Reprise des fonds propres : l’existence précède l’essence
La communauté dissoute, chacun des époux peut faire la reprise de ses biens propres s’ils existent en nature. Il incombe au juge de constater que les sommes d’argent dont la reprise est demandée existent encore et sont demeurées propres.
Selon Sartre, l’existence de l’homme préexiste à son essence et c’est l’homme lui-même qui détermine cette dernière. Il s’agit d’exister pour pouvoir se qualifier. Tel est aussi le cas en droit des régimes matrimoniaux : avant même de s’interroger sur la nature propre ou commune d’un bien, il convient de s’assurer de l’existence de ce bien. C’est en substance ce qui ressort de l’arrêt rendu ce 2 mai 2024 par la première chambre civile de la Cour de cassation à propos de la reprise des fonds propres après la dissolution de la communauté : il ne suffit pas de qualifier les sommes de propres ; encore faut-il s’assurer de leur existence.
En l’espèce, deux époux s’étaient mariés en 1983 sans contrat de mariage préalable. Pendant le mariage, l’épouse avait reçu par donation de la part de ses parents une somme de 22 867 € qu’elle avait placée sur un compte bancaire. Le divorce fut prononcé en 2010 et dans le cadre des opérations de liquidation et partage, l’ex-épouse sollicita la reprise de la somme litigieuse sur le fondement de l’article 1467 du code civil. Selon ce texte en effet, « La communauté dissoute, chacun des époux reprend ceux des biens qui n’étaient point entrés en communauté, s’ils existent en nature, ou les biens qui y ont été subrogés ». Le tribunal de grande instance puis la Cour d’appel de Bordeaux firent droit à cette demande, considérant que la preuve était rapportée que la somme avait été reçue au moyen d’une donation adressée à l’épouse seule : les fonds étaient donc propres sur le fondement de l’article 1405 du code civil.
L’affaire semblait entendue : les sommes étant propres, l’épouse pouvait légitimement en faire la reprise. Pourtant, la fongibilité de la monnaie rend la situation plus complexe qu’il n’y paraît : une confusion était à redouter entre ces liquidités propres et des deniers communs placés sur le même compte. Le demandeur au pourvoi exploita habilement cette difficulté et reprocha aux juges d’appel d’avoir privé leur décision de base légale au regard des articles 1402 et 1467 du code civil. Il aurait selon lui fallu s’assurer que les sommes en question étaient bien identifiables malgré la fongibilité de la monnaie et la présomption de communauté.
La Cour de cassation dut alors réaliser une interprétation de l’article 1467 du code civil, entreprise dont la complexité est parfaitement retranscrite dans le rapport de Mme Daniel, conseillère référendaire, annexé à l’arrêt. Il s’agissait de se demander si la reprise d’une somme d’argent arguée de propre suppose que les fonds soient identifiables jusqu’à la dissolution de la communauté. Autrement dit, suffit-il d’établir que le solde du compte est suffisant ou faut-il, en sus, s’assurer qu’aucune confusion n’a été réalisée entre les fonds communs et les fonds propres ?
Prenant le parti de la prudence, la Cour de cassation censure l’arrêt d’appel pour manque de base légale au regard de l’article 1467, alinéa premier, du code civil. Après avoir rappelé la teneur du texte (§ 8) elle en réalise l’interprétation : « pour pouvoir être repris, les biens doivent exister en nature et être restés propres à la date de la dissolution de la communauté » (§ 9) et non au jour de la liquidation comme l’indiquait le moyen du pourvoi. Un tel décryptage semble pure tautologie : on ne peut reprendre que ce qui existe. Pour autant cette précision est indispensable pour justifier la solution retenue à propos des biens fongibles. La Cour en déduit en effet qu’il revient aux juges du fond de constater que les sommes d’argent dont la reprise était demandée existaient encore et étaient demeurées propres (§ 11). Au lieu de procéder à cette vérification, la Cour d’appel de Bordeaux s’était contentée de constater que le défendeur ne rapportait pas la preuve que la donation avait été réalisée aux deux époux (§ 10).
Autrement dit, il est reproché aux juges du fond d’avoir uniquement statué sur la qualification propre ou commune des fonds litigieux. Il aurait fallu, d’après la Cour de cassation, statuer au préalable sur l’existence du bien. Ainsi la question de l’existence des fonds (l’absence de confusion avec d’autres liquidités) est-elle préalable à celle de leur essence (leur qualification propre ou commune). Cette exigence méthodologique est énoncée à deux reprises dans l’arrêt. Au paragraphe 9, la Cour énonce que « pour pouvoir être repris, les biens doivent exister en nature et être restés propres à la date de la dissolution de la communauté ». Au paragraphe 11, elle reproche aux juges du fond de n’avoir pas constaté que « les sommes d’argent dont la reprise était demandée existaient encore et étaient demeurées propres ». L’existence précède l’essence.
L’attendu de principe paraît être une pure lapalissade (pour être repris, le bien doit être) dictée par l’article 1467 du code civil selon lequel la reprise des biens propres est possible « s’ils existent en nature ». Pourtant, transposée aux hypothèses de biens fongibles, l’interprétation ici réalisée révèle toute son importance pratique. Le prétendant à la reprise ne doit pas se contenter de déjouer la présomption de communauté en démontrant qu’au jour de son acquisition le bien était propre. Il devra en outre démontrer que le bien existe toujours et qu’il n’est pas devenu commun. Faute d’une telle démonstration, la reprise en nature ne sera pas possible et l’époux ne pourra prétendre qu’à une récompense, à condition cependant de démontrer que la communauté a tiré profit de sa masse propre, par exemple en encaissant les derniers propres (C. civ., art. 1433, al. 2).
Il s’agit donc surtout de déterminer le fondement adéquat à la demande de restitution des sommes : reprise en nature ou récompense en valeur ? Les enjeux sont réels. D’abord, la reprise présente l’avantage de consacrer la nature propre du bien et de s’opérer au jour de la dissolution, alors que le droit à récompense, qui résulte de la nature commune du bien, n’est réglé qu’au partage. En effet, l’opération énoncée à l’article 1467 du code civil n’est pas tant une reprise juridique (le bien « redevenant » propre après avoir été commun) qu’une reprise matérielle (le bien, qui a toujours été propre, est matériellement appréhendé par l’époux propriétaire, ce qui se traduit concrètement par son exclusion des opérations de liquidation de la communauté). Ensuite, si l’époux peut reprendre son bien propre, il devient souverain quant à son usage, ce qui n’est pas le cas si la voie de la récompense est privilégiée puisque le bien commun devenu indivis obéit au régime de pouvoirs de l’indivision. Enfin, le repreneur fait sien les fruits du bien repris dès la dissolution de la communauté, contrairement à l’hypothèse inverse où le bien intègre l’indivision post-communautaire que ses fruits accroissent.
On le voit, la reprise du bien propre demeure plus intéressante que l’abandon à la communauté compensée par une récompense. Pourtant, l’exigence probatoire est plus lourde lorsque le bien est fongible. Car comment parvenir à démontrer que les sommes propres ne se sont pas mélangées à des sommes communes (notamment les revenus) ? Certains cas seront plus complexes que d’autres.
Si les fonds propres sont placés sur un compte-joint, la Cour de cassation considère qu’ils sont présumés être encaissés par la communauté, ce qui ouvre droit à récompense mais interdit toute reprise en nature (Civ. 1re, 8 févr. 2005, n° 03-13.456 et n° 03-15.384 P, D. 2005. 592
; ibid. 2114, obs. V. Brémond, M. Nicod et J. Revel
; AJ fam. 2005. 149, obs. P. Hilt
; RTD civ. 2005. 445, obs. B. Vareille
), sauf à déjouer la présomption d’encaissement.
Si les sommes propres sont versées sur un compte personnel séparé et qu’aucun autre dépôt n’a été réalisé sur le compte pendant le mariage, il ne sera pas difficile d’établir l’existence du bien à reprendre : il s’agira à tout le moins du solde du compte, déduction faite des intérêts perçus avant le divorce (qui reviennent à la communauté). De telles hypothèses sont très rares, car si le support d’épargne présente un taux d’intérêt attractif (livret règlementé par exemple), il serait bien dommage de ne pas employer des fonds communs pour le compléter et atteindre le plafond règlementaire. Quant aux comptes à terme, ils interdisent certes tout dépôt supplémentaire mais au dénouement le capital propre et les intérêts communs seront versés de concert sur un autre compte, ce qui créera une confusion entre les diverses liquidités.
D’une manière générale, il sera plus difficile, voire impossible, de déterminer l’existence (ou plus exactement la subsistance) des fonds propres chaque fois qu’ils seront placés sur un compte accueillant aussi des fonds communs. Faut-il considérer, avec le Professeur Vareille, qu’une telle situation rend impossible toute reprise en nature et que le droit à récompense est l’unique issue (Rép. civ., v° Communauté légale : liquidation et partage, par B. Vareille, n° 94) ? La Cour de cassation ne semble pas de cet avis : puisqu’elle exige une identification des fonds propres, c’est qu’elle admet qu’une telle opération est possible. Pourtant en pratique on ignore comment une telle identification pourra être réalisée.
Il est clair qu’un raisonnement mathématique ne suffira pas. Si je dépose sur un compte nominatif 1 000 € reçus par donation, puis que je réalise un nouveau dépôt de 500 € issus de mes gains et salaires, il est certes possible de distinguer les derniers propres des fonds communs. Cependant si je procède à un retrait de 300 €, comment savoir si j’ai puisé dans la masse propre ou dans la masse commune ? Il ne suffira pas de démontrer que le solde du compte au jour de la dissolution (1 200 €) est égal ou supérieur au montant des sommes propres déposées pendant le mariage (1 000 €). Il conviendrait, dans l’idéal, de réaliser un suivi détaillé des opérations sur le compte et qu’à chaque retrait les époux indiquent consciencieusement par écrit la masse dans laquelle ils ont pioché (donc noter scrupuleusement : « 300 € pris sur la communauté à telle date »). Gageons que de telles précautions relèveront de l’exception et que dans la plupart des cas il sera impossible de distinguer les derniers propres des deniers communs.
Les conseils des parties seront donc dorénavant bien inspirés d’organiser deux fronts d’attaque : solliciter à titre principal la reprise des sommes propres et demander à titre subsidiaire la reconnaissance d’une récompense égale au montant déposé. Quant aux époux, il leur sera désormais conseillé de garder les sommes reçues par donation, succession ou legs sur un compte nominatif exclusivement dédié à ces fonds. La pire idée serait d’ailleurs de placer des sommes propres sur un compte nominatif accueillant aussi des fonds communs. En pareil cas en effet si l’époux sollicite la reprise il aura du mal à établir l’existence des sommes propres, et s’il revendique une récompense il lui faudra au préalable démontrer que la communauté s’est enrichie au moyen de ses fonds propres (Civ. 1re, 8 nov. 2005, n° 03-14.831 P, D. 2005. 2897
; ibid. 2006. 2066, obs. V. Brémond, M. Nicod et J. Revel
; AJ fam. 2006. 33, obs. P. Hilt
; RTD civ. 2006. 814, obs. B. Vareille
; ibid. 815, obs. B. Vareille
; 15 févr. 2012, n° 11-10.182 P, Dalloz actualité, 9 mars 2012, obs. N. Le Rudulier ; D. 2012. 552
; AJ fam. 2012. 232, obs. P. Hilt
; RTD civ. 2012. 364, obs. B. Vareille
).
La Cour de cassation n’a donc pas choisi la voie de la facilité. Certes, la solution ici retenue est conforme à la lettre du texte et cohérente avec la ligne jurisprudentielle antérieure (Civ. 1re, 6 nov. 1990, n° 89-16.779 ; 30 avr. 2014, nos 13-13.579 et et 13-14.234 P, D. 2015. 287, obs. N. Fricero
; AJ fam. 2014. 383, obs. P. Hilt
; RTD civ. 2015. 681, obs. B. Vareille
; ibid. 683, obs. B. Vareille
; Toulouse, 17 juill. 2015, n° 13/04311). Cependant il aurait été plus simple d’énoncer que lorsque des fonds propres ont été déposés sur un compte ils sont présumés ne pas avoir été retirés et ne pas s’être confondus avec un les fonds communs. Cela permettrait à l’époux propriétaire de faire a minima la reprise sans avoir à supporter la charge de la preuve de l’identification ni se résoudre, en cas d’échec probatoire, à solliciter une récompense.
Convenons cependant qu’une telle présomption aurait été pour le moins audacieuse car dépourvue de fondement juridique en l’état des textes régissant la communauté légale. Une piste de plus pour une potentielle future réforme de simplification du droit des régimes matrimoniaux.
Civ. 1re, 2 mai 2024, F-B, n° 22-15.238
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