Repos dominical obligatoire, atteinte à la liberté d’entreprendre et discrimination indirecte d’un commerce de produits casher ?

L’interdiction d’employer sans autorisation du personnel le dimanche après-midi ne constitue pas une atteinte disproportionnée à la liberté d’entreprendre des commerces fermés pour le shabbat ou une discrimination indirecte de leur personnel de confession majoritairement juive.

Du vendredi soir jusqu’au samedi à la tombée de la nuit, la tradition religieuse du shabbat impose aux personnes de confession juive de s’abstenir de toute activité économique. Pour la société demanderesse au pourvoi du présent arrêt, exploitant un supermarché casher, l’enjeu de l’emploi de ses salariés durant la période légale du repos dominical (C. trav., art. L. 3132-3) était autant économique que religieux. Non seulement sa clientèle et une très grande partie de son personnel (majoritairement de confession juive) ne peuvent contribuer à l’activité du magasin les samedis – ce qui avec le repos obligatoire du dimanche implique deux journées par semaine sans fonctionnement. De plus l’hypothèse d’une activité du lieu maintenue le samedi par et pour des personnes ne suivant pas cette tradition impliquerait la perte probable d’un label de respect des règles alimentaires juives, donné par le Consistoire central de l’union des communautés juives de France.

Ainsi, lorsque le juge ordonna sous astreinte à la société de cesser d’employer des salariés le dimanche après 13 heures (emploi qui était donc en violation de l’art. L. 3132-13 du c. trav. permettant le travail jusqu’à cette heure pour les salariés des commerces de détail alimentaire), cette dernière entendit contester cette décision en usant de tous les moyens de droit possibles, dont une question prioritaire de constitutionnalité (non renvoyée par la chambre sociale, dans un arrêt du 12 févr. 2020, n° 19-40.035, D. 2020. 393 ) et des demandes de saisines préjudicielles de la Cour de justice de l’Union européenne.

Arguant non seulement d’une atteinte disproportionnée portée par la mesure à la liberté d’entreprendre de la société (en se fondant sur l’art. 16 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE, mais également d’une mesure d’interdiction en elle-même disproportionnée au regard de l’objectif poursuivi de protection des salariés en raison de la discrimination indirecte envers les magasins casher qu’elle impliquerait (en se fondant sur l’art. 21 de la même Charte, ainsi que sur l’art. 5 de la dir. n° 2003/88/CE du 4 nov. 2003), la partie demanderesse demandait la cassation sans renvoi de l’arrêt confirmatif de la Cour d’appel de Paris du 27 octobre 2022 (n° 21/03007) qui maintenait l’interdiction.

Le présent arrêt de rejet – prévisible – du pourvoi règle rapidement la question posée sur le fond du droit en relevant que l’entreprise n’est pas juridiquement contrainte de fermer le dimanche après-midi et demeure par ailleurs libre de demander une dérogation pour l’emploi de son personnel. L’arrêt donne une bien plus grande place à la motivation de la chambre pour le rejet des demandes de saisines préjudicielles contenues dans le pourvoi, aboutissant à la conclusion que le droit communautaire est suffisamment clair pour rejeter les arguments de disproportion des mesures et des atteintes alléguées : l’atteinte à la liberté d’entreprendre est manifeste mais proportionnée, et la question de la discrimination indirecte ne se pose pas en l’espèce, la société n’étant pas une personne physique et ne pouvant agir en ce sens au nom de ses salariés.

Sur l’absence d’atteinte à la liberté d’entreprendre et de discrimination indirecte

Le commerce subit-il une atteinte disproportionnée à sa liberté d’entreprendre du fait de l’interdiction qui lui est faite ? Pourrait-on par ailleurs caractériser une discrimination indirecte ?

D’après le rapport de la conseillère référendaire Mme Prieur, la question de droit soumise était « signalée sensible, comme dépassant le cadre du litige, dont la réponse sera susceptible d’impacter d’autres commerces et, au-delà, la diversité indispensable à toute société démocratique » ; mais le moins que l’on puisse dire est que la réponse était prévisible au regard du droit national applicable, et plus particulièrement d’une jurisprudence centenaire du Conseil d’État, plus précisément d’un arrêt du 30 novembre 1906 (Rec. 885), rendu quelques mois à peine après la promulgation de la loi du 13 juillet 1906 instaurant le repos hebdomadaire et le fixant sauf exception le dimanche. Le requérant d’alors demandait l’autorisation de donner le repos hebdomadaire à son personnel le samedi, invoquant déjà les prescriptions du judaïsme. Le refus du Conseil d’État, comme le rappelle l’avis de l’avocate générale Mme Grivel pour le présent arrêt, se justifiait notamment par l’absence de caractère religieux à l’imposition du dimanche comme jour de repos. En dépit de ses origines assurément religieuses (le dimanche chrétien étant d’ailleurs inspiré du shabbat juif), le législateur de 1906 n’a fait que consolider un usage, un trait devenu plus culturel que cultuel. Si la loi permettait de demander des dérogations en cas d’effet préjudiciable du repos dominical du personnel pour le public ou le fonctionnement normal de l’établissement, « aucune disposition de la loi ne permet de faire droit à une requête fondée sur les motifs invoqués ».

Il faut ajouter, plus généralement et bien plus près de nous temporellement, que pour le Conseil constitutionnel (dans sa décis. n° 2004-505 DC du 19 nov. 2004, Traité établissant une constitution pour l’Europe, AJDA 2005. 211 , note O. Dord ; ibid. 219, note D. Chamussy ; D. 2004. 3075 , chron. B. Mathieu ; ibid. 2005. 100, point de vue D. Chagnollaud ; ibid. 1125, obs. V. Ogier-Bernaud et C. Severino ; RFDA 2005. 1, étude H. Labayle et J.-L. Sauron ; ibid. 30, note C. Maugüé ; ibid. 34, note F. Sudre ; ibid. 239, étude B. Genevois ; RTD eur. 2005. 557, étude V. Champeil-Desplats ; sur la conformité constitutionnelle du Traité établissant une Constitution pour l’Europe) les dispositions de l’article 1er de la Constitution aux termes desquelles « la France est une République laïque » (…) interdisent à quiconque de se prévaloir de ses croyances religieuses pour s’affranchir des règles communes régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers. Cet esprit de laïcité semble inspirer la chambre sociale pour le contrôle du respect du repos dominical dans les entreprises privées, qui à la lumière de la jurisprudence constitutionnelle apparaît comme un principe fondamental du droit du travail (Cons. const. 6 août 2009, n° 2009-588 DC, Dalloz actualité, 1er sept. 2009, obs. S. Lavric ; AJDA 2009. 1519 ; ibid. 2120 , note J. Wolikow ; D. 2010. 1508, obs. V. Bernaud et L. Gay ; Dr. soc. 2009. 1081, note V. Bernaud ; RFDA 2009. 1269, chron. T. Rambaud et A. Roblot-Troizier ) assurant non seulement la protection des travailleurs pris individuellement, mais surtout et prioritairement la protection et la cohésion des liens familiaux et sociaux. Autrement dit, ce n’est pas tant le choix précis du dimanche qui est au cœur de cette règle de droit, mais bien l’imposition d’un jour de repos hebdomadaire uniformisé pour tous, quelles que soient les convictions religieuses des salariés ou de leur employeur.

Il n’est donc guère surprenant de ne pas voir les arguments de la société demanderesse aboutir à une cassation de la décision de la cour d’appel. Au demeurant, la motivation de la chambre sur ce point apparaît relativement brève, car le moyen manque en fait : la société allègue d’une obligation de fermeture du magasin, alors que seule lui est faite l’interdiction d’employer son personnel durant la période visée. Même s’il semble a priori illusoire d’estimer qu’un dirigeant non salarié puisse à lui tout seul assurer le fonctionnement d’un supermarché employant habituellement une vingtaine de salariés, il serait tout à fait possible pour l’entreprise de s’adapter en utilisant des caisses automatiques et du personnel de sécurité d’une autre entreprise pour ces dimanches après-midi.

L’atteinte à la liberté d’entreprendre apparaît donc minime et la discrimination religieuse indirecte inexistante, d’autant plus que la société a choisi de ne pas solliciter de dérogation auprès du préfet ou de la mairie ; une possibilité qui lui est théoriquement ouverte par les articles L. 3132-20 et L. 3132-26 du code du travail, selon certaines conditions dont il ne nous appartient pas de vérifier la complétude ici, la chambre sociale retenant simplement l’absence totale de démarche en ce sens de la part de la société pour en filigrane arguer d’une situation dans laquelle l’employeur se serait lui-même placé.

Sur la demande de saisine préjudicielle : l’absence de doute raisonnable sur le droit de l’Union quant au choix du dimanche comme repos hebdomadaire imposé

La chambre sociale est plus abondante dans sa motivation de rejet de la demande de questions préjudicielles à la Cour de justice. Le déroulement de cette motivation étant fortement inspiré des travaux concordants de l’avocate générale et de la conseillère référendaire, diffusés par la Cour, il n’en sera fait ici qu’un bref résumé.

La première question que la société entendait faire transmettre à la Cour de justice était de savoir si les normes permettant l’interdiction de l’ouverture du commerce le dimanche après-midi n’étaient point incompatibles avec la liberté d’entreprendre de l’article 16 de la Charte des droits fondamentaux et le principe d’égalité de traitement et la prohibition de la discrimination « indirecte » fondée sur la religion de l’article 21 de la même Charte, bien que ce dernier n’évoque point expressément les discriminations indirectes. La seconde question mobilise quant à elle l’article 2 de la directive 2000/78/30, qui prohibe plus précisément la discrimination indirecte en protection du principe de l’égalité de traitement, soit une discrimination qui se produit « lorsqu’une disposition […] apparemment neutre est susceptible d’entraîner un désavantage particulier pour des personnes d’une religion […] à moins que […] cette disposition […] ne soit objectivement justifié(e) par un objectif légitime et que les moyens de réaliser cet objectif ne soient appropriés et nécessaires […] ». Cette seconde question repose sur l’opposition éventuelle de l’article 5 de la directive 2003/88/CE du 4 novembre 2003 (obligeant les États membres à prendre les mesures nécessaires pour que les salariés bénéficient d’un repos hebdomadaire), combiné à l’article 2 de la directive 2000/78/30 précitée, à une législation telle que celle de la France « imposant » en pratique la fermeture au commerce de produits casher concerné.

Outre qu’il n’y a en réalité pas de fermeture de l’établissement lui-même, comme indiqué plus haut, les motivations de la chambre sociale pour le rejet de ces deux questions tiennent à ces points d’argumentation : bien que l’article 16 de la Charte des droits fondamentaux soit effectivement applicable au litige, l’article 52 de la même Charte permet des limitations légales au principe de la liberté d’entreprendre et de ses corollaires (liberté d’exercer une activité économique, liberté contractuelle et libre concurrence) dès lors que ces limitations répondent à des objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union (la chambre renvoyant not. à l’arrêt CJUE 31 janv. 2013, Mc Donagh, aff. C-12/11, § 61, Dalloz actualité, 12 févr. 2013, obs. C. Demunck ; McDonagh c/ Ryanair Ltd, D. 2013. 361 ; JT 2013, n° 151, p. 14, obs. X.D. ; RTD eur. 2014. 210, obs. L. Grard ; ibid. 2015. 171, obs. F. Benoît-Rohmer ) ; des objectifs tels que la protection des travailleurs par l’imposition d’un jour obligatoire de repos hebdomadaire (v. not., CJUE 23 nov. 1999, Arblade e.a., aff. C-369/96 et C-376/96, AJDA 2000. 307, chron. H. Chavrier, H. Legal et G. de Bergues ; Rev. crit. DIP 2000. 710, note M. Fallon ; RSC 2000. 248, obs. L. Idot ; RTD eur. 2000. 727, chron. J.-G. Huglo ), dont le choix parmi les jours de la semaine est d’ailleurs à l’appréciation des États membres en tenant compte de la diversité des facteurs culturels et religieux (CJUE 12 nov. 1996, Royaume-Uni c/ Conseil, aff. C-84/94, Dr. soc. 1997. 303, note P. Martin ). L’atteinte étant nécessaire et proportionnelle, il n’y a donc pas d’affectation du contenu essentiel de la liberté d’entreprendre par les articles R. 1455-6 et L. 3132-13 du code du travail. Pour ce qui est de la discrimination indirecte, atteinte éventuelle et proportionnalité sont purement et simplement balayées du débat, puisque la société ne peut elle-même invoquer ce fondement : l’article 21 de la Charte des droits fondamentaux n’est pas invocable par une personne morale. L’article 5 de la directive 2003/88/CE n’est quant à lui pas invocable en tant que tel par un employeur. Il convient surtout de souligner, comme le fait la chambre sociale, que de manière générale les articles R. 1455-6 et L. 3132-13 du code du travail non seulement ne sont pas incompatibles avec les exigences du droit européen en matière de repos hebdomadaire, mais viennent surtout et au contraire les réaliser concrètement en droit interne.

Au-delà des moyens manquants en fait, l’arrêt semble donc fermer durablement la porte à l’hypothèse d’une atteinte disproportionnée à la liberté d’entreprendre et à une discrimination religieuse indirecte tirée du principe fondamental du droit du travail français qu’est le repos dominical. 

 

Soc. 15 mai 2024, FS-B, n° 22-23.399

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