Répartition des compétences entre tribunaux judiciaires et INPI en matière de déchéance de marque

La Cour d’appel de Bordeaux juge que lorsqu’une action en contrefaçon a été engagée sur le fondement d’une marque, le défendeur ne peut solliciter la déchéance de cette marque que par la voie d’une demande reconventionnelle devant le tribunal saisi de la demande principale en contrefaçon, quand bien même la demande de déchéance porterait sur des produits ou services différents de ceux invoqués au titre de l’action principale en contrefaçon.

Le contentieux du droit des marques a connu, en 2020, une importante réforme à la suite de la transposition de la directive (UE) 2015/2436 du 16 décembre 2015 sur le « Paquet Marques », avec la création de procédures administratives de déchéance et de nullité de marque devant l’INPI.

À côté de ces procédures administratives, les tribunaux judiciaires conservent une compétence et l’article L. 716-5 du code de la propriété intellectuelle organise la répartition des compétences entre INPI et tribunaux judicaires.

Cinq ans après l’entrée en vigueur du texte, un intéressant colloque organisé par la chambre commerciale de la Cour de cassation le 12 juin 2025 a notamment été l’occasion de présenter un retour d’expérience sur la mise en œuvre de cette réforme. L’arrêt de la Cour d’appel de Bordeaux du 20 mai 2025, qui se prononce sur la répartition des compétences entre INPI et tribunaux judicaires, y a été rapidement évoqué.

Si l’article L. 716-5 du code de la propriété intellectuelle répartit les compétences entre INPI et tribunaux judiciaires avec une précision qui peut paraître mathématique dans son énoncé, le texte laisse, dans son application, une zone d’incertitude tenant à la notion de demande formée « de façon connexe » à une demande principale en contrefaçon.

Dans son arrêt du 20 mai 2025, la Cour d’appel de Bordeaux adopte une définition large de cette notion « de demande formée de façon connexe » et elle juge que, dès lors qu’une action en contrefaçon a été engagée sur le fondement d’une marque, le défendeur ne peut solliciter la déchéance de ladite marque que par une demande reconventionnelle devant le tribunal judiciaire, quand bien même sa demande de déchéance porterait sur des produits et services différents de ceux invoqués au soutien de la demande principale en contrefaçon.

Pour autant, cet arrêt ne nous semble pas régler définitivement cette question tant que la Cour de cassation ne se sera pas prononcée sur ce point, en particulier au regard des règles de procédure civile générale sur la recevabilité des demandes reconventionnelles.

Répartition des compétences entre tribunaux judiciaires et INPI : la notion de demande de déchéance formée « de façon connexe » à une demande principale en contrefaçon

Le partage des compétences de l’article L. 716-5

L’article L. 716-5 du code de la propriété intellectuelle répartit les compétences entre l’INPI et les tribunaux judiciaires.

Ce texte est issu de l’ordonnance n° 2019-1169 du 13 novembre 2019, prise en application de la loi n° 2019-486 du 22 mai 2019, dite « loi Pacte », pour assurer la transposition de la directive (UE) 2015/2436 du 16 décembre 2015 sur le « Paquet Marques ».

Schématiquement, il en résulte que l’INPI est exclusivement compétent pour connaître des demandes de déchéance à titre principal (à quelques exceptions près) mais que les tribunaux judiciaires sont exclusivement compétents lorsque la demande de déchéance est formée « de façon connexe à toute autre demande relevant de la compétence du tribunal » et notamment d’une action en contrefaçon.

On remarque que, pour la transposition de la directive, il a été fait le choix de créer des compétences exclusives : le justiciable ne bénéficie pas d’une option entre tribunal judiciaire et INPI, il s’agit de règles de compétences obligatoires, sanctionnées à peine d’irrecevabilité (CPI, art. R. 716-5). La directive (UE) 2015/2436 du 16 décembre 2015 laissait pourtant la possibilité d’une option et n’imposait pas une procédure administrative obligatoire.

Quoiqu’il en soit, une demande de déchéance de marque formée « de façon connexe » à une demande en contrefaçon est de la compétence exclusive du tribunal judiciaire.

Derrière cette répartition des compétences qui paraît mathématique dans son énoncé, la notion de demande de déchéance formée « de façon connexe » à une demande en contrefaçon laisse une zone d’incertitude.

Connexité : notion fondamentale et imprécise « abandonnée à la prudence des magistrats »

La connexité est une notion que l’on retrouve régulièrement en procédure civile mais qui ne dispose pas de définition légale ou règlementaire.

Comme le relève la doctrine la plus avertie, la connexité est en procédure civile « une notion fondamentale et cependant assez imprécise, abandonnée à la prudence des magistrats, en l’absence de toute définition légale » (C. Chainais, F. Ferrand, L. Mayer et S. Guinchard, Procédure civile, 37e éd., Dalloz, coll. « Précis », 2024, n° 1613).

Sur le fond, ces mêmes auteurs écrivent « on parle de connexité lorsque plusieurs demandes sont unies par des liens si étroits qu’il y a intérêt à les examiner ensemble ; cela permet de gagner du temps et surtout d’éviter des décisions inconciliables ou contradictoires ».

Il n’est pas pour autant exigé qu’il soit impossible de juger l’une demande sans l’autre : la connexité n’est pas l’indivisibilité.

En résumé, lorsque la demande de déchéance et la demande principale en contrefaçon sont liées par les liens si étroits qu’il est de bonne justice de les juger ensemble, c’est que l’une est formée de façon connexe à l’autre : on voit que la notion recèle une marge d’appréciation significative et qu’effectivement le praticien doit s’en remettre à la « prudence des magistrats »

L’appréciation de la connexité par les juges du fond est souveraine (Civ. 1re, 19 avr. 1983, n° 82-12.343 P) mais la Cour de cassation contrôle la motivation (Civ. 1re, 26 mai 1982, n° 80-16.055 P).

L’appréciation large de la connexité par la Cour d’appel de Bordeaux : la demande de déchéance d’une marque pour des produits et services différents de ceux invoqués au soutien de la demande principale en contrefaçon est connexe à l’action en contrefaçon

La demande de déchéance porte sur des produits autres que ceux invoqués au soutien de l’action en contrefaçon. Dans l’espèce jugée par la Cour d’appel de Bordeaux, une partie avait assigné une autre partie en contrefaçon d’une marque. Le défendeur avait ensuite engagé une action administrative en déchéance devant l’INPI contre cette même marque mais la déchéance était sollicitée pour des produits et services autres que ceux invoqués au soutien de l’action principale en contrefaçon.

D’un côté, la marque visée par l’action en déchéance était la même que celle invoquée au soutien de l’action en contrefaçon, ce qui créait un lien étroit entre les deux demandes. D’un autre côté, l’action en contrefaçon et l’action en déchéance portaient chacune sur des produits et services différents, de sorte que la déchéance de la marque n’entraînait pas le rejet (ou l’irrecevabilité) de l’action en contrefaçon et, inversement, une condamnation pour contrefaçon n’empêchait pas la déchéance.

La Cour d’appel de Bordeaux juge qu’il existe un lien certain entre les deux demandes car l’action principale en contrefaçon portait sur la même marque que celle objet de l’action en déchéance, quand bien même n’y étaient pas visés les mêmes produits et services. La Cour d’appel de Bordeaux confirme ainsi la décision du directeur de l’INPI qui avait déclaré la demande de déchéance irrecevable.

Au jour de la rédaction de présent commentaire, aucun pourvoi en cassation n’a été formé.

Les incidences de cette solution et analyse de ces incidences au regard des règles de procédure civile relatives à la recevabilité des demandes reconventionnelles

La solution retenue par la Cour d’appel de Bordeaux a une conséquence procédurale très nette : elle implique que dès lors qu’une action en contrefaçon est engagée sur le fondement d’une marque, le défendeur ne peut soutenir la déchéance de cette marque que par la voie de la demande reconventionnelle devant le tribunal judiciaire, même pour solliciter la déchéance de produits ou services qui ne sont pas invoqués au soutien de la demande en contrefaçon. La procédure administrative devant l’INPI lui est fermée.

La solution a le mérite de la clarté et de la simplicité pour les praticiens. Il nous semble cependant prématuré de soutenir que cet arrêt règle définitivement la question, tant que la Cour de cassation ne se sera pas prononcée à ce sujet (dans cette affaire ou dans une affaire ultérieure).

Au-delà de l’article L. 716-5 et de la connexité, la solution doit aussi être appréciée au regard des règles générales de procédure civile, en particulier de l’intérêt à agir et des conditions de recevabilité des demandes reconventionnelles.

Sur le fondement des textes antérieurs à la réforme de 2019, la Cour de cassation jugeait irrecevables les demandes reconventionnelles en déchéance ou nullité de marque à l’encontre de produits et services différents de ceux invoqués au soutien de l’action en contrefaçon, faute d’intérêt à agir (par ex., Com. 26 janv. 2022, n° 22-12.508 ; 7 déc. 2022, n° 20-21.102, Légipresse 2022. 666 et les obs. ). Depuis la réforme du droit des marques de 2019, les actions administratives en déchéance devant l’INPI ne sont plus soumises à un intérêt à agir, l’article L. 716-3 précisant désormais qu’elles peuvent être introduites par « par toute personne physique ou morale ». On note cependant que, pour les demandes formées devant les tribunaux judicaires, le texte maintient que la demande de déchéance est formée « par toute personne intéressée ». Cette formulation laisse supposer que, pour les demandes reconventionnelles formées devant les tribunaux judiciaires, la condition de l’intérêt à agir demeure.

La solution doit s’apprécier également au regard de l’article 70 du code de procédure civile qui subordonne la recevabilité des demandes reconventionnelles à l’existence d’un lien suffisant avec la demande initiale. Des décisions ont pu juger irrecevables des demandes reconventionnelles en déchéance de marque au motif que celles-ci portaient sur des produits ou services différents de ceux opposés au soutien de l’action en contrefaçon principale, de sorte qu’il n’existait pas de lien suffisant entre les demandes, au sens de l’article 70 du code de procédure civile (par ex., Paris, pôle 5 - ch. 2, 5 févr. 2016, Propr. intell. 2016, n° 61, p. 473, obs. J. Canlorbe ; Paris, pôle 5 - ch. 1, 20 oct. 2015, PIBD 1040. III. 844 ; 26 juin 2013, n° 12/01302). L’arrêt de la Cour d’appel de Bordeaux, rendu sur le fondement de l’article L. 716-5, aboutit à une solution contraire : non seulement, le défendeur peut solliciter la déchéance de la marque pour la totalité des produits et services qu’elle désigne par la voie d’une demande reconventionnelle (même ceux qui ne lui sont pas opposés dans l’action en contrefaçon) mais il s’agit même de la seule voie procédurale possible puisque la procédure engagée devant l’INPI est jugée irrecevable.

Enfin, la solution retenue par la Cour d’appel de Bordeaux peut être rapprochée de l’arrêt rendu par la Cour de justice de l’Union européenne, le 8 juin 2023 (CJUE 8 juin 2023, aff. C-654/21, D. 2023. 1118 ; ibid. 2024. 515, obs. S. Chatry, J. Douillard et A. Mendoza-Caminade ; Dalloz IP/IT 2023. 382, obs. L. Paudrat ; ibid. 591, obs. C. Maréchal Pollaud-Dulian ; Légipresse 2023. 635, obs. Y. Basire, M.-S. Bergazov, C. de Marassé-Enouf, C. Piedoie et M. Sengel ; RTD com. 2023. 852, obs. J. Passa ; Propr. ind. 2023. Comm. 49, obs. A. Folliard-Monguiral), ayant jugé qu’une demande reconventionnelle en nullité d’une marque de l’Union européenne peut concerner un groupe de produits et services plus large que ceux invoqués à l’appui de l’action principale en contrefaçon. Dans cette affaire, la Cour de justice juge que la portée de l’action reconventionnelle ne saurait être restreinte par le cadre juridique de la demande principale, tel que défini par les prétentions de la requérante. On note cependant que cette affaire portait sur l’interprétation du règlement (UE) 2017/1001 du 14 juin 2017 et que la Cour de justice se prononce sur la demande reconventionnelle en tant que notion autonome du droit de l’Union, il ne s’agissait pas d’appliquer les règles nationales de procédure civile. Quoiqu’il en soit, là aussi, la solution retenue permet au défendeur d’agir au-delà des produits et services opposés dans le cadre d’une action principale en contrefaçon.

On distingue ainsi un mouvement qui tend à élargir le champ des demandes reconventionnelles en nullité et en déchéance de marque. Reste à savoir quelle sera la position de la Cour de cassation sur ce point, au regard des règles générales de procédure civile.

 

Bordeaux, 20 mai 2025, n° 24/00966

par Thibault Lentini, Avocat au Barreau de Paris, Arenaire Avocats AARPI

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