Réparation intégrale et chefs de préjudices

Par le présent arrêt, la Cour de cassation rappelle que les juges du fond ne peuvent procéder à une appréciation forfaitaire du dommage. Surtout, elle précise l’articulation entre préjudices temporaires et préjudices permanents. En particulier, la Cour affirme que le préjudice lié à la perte de chance de mener à bien un projet familial en raison de la lourdeur du handicap découlant du dommage est indemnisé, lorsque la période précédant la consolidation de l’état de la victime est particulièrement longue, au titre du déficit fonctionnel temporaire.

Si le principe de réparation intégrale, qui suppose que l’action en responsabilité civile conduise à la réparation du préjudice subi par la victime sans perte ni profit, n’est presque jamais frontalement remis en cause par les juges (v. cep., J.-S. Borghetti, La réparation intégrale du préjudice à l’épreuve du parasitisme, D. 2020. 1086 ), il soulève en revanche des difficultés d’application certaines. Alors que le Code civil est muet quant aux différents éléments susceptibles d’être pris en compte au titre du préjudice réparable, la Cour de cassation, suivant la nomenclature Dintilhac, a imposé un contrôle des postes de préjudice (H. Adida-Canac, Le contrôle de la nomenclature Dintilhac par la Cour de cassation, D. 2011. 1497 ). L’articulation entre les différents postes de préjudice, si elle permet sans doute une appréciation plus fine, accroît alors les risques de contradiction et donc de censure sur le terrain du principe de réparation intégrale.

Au cas présent, un homme avait été gravement blessé par l’explosion d’un engin pyrotechnique lors d’une fête organisée par une association. Le dommage était tel que la victime n’avait pu poursuivre son activité professionnelle de conducteur d’ambulance, dont il avait été licencié pour inaptitude en 2012. De même, le dommage interdisait à la victime toute évolution dans la carrière de sapeur-pompier volontaire qu’il exerçait jusque-là. L’accident avait en outre été lourd de conséquences sur la vie personnelle de la victime, victime qui était finalement décédée en 2017, avant que son état ne soit consolidé.

Au regard de ces différents éléments, la Cour d’appel de Montpellier, saisi sur renvoi après cassation, avait déclaré l’association responsable des préjudices subis par la victime, qui avait introduit une action en responsabilité antérieurement à son décès. Ainsi, la cour avait condamné in solidum l’assureur et l’association à payer aux ayants droits de la victime une somme évaluée forfaitairement à 80 000 € en réparation de l’incidence professionnelle, 60 000 € au titre du préjudice sexuel et du préjudice d’établissement, qualifiés de provisoires, ainsi que des sommes, non précisées dans l’arrêt de cassation, au titre de la perte de gains professionnels actuels et au titre du déficit fonctionnel temporaire.

Un pourvoi en cassation ayant été introduit par l’assureur, l’arrêt est censuré pour violation du principe de réparation intégrale, à la fois en ce qui concerne la réparation de l’incidence professionnelle d’une part, et en ce qui concerne le préjudice sexuel et le préjudice d’établissement d’autre part.

Incidence professionnelle et pertes de gains professionnels actuels

Le premier moyen de cassation reprochait à l’arrêt d’avoir condamné l’assureur à payer in solidum la somme de 80 000 € en réparation de l’incidence professionnelle.

La cassation est finalement prononcée sur la deuxième branche du moyen, laquelle reprochait à l’arrêt d’appel d’avoir, expressément, procédé à une évaluation forfaitaire du préjudice. Une telle censure n’appelle toutefois pas de longues remarques. Si l’on sait qu’officieusement il existe des barèmes d’indemnisation destinés à assurer une certaine uniformité dans la réparations de préjudices difficilement évaluables en argent, le principe de réparation intégrale interdit aux juges d’affirmer expressément qu’ils ont procédé à une évaluation forfaitaire de préjudices qu’ils sont censés apprécier in concreto (Civ. 1e, 3 juill. 1996, n° 94-14.820, D. 1996. 194 ; v. G. Viney et P. Jourdain, Les effets de la responsabilité, 3e éd., LGDJ, nos 57 s.).

Plus intéressante est la précision, incidente, apportée par l’arrêt quant au domaine de l’incidence professionnelle. À lire la nomenclature Dintilhac, l’incidence professionnelle vient indemniser un préjudice permanent, correspondant aux conséquences professionnelles négatives autres que la perte de revenus (sur le cumul et l’articulation entre incidence professionnelle et les pertes de gains professionnels futurs, Civ. 2e, 23 mai 2019, n° 18-17.560, Dalloz actualité, 14 juin 2019, obs. A. Hacène ; D. 2019. 1169 ; ibid. 1792, chron. N. Touati, C. Bohnert, S. Lemoine, E. de Leiris et N. Palle ; ibid. 2058, obs. M. Bacache, A. Guégan et S. Porchy-Simon ; ibid. 2020. 40, obs. P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz ; RTD civ. 2019. 881, obs. P. Jourdain ).

Or, au cas présent, la victime était décédée avant que son état ne soit consolidé. Ne pouvaient donc être indemnisés que les préjudices patrimoniaux temporaires, ce qui ne comprend pas l’incidence professionnelle. On peut sans doute comprendre le raisonnement de la cour d’appel : en l’espèce, il apparaissait dès avant la consolidation de l’état de la victime, que les perspectives professionnelles de cette dernière étaient définitivement obérées. Il n’en reste pas moins que l’incidence professionnelle ne peut être précisément déterminée qu’une fois l’état de la victime consolidé, ce qui explique d’ailleurs sans doute en partie le fait que la cour d’appel ait procédé à une évaluation forfaitaire de ce chef de préjudice. La Cour de cassation prend alors le soin de préciser que le chef de préjudice qui aurait dû être pris en compte était les pertes de gains professionnels actuels, préjudice patrimonial temporaire, qui pouvait englober la limitation des possibilités professionnelles et la perte de chance de bénéficier de promotions professionnelles (arrêt, § 8).

La reconnaissance d’une incidence professionnelle même en l’absence de consolidation de l’état de la victime n’aurait toutefois pas conduit à la censure de l’arrêt, dans la mesure où si l’arrêt d’appel avait reconnu l’existence de pertes de gains professionnels actuels, n’avait été indemnisée à ce titre « que la perte de revenus de la victime liée à son placement en arrêt de travail, évaluée à la différence entre ses revenus antérieurs à l’accident et la pension d’invalidité qu’elle a perçue de l’organisme social après celui-ci » (arrêt, § 9). Dès lors, si la cour d’appel avait retenu le mauvais chef de préjudice, il n’en résultait pas une double indemnisation et donc pas une violation du principe de réparation intégrale. Cette considération permet à la Cour de cassation d’écarter la censure sur ce terrain, ce qui paraît heureux tant la solution contraire aurait conduit à une approche excessivement formelle de la répartition des préjudices entre différents postes.

Préjudice sexuel, préjudice d’établissement et déficit fonctionnel temporaire

La Cour de cassation ne fait pas preuve de la même indulgence s’agissant de la distinction entre préjudice sexuel et préjudice d’établissement, d’une part, et déficit fonctionnel temporaire d’autre part.

La distinction entre ces chefs de préjudice s’inscrit dans une logique similaire à celle décrite au sujet du premier moyen. En effet, le déficit fonctionnel temporaire correspond aux atteintes à la sphère personnelle de la victime antérieurement à la consolidation de son état. Postérieurement à cette consolidation, les atteintes à la sphère personnelle de la victime prendront notamment la forme d’un préjudice d’établissement, qui correspond la perte de possibilité de réaliser un projet familial « normal » en présence d’un handicap particulièrement lourd, ainsi qu’au préjudice sexuel.

Ces deux derniers chefs de préjudice ne sont donc normalement concevables qu’une fois l’état de la victime consolidée, ce qui n’était pas le cas en l’espèce. La cour d’appel avait, certes, pris le soin de qualifier ces préjudices de « provisoires ». Néanmoins, l’arrêt attaqué avait admis, outre l’indemnisation de ces deux chefs de préjudices, celle du préjudice déficit fonctionnel temporaire. La Cour de cassation rappelle alors que ce dernier inclut, avant consolidation, le préjudice sexuel (arrêt, § 16). Elle précise en outre que lorsque la période antérieure à la consolidation de l’état de la victime est particulièrement longue, la perte de chance de mener à bien un projet familial est également réparée au titre du déficit fonctionnel temporaire (arrêt, § 15). Une telle affirmation pourrait surprendre : l’impossibilité de mener à bien un projet familial ne se concevant, a priori, que d’une façon définitive. On comprend toutefois que lorsque la consolidation de l’état de la victime se fait particulièrement attendre, les chances de mener à bien un tel projet sont particulièrement réduites.

Une fois ces principes affirmés, on comprend que l’indemnisation du préjudice sexuel et du préjudice d’établissement « temporaires » recoupait nécessairement celle du déficit fonctionnel temporaire, ce dont la Cour de cassation déduit, logiquement, une atteinte au principe de réparation intégrale, la cour d’appel ayant indemnisé deux fois les mêmes préjudices.

 

Civ. 2e, 25 avr. 2024, FS B, n° 22-17.229

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