Renouvellement du pacte de corruption et application de la loi dans le temps

Les paiements découlant d’un pacte de corruption suffisent à renouveler l’infraction dans son entièreté et permettent aux juges d’appliquer une loi nouvelle, bien que plus dure, sans méconnaître le principe de non-rétroactivité, et ce même si la commission originelle de l’infraction est antérieure.

La temporalité des événements est à plusieurs égards un élément important en matière pénale. Ainsi, tout étudiant ayant suivi des cours de droit pénal général est en mesure de rappeler qu’en droit pénal le principe de non-rétroactivité est strict. Cependant, l’application pratique de ce principe peut être plus difficile en cas d’infractions complexes dont les causes et les effets s’étalent dans le temps. Trois décisions récemment rendues par la Cour de cassation montrent que la corruption en est un cas typique. Cette dernière rappelle alors qu’en matière de corruption, le renouvellement de l’infraction n’implique pas nécessairement la commission des actes positifs constitutifs tant que des actes découlant du pacte peuvent être constatés. Plus précisément, le renouvellement d’engagements, promesses ou dons est indifférent tant que des paiements découlant du pacte continuent à être perçus.

En l’espèce, le Service de traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins (TRACFIN) a identifié de potentielles irrégularités dans l’attribution des marchés de construction et de travaux publics. Le schéma est d’ampleur puisqu’il implique notamment une grande entreprise de construction française, plusieurs de ses filiales, un projet immobilier en plein cœur de Paris et l’ex-gérante de la fortune royale du Qatar en France.

Alertés par des mouvements financiers atypiques, les services de TRACFIN ont transmis au procureur une note d’information. L’enquête diligentée a confirmé l’existence de ces mouvements en soutenant que des commissions auraient été versées en vue d’obtenir des contrats dans le projet immobilier dit Cambon-Capucines. À la suite de ces nouveaux éléments, le procureur de la République a requis l’ouverture d’une information judiciaire. Cette dernière a conduit à plusieurs mises en examen sur le volet de la corruption privée active et passive, le faux et usage de faux, mais également pour blanchiment de corruption privée et recel de corruption privée.

Se prononçant sur une requête en nullité des différentes mises en examen présentée le 12 juillet 2022, la chambre de l’instruction de la Cour d’appel de Versailles a prononcé l’annulation des mises en examen et, subséquemment, des pièces de procédure retenues. Constatant que les articles visés au titre de la corruption dans le procès-verbal de mise en examen étaient entrés en vigueur le 6 juillet 2005, les juges du fonds en déduisaient que ces infractions ne pouvaient être reprochées aux personnes poursuivies. Ce faisant, en l’absence d’infraction, aucun indice grave et concordant ne permettait les mises en examen. En outre, la chambre de l’instruction soutient que, postérieurement au 6 juillet 2005, aucun engagement, promesse ou don en lien avec l’attribution du marché à la société n’a été renouvelé. Ce faisant, elle en déduit que, sur les deux temporalités concernées, aucun indice ne grave et concordant ne pouvait être retenu.

Le pourvoi formé par les différentes parties civiles conteste cette approche en soutenant qu’il appartenait à la chambre de l’instruction de requalifier les faits en acte de corruption dans le cadre de la relation employeur-salarié. Les demandeurs reprochent également à la chambre de l’instruction d’avoir écarté le renouvellement de la corruption tout en constatant que des paiements avaient été exécutés et perçus après le 6 juillet 2005.

Les décisions rendues par la chambre de l’instruction ont été cassées par la Cour de cassation. Ces arrêts étant presque identiques, nous les analyserons sans les distinguer. Ainsi, la première branche du moyen est écartée de façon laconique par la chambre criminelle. En effet, l’absence de requalification n’entre pas en ligne de compte puisque l’action en nullité suppose d’évaluer les indices graves et concordants sur lesquels la mise en examen repose et non l’opportunité de la qualification retenue. Le cœur des décisions se trouve dans la seconde partie rendue au visa des articles 112-1, 445-1 et 445-2 du code pénal. Tout en rappelant le caractère strict du principe de non-rétroactivité en matière pénale, la Cour soutient qu’il n’y a pas rétroactivité lorsque l’infraction a été commise après l’entrée en vigueur de la loi. Appliquant un raisonnement longuement employé en matière de prescription, la chambre criminelle rappelle que si la corruption est une l’infraction instantanée, elle se renouvelle par des actes d’exécution du pacte et, à ce titre, en déduit que les paiements exécutés et reçus signent ce renouvellement.

Le caractère continué de la corruption

Sur ce premier point la Cour est très claire lorsqu’elle rappelle la formule consacrée selon laquelle « le délit de corruption est une infraction instantanée, consommée dès la conclusion du pacte entre le corrupteur et le corrompu ». À la lettre du code pénal, on comprend pourquoi la jurisprudence s’attache à rappeler le caractère instantané de la corruption. Le fait générateur de l’infraction est la conclusion d’un pacte consensuel qui, à l’exemple d’un contrat, est parfait par la seule rencontre des volontés. Ainsi, il est régulièrement admis par la jurisprudence que l’infraction de corruption sanctionne le seul accord indépendamment de sa réalisation effective (Crim. 22 juill. 1954 P ; 4 juill. 1974, n° 93-14.473 P, RSC 1975. 411, obs. Vitu ; 9 nov. 1995, n° 94-84.204 P, D. 1996. 259 , obs. J. Pradel ).

Bien que conforme à la lettre de la loi, le caractère instantané de la corruption n’est pas moins source de difficultés. En effet, sous l’angle de la prescription, la jurisprudence doit depuis longtemps faire œuvre d’équilibrisme pour reporter le point de départ ou interrompre son cours. Ces adaptations jurisprudentielles ont longtemps été justifiées par le caractère fondamentalement occulte de cette infraction. Parmi les adaptations retenues au titre du report du point de départ, l’une d’elles consiste à considérer de façon quelque peu fictive que la corruption est une infraction « se renouvelant à chaque acte d’exécution dudit pacte ». La formule n’est pas nouvelle, tant s’en faut, et trouve plutôt son origine dans le code pénal de 1810 qui employait notamment le verbe « reçu » en son article 117.

Si cette rédaction n’a pas été conservée dans les nouvelles rédactions du code, ce principe n’en a pas moins été réintroduit dans le droit positif par la chambre criminelle le 27 octobre 1997 (Crim. 27 oct. 1997, n° 96-83.698 P, D. 1997. 251 ; Rev. sociétés 1997. 869, note B. Bouloc ; RSC 1998. 336, obs. J.-F. Renucci ; RTD com. 1998. 428, obs. B. Bouloc ; JCP 1998. II. 10017, note M. Pralus ; Bull. Joly 1998. 11, note J.-F. Barbieri ; Dr. pénal 1998. Comm. 16, obs. M. Véron). Ce, avant d’être étendu à l’infraction de corruption active (Crim. 8 oct. 2003, n° 03-82.589 P, D. 2004. 3023 , note M. Segonds ; AJ pénal 2003. 102, obs. A. P. ; RTD com. 2004. 381, obs. B. Bouloc ; Dr. pénal 2004. Comm. 16, obs. M. Véron). Par la suite, cette position a été maintenue dans de nombreux arrêts soutenant que les paiements successifs liés au pacte de corruption reportaient, à chaque itération, le point de départ de la prescription (Crim. 29 juin 2005, n° 05-82.265 P, D. 2005. 2338, et les obs. ; RTD com. 2006. 226, obs. B. Bouloc ).

Or, comme le montrent les décisions commentées, la chambre criminelle semble rechercher une forme de cohérence des raisonnements en l’appliquant aux hypothèses du conflit de lois dans le temps.

L’application du caractère continué de l’infraction au conflit de lois dans le temps

En soutenant que les paiements effectués et perçus en 2006 sont « des actes paraissant découler du pacte de corruption » et en maintenant que ces actes renouvellent « le délit dans son intégralité », les juges ne font que transposer la jurisprudence sur la prescription au conflit de lois dans temps. Dans la même dynamique, une solution semblable a été rendue en 2015. Les juges avaient retenu au titre de la complicité d’acte de corruption que : « le prévenu a maintenu, après l’entrée en vigueur de la loi précitée, les instructions données pour la perception des fonds et la provocation à cette action, lesquelles ont entraîné la poursuite des sollicitations et des remises de fonds » (Crim. 25 févr. 2015, n° 13-88.506 F-P+B, Dalloz actualité, 25 mars 2015, obs. S. Anane ; AJ pénal 2015. 318, obs. J. Gallois ; RTD com. 2015. 601, obs. B. Bouloc ; Dr. pénal 2015. Comm. 81, obs. M. Véron). La doctrine s’était déjà étonnée de cette décision faisant fi du principe selon lequel la complicité implique des actes positifs.

Avec les présentes décisions, la Cour semble encore étendre son application. En effet, en 2015, les juges relevaient le maintien des instructions données et en déduisaient le renouvellement des infractions. A contrario, en l’espèce, la chambre de l’instruction relevait « qu’aucun élément du dossier n’établit […] après cette date, des engagements, promesses ou dons, en lien avec des attributions de parts de marché ». La situation était donc sensiblement différente, ce que la chambre d’instruction n’a pas manqué de relever. Cette dernière semble alors avoir voulu se détacher du raisonnement traditionnellement appliqué en matière de prescription en soutenant que les paiements résultants du pacte ne suffisaient pas à justifier l’application de la loi nouvelle. Cette position se justifie, à notre sens, en ce qu’elle vise à marquer une nette distinction entre le mécanisme procédural de la prescription et la garantie constitutionnelle de non-rétroactivité pénale. Appliqué au conflit de lois dans le temps, le choix jurisprudentiel d’appréhender la corruption comme une infraction instantanée et continuée implique d’appréhender chaque acte découlant du pacte comme une nouvelle infraction à part entière.

Ainsi, ces décisions semblent davantage guidées par une forme d’opportunisme pragmatique que par le strict respect du texte. Pourtant, l’insécurité juridique entourant l’infraction de corruption nous paraît moins jurisprudentielle que législative, ces décisions plaidant une nouvelle fois pour une réforme d’envergure de la corruption.

 

Crim. 7 mai 2024, FS-B, n° 23-83.368

Crim. 7 mai 2024, FS-D, n° 23-83.369

Crim. 7 mai 2024, FS-D, n° 23-83.370

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