Rentes perçues par la victime et déficit fonctionnel permanent : revirements (bis repetita)

La deuxième chambre civile continue de développer les conséquences du revirement de jurisprudence opéré par l’assemblée plénière le 20 janvier 2023 au titre des rentes versées à la victime. Cette fois-ci, sont concernées la pension d’invalidité versée aux travailleurs indépendants et la rente viagère d’invalidité de l’article L. 28 du code des pensions civiles et militaires de retraite.

Par deux arrêts remarqués et remarquables rendus le 20 janvier 2023, l’assemblée plénière de la Cour de cassation a décidé que la rente versée à la victime d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle ne répare pas le déficit fonctionnel permanent (Cass., ass. plén., 20 janv. 2023, n° 21-23.947 et n° 21-23.673 B+R, Dalloz actualité, 8 févr. 2023, obs. A. Cayol ; D. 2023. 321 , note V. Rivollier ; ibid. 1977, obs. M. Bacache, A. Guégan et S. Porchy-Simon ; ibid. 2024. 34, obs. P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz ; RTD civ. 2023. 382, obs. P. Jourdain ). Ces solutions ont permis de briser une lignée jurisprudentielle initiée en 2009 et que la doctrine autorisée avait pu très vivement critiquer en raison de ses défauts tant théoriques que pratiques (v. par ex., pour une étude sur le sujet, Y. Lambert-Faivre et S. Porchy-Simon, Droit du dommage corporel - Systèmes d’indemnisation, 9e éd., Dalloz, coll. « Précis », 2022, p. 383 s., nos 380 s.).

Dans deux nouvelles décisions du 10 octobre 2024, la deuxième chambre civile étend les conséquences de ce revirement important de jurisprudence pour les pensions d’invalidité versées à un travailleur indépendant et pour les rentes viagères d’invalidité de l’article L. 28 du code des pensions civiles et militaires. Ces arrêts, rédigés en motivation enrichie, permettent ainsi d’assurer une portée maximale aux décisions de janvier 2023 en utilisant, peu ou prou, les mêmes arguments ayant conduit au revirement originaire. La doctrine spécialiste avait, dès les arrêts de 2023, songé à une extension importante de la position retenue eu égard à ces types de rentes (P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz, Responsabilité civile, D. 2024. 34, spéc. I. 1 ). La « nature hybride » de certaines prestations croisant les mêmes problématiques commandait, en effet, un tel alignement (S. Porchy-Simon, Accidents du travail et maladies professionnelles - Revirement de jurisprudence sur la nature de la rente accident du travail - À propos des arrêts de l’assemblée plénière du 20 janvier 2023, JCP, n° 6, 13 févr. 2023. Actu. 194).

Reprenons brièvement les faits des arrêts du 10 octobre 2024 pour déterminer comment les problèmes se sont noués devant la deuxième chambre civile de la Cour de cassation.

  • Dans l’affaire n° 22-22.642, la victime d’un accident de la circulation assigne le conducteur du véhicule automobile impliqué et son assureur en indemnisation de ses préjudices. L’indemnisation allouée pour le déficit fonctionnel permanent est fixée à 14 338,72 €. Les juges du fond ont, en effet, évalué ce poste de préjudice à une somme de 26 350 € dans un premier temps. Ont été, par la suite, déduits les arrérages échus au 31 décembre 2019 de la pension d’invalidité versée par le régime social des indépendants.
  • Dans l’affaire n° 22-23.393, la victime d’un accident de la circulation et son épouse assignent le conducteur du véhicule responsable ainsi que son assureur pour obtenir indemnisation de leurs différents préjudices. Le déficit fonctionnel permanent est évalué à 34 500 €. Les juges d’appel diminuent de cette somme la rente viagère d’invalidité de l’article L. 28 du code des pensions civiles et militaires de retraite pour aboutir à une somme totale de 26 331,78 €.

Dans les deux affaires, ce sont les victimes qui se pourvoient en cassation en reprochant les diminutions opérées quant au quantum du déficit fonctionnel permanent. Notons que les pourvois ont été enrôlés en 2022, soit antérieurement au revirement de jurisprudence de 2023.

Les arrêts du 10 octobre 2024 aboutissent à des motivations en miroir qui ne se répondent pas exactement de la même manière. Le point d’ancrage reste toutefois le même : ni la rente viagère d’invalidité prévue par l’article L. 28 du code des pensions civiles et militaires de retraite, ni la pension d’invalidité versée à un travailleur indépendant ne réparent le déficit fonctionnel permanent. L’imputation de la pension ou de la rente ne peut, en somme, que s’opérer sur les postes de pertes de gains professionnels futurs et d’incidence professionnelle.

Nous allons tenter de dresser quelques constantes de comparaison entre les deux arrêts pour analyser ces solutions.

Une fresque en expansion

Dans ces colonnes, Mme Cayol notait à la fin de son commentaire des arrêts d’assemblée plénière de janvier 2023 : « On peut s’interroger sur la portée d’un tel revirement : peut-elle être transposée aux pensions militaires d’invalidité, à l’allocation temporaire d’invalidité et à la rente viagère d’invalidité ? Il semblerait que le raisonnement puisse être transposé, comme le laisse entendre le fait que la Cour de cassation prenne soin de viser des décisions antérieures y relatives » (Dalloz actualité, 8 févr. 2023, obs. A. Cayol, nous soulignons). Il convient de constater, en premier lieu, que cette affirmation était particulièrement pertinente. Désormais, la rente viagère d’invalidité de l’article L. 28 du code des pensions civiles et militaires de retraite comme la pension d’invalidité versée aux travailleurs indépendants suivent la voie tracée par les arrêts du 20 janvier 2023 (comp., pt n° 25 dans l’aff. n° 22-22.642 et pt n° 11 dans l’aff. n° 22-23.393).

L’extension à laquelle procèdent les deux décisions du 10 octobre 2024 n’est toutefois pas uniforme. On note, en ce sens, une légère asymétrie dans la motivation qui est développée (7 § de motivation dans l’aff. n° 22-22.642, pts nos 21 à 27, D. 2024. 1780 ; 9 § dans l’aff. n° 22-23.393, pts nos 4 à 12). Nous reviendrons sur ce déséquilibre dans la seconde partie de l’analyse. Quoi qu’il en soit, impossible de ne pas noter que la justification déployée reste importante laissant à penser qu’elle ne s’impose pas naturellement eu égard à près de quinze ans de jurisprudence contraire initiée par la Cour de cassation. La question reste, par conséquent, la suivante : pouvait-on tenir pour certain que les deux revirements étudiés allaient intervenir ? La réponse est assurément positive. Nous rappellerons, tout de même, qu’il aura fallu attendre une année et huit mois pour en avoir la confirmation en raison du traitement au fil de l’eau des pourvois enrôlés devant la Cour de cassation. Comme évoqué dans l’introduction du présent commentaire, la doctrine spécialiste militait pour une telle extension en raison de la nature hybride des rentes concernées.

Ce contexte d’extension n’est pas isolé puisque la chambre criminelle a opéré le même mouvement pour l’allocation temporaire d’invalidité qui ne répare pas non plus le déficit fonctionnel permanent (Crim. 3 sept. 2024, n° 23-83.394, spéc. pt n° 13). Auparavant, en juillet 2023, la deuxième chambre civile avait également fait le choix d’un revirement concernant la pension d’invalidité de l’article L. 341-1 du code de la sécurité sociale dans sa rédaction antérieure à celle issue de la loi n° 2019-1446 du 24 décembre 2019 (Civ. 2e, 6 juill. 2023, n° 21-24.283, Dalloz actualité, 5 oct. 2023, obs. A. Cayol ; D. 2023. 1319 ; ibid. 1969, chron. C. Bohnert, F. Jollec, X. Pradel, S. Ittah, C. Dudit et J. Vigneras ; ibid. 1977, obs. M. Bacache, A. Guégan et S. Porchy-Simon ; Dr. soc. 2023. 838, obs. M. Keim-Bagot ; RDSS 2023. 962, obs. T. Tauran ; RTD civ. 2023. 902, obs. P. Jourdain ). Ceci permet à la Cour de cassation d’opérer un « rapprochement de jurisprudences » finalement assez volumineux dans le volet droit de l’écran sur la page de son site internet concernant les décisions du 10 octobre 2024. Ce chaînage des arrêts a pour principale utilité de particulièrement bien lier les différentes solutions et, ainsi, de les inscrire dans une même fresque, celle de la déconnexion de ces rentes de la réparation du déficit fonctionnel permanent.

Quant aux justifications de fond, celles-ci sont d’inégale importance entre les deux arrêts.

Une justification proche mais asymétrique

Un même calque est utilisé dans les décisions étudiées aujourd’hui. La position du droit antérieur est rappelée de manière utile afin d’asseoir le revirement provoqué par les arrêts du 20 janvier 2023. Le but reste d’expliquer la position précédente issue du sillage des arrêts de 2009 (v. pour un rappel de l’argumentation tenue par la Cour de cassation, Y. Lambert-Faivre et S. Porchy-Simon, op. cit., spéc. p. 384, n° 381, v. égal., la note n° 1). La jurisprudence tendait à considérer que la rente d’invalidité de l’article L. 28 du code des pensions civiles et militaires de retraite réparait au moins partiellement « l’atteinte objective à l’intégrité physique de la victime que représente le poste de préjudice personnel du déficit fonctionnel » (pt n° 7 de l’aff. n° 22-23.393, nous soulignons ; Crim. 23 mars 2010, n° 09-82.997). Le constat était d’ailleurs le même pour la pension d’invalidité de l’article L. 341-1 du code de la sécurité sociale (pt n° 23 de l’aff. n° 22-22.642 ; v. par ex., Civ. 2e, 29 mars 2018, n° 17-15.260, Dalloz actualité, 30 avr. 2018, obs. A. Hacene ; D. 2018. 718 ; ibid. 2153, obs. M. Bacache, A. Guégan et S. Porchy-Simon ).

Ces positions étaient très certainement liées à ce qui était l’un des points centraux visés dans les arrêts d’assemblée plénière du 20 janvier 2023, à savoir la volonté d’éviter une double indemnisation du préjudice. Toutefois, la position était dépassée notamment en raison du caractère forfaitaire des rentes lesquelles dépendent à la fois du salaire de référence et du taux d’incapacité permanente (v. Cass., ass. plén., 20 janv. 2023, n° 21-23.947, préc., pt n° 8 ; n° 20-23.673, préc., pt n° 9). Pour pouvoir utiliser désormais le calque qu’a pu créer ces arrêts de 2023, encore faut-il pouvoir transposer les solutions aux spécificités de chaque rente ou pension perçue par la victime.

Comme nous le notions précédemment, il existe probablement ici une (légère) asymétrie entre les deux arrêts du 10 octobre 2024.

  • Dans l’affaire n° 22-22.642, la solution apparaît plus rapide à dégager pour la deuxième chambre civile. La pension d’invalidité versée à un travailleur indépendant est « déterminée de manière forfaitaire en fonction du revenu professionnel annuel de la personne affiliée et de la catégorie d’invalidité qui lui a été reconnue » (pt n° 25, nous soulignons, rappr. des pts précédemment dégagés en 2023 rappelés ci-dessus).
  • Dans l’affaire n° 22-23.393, la décision met en place un travail de justification au fond qui consiste à rappeler la position du Conseil d’État sur la rente viagère d’invalidité (pt n° 8). On sait que la doctrine ne voit pas nécessairement d’un bon œil cette « évocation inhabituelle » (P. Jourdain, La rente d’accident du travail n’indemnise pas le déficit fonctionnel permanent [revirement], RTD civ. 2023. 382 ). Ici aussi, il faut certainement avouer que l’on aurait sans doute pu se dispenser de cette partie des motifs. Le pivot de la motivation se trouve plutôt dans l’assimilation suivante selon laquelle « le calcul de la rente accident du travail se fait, comme pour la rente viagère d’invalidité prévue par l’article L. 28 du code des pensions civiles et militaires de retraite, sur une base forfaitaire, de sorte qu’une distinction entre les modalités de recours des tiers payeurs selon qu’il s’agit de l’une ou l’autre prestation ne se justifie pas » (pt n° 10, nous soulignons). Cette imputation du recours des tiers payeurs est, en effet, le nerf de la guerre en la matière. À partir de là, l’alignement avec les arrêts de janvier 2023 paraît parfaitement justifié conformément à ce que pensaient les auteurs précités au lendemain de ces solutions il y a plus d’une année.

Nous l’aurons compris, le temps de la jurisprudence antérieure sur cette thématique est désormais révolu (P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz, préc., D. 2024. 34, spéc. I. 1 ; P. Jourdain, RTD civ. 2023. 382, préc. ; A. Cayol, Dalloz actualité, 5 oct. 2023, obs. A. Cayol, préc.). L’extension de la position du 20 janvier 2023 est très pertinente eu égard au caractère discutable de ligne prétorienne ancienne.

À une jurisprudence antérieure constante semblait répondre une critique doctrinale aussi continue que justifiée (S. Porchy-Simon, JCP, n° 6, 13 févr. 2023. Act. 194, estimant la position de la Cour de cassation « très minoritaire », spéc. 1), A), in fine). On ne peut donc qu’accueillir avec bienveillance un alignement attendu plus d’une année après les décisions d’assemblée plénière. Cette déconnexion de ces rentes et pensions de la réparation du déficit fonctionnel permanent assure une meilleure adéquation de la jurisprudence avec les différents textes applicables. L’indemnisation des victimes ne s’en porte que mieux.

 

Civ. 2e, 10 oct. 2024, F-B, n° 22-22.642

Civ. 2e, 10 oct. 2024, F-B, n° 22-23.393

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