Relations sexuelles non protégées : pas de faute de la victime séropositive justifiant la réduction de son droit à réparation

Le fait d’avoir des relations sexuelles non protégées, avec une personne dissimulant sa séropositivité et au mépris des recommandations sanitaires n’est pas une faute de nature à réduire le droit à réparation de la victime. Par cette affirmation, la deuxième chambre civile montre que la faute de la victime n’est pas le simple décalque de la faute de l’auteur du dommage.

Si la faute civile fait l’objet d’une appréciation in abstracto, il n’en reste pas moins qu’elle n’est pas nécessairement appréciée de la même manière selon que le comportement en cause est celui de l’auteur du dommage ou de la victime, comme l’illustre un arrêt rendu par la deuxième chambre civile le 14 mars dernier.

En l’espèce, une femme a entretenu une relation amoureuse avec un individu, pendant quelques mois, à partir d’août 2007. Fin novembre 2007, elle a appris à l’occasion d’une hospitalisation qu’elle était porteuse du virus de l’immunodéficience humaine (VIH). Imputant cette contamination à son ancien compagnon, qui ne lui avait pas révélé sa séropositivité et avec lequel elle avait eu des rapports non protégés, la particulière a porté plainte en 2011. L’action publique a toutefois été déclarée prescrite. La victime a alors assigné son ancien compagnon devant un tribunal de grande instance, afin d’obtenir l’indemnisation de son préjudice.

En janvier 2021, la Cour d’appel d’Aix-en-Provence a condamné l’ancien compagnon à indemniser le préjudice corporel subi par la demanderesse, au motif que celui-ci, en n’utilisant pas de préservatifs alors qu’il connaissait sa séropositivité depuis dix ans, avait commis une faute d’imprudence au sens de l’article 1241 du code civil. En outre, les juges du fond ont relevé qu’il existait un lien de causalité direct et certain entre cette faute et le dommage subi par la demanderesse. En effet, il a été relevé que, quand bien même l’analyse qui aurait permis d’établir scientifiquement la contamination n’avait pas été réalisée, certains éléments de faits permettaient d’affirmer que la contamination de la demanderesse par son ancien compagnon était probable et qu’il n’existait aucune autre cause possible de contamination. Autrement dit, les juges du fond se sont fondés sur des présomptions de fait afin d’établir le lien de causalité entre la faute d’imprudence et la contamination. En revanche, la cour d’appel a réduit le droit à réparation de la victime de 20 %, au motif que cette dernière avait commis une imprudence fautive en ayant eu des relations non protégées avec un individu qu’elle ne connaissait que depuis quelques jours, alors même que les recommandations du comité de lutte contre le sida prônaient l’usage du préservatif pour se protéger du VIH.

Un pourvoi principal a été formé par l’ancien compagnon. Ce dernier considère que la Cour d’appel d’Aix-en-Provence s’est contentée de se fonder sur un faisceau d’indices afin de déterminer que sa faute d’imprudence était à l’origine de la contamination de la demanderesse, sans pour autant établir un lien de causalité direct et certain. Autrement dit, les juges du fond auraient dû vérifier si la preuve scientifique du lien de causalité était établie. En ne le faisant pas, ils auraient privé leur décision de base légale au regard de l’article 1241 du code civil.

Un pourvoi incident est également formé par la victime. Celle-ci reproche à la cour d’appel d’avoir limité son droit à réparation, et d’avoir violé l’article 1241 du code civil, ainsi que l’article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Plus précisément, la demanderesse argue du fait qu’en raison du droit fondamental qu’a toute personne d’entretenir librement des relations sexuelles, tant que cela ne porte pas atteinte aux droits de son partenaire, le fait de consentir à des rapports sexuels non protégés, à l’occasion d’une relation nouvelle, avec une personne passant sciemment sous silence sa séropositivité, ne peut pas être considéré comme fautif.

Le 14 mars 2024, la deuxième chambre civile censure partiellement la solution de la Cour d’appel d’Aix-en-Provence. La Haute juridiction rejette le pourvoi principal, au motif qu’il ressort des constatations et énonciations des juges du fond qu’il existait des « présomptions graves, précises et concordantes » d’une contamination de la victime par son ancien compagnon. Partant, les juges du fond ont pu en déduire l’existence d’un lien de causalité entre le préjudice de la victime et la faute de son ancien compagnon. Sur ce point, la solution n’est guère surprenante. En effet, la preuve du lien de causalité peut être faite par tous moyens, et la jurisprudence admet qu’elle puisse être établie par des présomptions de fait, si elles sont suffisamment graves, précises et concordantes, conformément aux dispositions de l’article 1382 du code civil (v. par ex., Civ., 2e, 1er juill. 1976, JCP 1977. II. 18684, note P. le Tourneau). Les juges admettent ainsi que le rôle causal puisse être caractérisé par un faisceau d’indices (v. Civ. 1re, 5 avr. 2005, n° 02-11.947, D. 2005. 2256 , note A. Gorny  ; ibid. 2006. 1929, obs. P. Brun et P. Jourdain  ; RDSS 2005. 498, obs. A. Laude  ; RTD civ. 2005. 607, obs. P. Jourdain ). De même, la preuve par exclusion est parfois admise, lorsqu’aucune autre cause que celle qui est avancée ne permet d’expliquer la survenance du dommage (v. Civ. 1re, 24 janv. 2006, n° 02-16.648, D. 2006. 396  ; ibid. 1929, obs. P. Brun et P. Jourdain  ; Dr. soc. 2006. 458, obs. J. Savatier  ; RDSS 2006. 495, note J. Peigné  ; RTD civ. 2006. 323, obs. P. Jourdain  ; ibid. 325, obs. P. Jourdain  ; RTD com. 2006. 652, obs. B. Bouloc  ; JCP 2006. I. 166, n° 5, obs. P. Stoffel-Munck). L’argument de l’ancien compagnon de la victime, qui revenait finalement à remettre en cause la preuve par présomptions, n’avait donc que peu de chance de prospérer et nous ne développerons pas davantage ce point dans la suite de notre analyse.

En revanche, la Cour de cassation casse la solution de la cour d’appel sur le pourvoi incident, formé par la victime, en affirmant que « le fait pour une personne d’avoir des relations sexuelles non protégées, en méconnaissance des recommandations des autorités sanitaires, avec un partenaire qui lui a dissimulé sa séropositivité, ne constitue pas, à lui seul, une faute ». En décidant le contraire, les juges du fond ont violé l’article 1241 du code civil, rappelé dans le visa.

C’est précisément sur l’appréciation de la faute de la victime, et plus généralement sur l’appréciation de la faute civile, que l’arrêt mérite quelques remarques.

Notion de faute civile

Bien qu’elle soit au cœur des articles 1240 et 1241 du code civil, la faute civile n’est guère aisée à définir. On sait que depuis les arrêts d’assemblée plénière de 1984 (Cass., ass. plén., 9 mai 1984, Derguini, n° 80-93.481 et Lemaire, n° 80-93.031, D. 1984. 525, note F. Chabas ; JCP 1984. II. 20256, note P. Jourdain), l’exigence d’imputabilité morale a disparu, conduisant à une appréciation in abstracto de la faute civile, à l’aune du standard qu’est la personne raisonnable. Il s’agit de vérifier si le comportement de l’individu a été celui qu’aurait eu une personne raisonnable placée dans la même situation (sur le standard de la personne raisonnable, F. Viney, La personne raisonnable. Contribution à l’étude de la distinction des standards normatifs et descriptifs, G. Loiseau [dir.], thèse, 2013). Si non, alors le comportement est défaillant et la faute civile est caractérisée. Elle peut être un acte positif, comme elle peut résulter d’une abstention, mais également d’une imprudence ou d’une négligence, au sens de l’article 1241 du code civil. La faute civile est donc polymorphe et il n’est pas rare de trouver dans les ouvrages de droit des obligations des « typologies » des fautes civile (v. par ex., P. Brun, Responsabilité civile extracontractuelle, 4e éd., LexisNexis, p. 207 ; Rép. civ.,  Responsabilité du fait personnel, par P. Brun, nos 25 s.).

Manquement au devoir de respect d’autrui

Pour certains auteurs, la morale sociale impose une attitude générale de respect d’autrui, et la jurisprudence considérerait en ce sens comme fautif certains comportements qui porteraient atteinte à ce devoir général de respect d’autrui (v. G. Viney, P. Jourdain et S. Carval, Les conditions de la responsabilité.Traité de droit civil, 4e éd., LGDJ, no 475). Cet impératif justifierait notamment la condamnation de tout acte ou abstention inspiré par la malveillance ou la méchanceté, mais également la condamnation de comportements consistant à faire preuve de « légèreté » dans l’exercice d’un droit tout en sachant qu’un tiers va en souffrir. Les auteurs citent alors comme exemples l’interruption des pourparlers contractuels, la rupture des fiançailles ou la rupture de concubinage. La faute dont il est question dans l’arrêt du 14 mars 2024 pourrait résulter d’un manquement au respect d’autrui : en ayant des relations sexuelles non protégées et en taisant sciemment sa séropositivité, l’ancien compagnon de la victime a fait preuve de légèreté dans l’exercice de son droit d’entretenir librement des relations sexuelles et savait que sa partenaire allait potentiellement en souffrir. La faute d’imprudence, au sens de l’article 1241 du code civil, commise par l’auteur du dommage, semble bien caractérisée. Sur ce point, la solution de la Cour de cassation et la solution de la Cour d’appel d’Aix-en-Provence convergent.

Exclusion de la faute de la victime

S’agissant de la faute de la victime, la Haute juridiction casse la solution des juges du fond et considère qu’en soi, le fait d’avoir eu des relations sexuelles non protégées avec une personne ayant gardé sous silence sa séropositivité et au mépris des recommandations des autorités sanitaires, n’est pas une faute de nature à diminuer le droit à réparation de la victime. De prime abord, la solution peut surprendre. En effet, la faute de la victime est entendue de la même manière que la faute de l’auteur du dommage En ce sens, dans les arrêts d’assemblée plénière du 9 mai 1984 qui ont consacré une appréciation objective de la faute civile en abandonnant l’exigence de discernement, il était question d’une faute de la victime, en l’occurrence un mineur.

La faute de la victime s’apprécie donc in abstracto, en comparaison au standard de la personne raisonnable. Or, on pourrait arguer du fait qu’une personne raisonnable, placée dans la même situation et ayant accès aux mêmes recommandations de la part des autorités sanitaires, aurait pris la précaution d’utiliser un préservatif. Pourtant, la faute de la victime est écartée par la Cour de cassation. Cela peut, selon nous, s’expliquer par le fait que, si la faute de la victime fait également l’objet d’une appréciation in abstracto, elle n’est pas le décalque exact de la faute de l’auteur du dommage.

D’abord, comme nous l’avons évoqué plus haut, la faute d’imprudence dont il est question – avoir des relations sexuelles non protégées – serait un manquement au devoir général de respect d’autrui. Par conséquent, cette faute ne peut être caractérisée que si le respect d’autrui est violé. En ayant des relations non protégées, la victime a, peut-être, fait preuve de légèreté dans l’exercice de son droit à entretenir librement des relations sexuelles, mais dans la mesure où elle se savait séronégative, elle n’a exposé personne à un mal, seulement elle-même. Il n’y a donc pas de légèreté dans l’exercice d’un droit en ayant conscience qu’un tiers va en souffrir. Par conséquent, la faute d’imprudence qui peut ici être reprochée à l’auteur du dommage ne peut pas être pareillement reprochée à la victime.

Ensuite, si la faute du défendeur et la faute de la victime obéissent à une conception unitaire, il n’en demeure pas moins qu’elles ne sont pas appréciées de la même manière. La jurisprudence se montre en effet plus réticente à admettre la faute de la victime, qui viendrait diminuer, voire anéantir, son droit à réparation, en particulier en présence de dommages corporels graves. Un exemple en particulier le montre. Dans l’affaire Monsanto, le défendeur avait invoqué la faute de la victime afin de tenter de s’exonérer de sa responsabilité. La Cour de cassation avait alors balayé l’argument, excluant tout lien de causalité entre la faute alléguée de l’agriculteur victime et le dommage, sans même préciser s’il y avait une faute de la victime (v. Civ., 1re, 21 oct. 2020, n° 19-18.689, Dalloz actualité, 25 nov. 2020, obs. A. Hacene ; D. 2020. 2064  ; ibid. 2021. 46, obs. P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz  ; ibid. 1004, obs. G. Leray et V. Monteillet  ; RTD civ. 2021. 155, obs. P. Jourdain  ; RTD eur. 2021. 382, obs. A. Jeauneau ). Pourtant, il n’était pas impossible de caractériser une faute de la victime, qui avait utilisé un désherbant chimique, sans utiliser aucun équipement de protection : ce n’est peut-être pas là le comportement d’une personne raisonnable. Parce qu’elle évince ainsi la question de la faute de la victime, on pourrait avancer que la Cour de cassation entend préserver son droit à réparation et limiter les facultés d’exonération, notamment en présence de dommages sanitaires particulièrement graves (en ce sens, v. R. Bigot, M. Hoyer et E. Petitprez, Monsanto et les sept péchés capitaux – Épilogue de la « saga du Lasso » par la condamnation du producteur sur le fondement des articles 1245 et suivants du code civil, Lexbase Hebdo éd. privée, 26 nov. 2020, n° 845).

La solution rendue par la Haute juridiction le 14 mars 2024 pourrait ainsi se justifier par une considération d’opportunité : il n’est pas possible d’apprécier la faute de la victime exactement de la même manière que celle de l’auteur du dommage car les conséquences ne sont pas les mêmes. Il en va du droit à réparation de la victime, et il serait particulièrement sévère de limiter son droit à réparation, notamment lorsque le dommage consiste en une contamination par le VIH. Relevons que cette tendance favorable à la victime dans l’appréciation de sa propre faute se retrouve dans le projet de réforme de la responsabilité. Ainsi, l’article 1254, alinéa 2, du projet prévoit qu’en matière de dommage corporel, seule une faute lourde peut entraîner l’exonération partielle. De même, l’article 1255 précise que, sauf si elle revêt les caractères de la force majeure, la faute de la victime privée de discernement n’a pas d’effet exonératoire (projet de réforme de la responsabilité civile, présenté par J.-J. Urvoas, garde des Sceaux et ministre de la Justice en mars 2017, art. 1254 et 1255 ; proposition de loi portant réforme de la responsabilité civile n° 678 – Sénat, présentée par MM. P. Bas, J. Bigot et A. Reichardt, sénateurs, 29 juill. 2020, art. 1254 et 1255).

Quand bien même elle fait, elle aussi, l’objet d’une appréciation in abstracto, la faute de la victime n’est donc pas l’exact reflet de la faute de l’auteur du dommage, y compris lorsqu’il s’agit d’une faute d’imprudence ou de négligence.

 

Civ. 2e, 14 mars 2024, FS-B, n° 22-10.324

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