassation, les suppressions des mesures de réduction ou d’exonération de cotisations prévues par l’article L. 133-4-2 du code de la sécurité sociale et les majorations du montant du redressement des cotisations et contributions sociales mentionnées à l’article L. 243-7-7 du même code ont un caractère de punition. Cette qualification avait déjà été retenue par le Conseil constitutionnel pour les majorations en cause (Cons. const. 7 oct. 2021, n° 2021-937 QPC, consid. 8, D. 2021. 1818 ). Dans la seconde affaire, la Haute juridiction ajoute que les pénalités prévues par les articles R. 243-12 et R. 243-13 du code de la sécurité sociale revêtent aussi le caractère d’une punition. Dès lors, elles ne peuvent pas être prises en compte dans le calcul du préjudice. En revanche, ce n’est pas le cas des intérêts de retard et de la majoration principale de 5 % prévue par l’article R. 243-16, I, du code de la sécurité sociale.

Le second argument a trait au lien de causalité. Même si l’on estimait que l’argent qui n’a pas été perçu sur le fondement des textes du code de la sécurité sociale prévoyant des pénalités pourrait constituer un préjudice, celui-ci ne serait pas en lien direct avec l’infraction. En effet, ce n’est pas le travail dissimulé qui a empêché la perception de ces montants, mais le fait que l’URSSAF n’a pas eu recours à la procédure de recouvrement permettant le prononcé de sanctions administratives. Faute de lien direct avec l’infraction, le préjudice n’est pas indemnisable. Cependant, le fait que ces montants ne puissent pas être pris en compte dans le calcul du préjudice ne veut pas dire qu’ils ne pourront jamais être recouvrés. En principe, la condamnation au pénal ne fait pas obstacle au recouvrement des pénalités car, en la matière, le Conseil constitutionnel admet le cumul des sanctions pénales et administratives dès lors que le montant global des sanctions éventuellement prononcées ne dépasse pas le montant le plus élevé de l’une des sanctions encourues (Cons. const. 7 oct. 2021, n° 2021-937 QPC, préc.).

 

Crim. 21 janv. 2025, F-B, n° 23-85.053

Crim. 21 janv. 2025, F-B, n° 23-81.543

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