Requalification d’un bail dérogatoire en bail commercial : la fraude suspend le délai de prescription de l’action
La fraude suspend le délai de prescription biennale applicable aux actions au titre (sic) d’un bail commercial. La cour d’appel devait rechercher, comme il le lui était demandé, si les fraudes, dont l’existence était invoquée, n’étaient pas de nature à suspendre le délai de prescription de l’action en requalification de baux dérogatoires successifs.
La fraude corrompt tout
La Cour de cassation rappelle le principe selon lequel la fraude corrompt tout, principe de droit positif qui peut fonder une décision de justice, même s’il ne figure dans aucun texte.
En matière de bail commercial, la Cour de cassation a déjà eu l’occasion d’en faire application, notamment en cas de collusion frauduleuse entre un bailleur et un locataire cédant, au préjudice du cessionnaire (Civ. 3e, 1er déc. 2016, n° 15-26.384, AJDI 2017. 275
, obs. F. de La Vaissière
; Gaz. Pal. 14 mars 2017. 63, note J.-D. Barbier).
Dans l’affaire commentée, l’adage est appliqué au délai de prescription biennale des actions fondées sur le statut des baux commerciaux. La Cour de cassation rappelle que la fraude suspend ce délai de prescription biennale, comme elle l’avait déjà jugé à propos d’une demande de requalification d’un contrat de prestation de services constitutif d’une simulation frauduleuse (Civ. 3e, 19 nov. 2015, n° 14-13.882, D. 2016. 1613, obs. M.-P. Dumont-Lefrand
; RTD com. 2016. 47, obs. F. Kendérian
; Gaz. Pal. 1er mars 2016. 76, note J.-D. Barbier).
En l’occurrence, les parties avaient signé successivement trois baux dérogatoires, le premier de vingt-trois mois au nom de Madame S., le second de vingt-trois mois au nom de la société Yoni, et le troisième, postérieur à la réforme du 8 juin 2014 (dite « loi Pinel ») de trente-six mois au nom de la société Gabi dont Madame S. était présidente.
Ce type de montage, consistant à renouveler des baux dérogatoires en modifiant le nom du locataire, voire en faisant intervenir des prête-noms, est classiquement sanctionné (Civ. 3e, 9 févr. 1994, n° 91-21.907, Administrer 7/1994. 16, note J.-D. Barbier ; 8 avr. 2010, n° 08-70.338, Dalloz actualité, 15 avr. 2010, obs. Y. Rouquet ; D. 2010. 1017, obs. Y. Rouquet
; ibid. 2011. 1786, obs. M.-P. Dumont-Lefrand
; AJDI 2010. 719
, obs. J.-P. Blatter
; RTD com. 2010. 521, obs. F. Kendérian
; Gaz. Pal. 17 juill. 2010. 32, note C.-É. Brault).
Or, la fraude suspend la prescription. Le locataire qui invoque la fraude évite ainsi de se heurter à la prescription biennale, qui s’applique normalement à toute demande de requalification d’un contrat en bail commercial.
Prescription de l’action en requalification
En principe, l’action en requalification doit être exercée dans le délai de deux ans à compter de la signature du contrat litigieux.
Cela a été jugé par exemple pour une action en requalification d’un contrat de location-gérance en bail commercial : il faut agir dans le délai de deux ans à compter de la signature de la location-gérance (Civ. 3e, 22 janv. 2013, n° 11-22.984, AJDI 2013. 609
, obs. R. Hallard
; Gaz. Pal. 3 août 2013. 46, note J.-D. Barbier).
Il en va de même de l’action en requalification d’un bail verbal en bail commercial (Civ. 3e, 29 nov. 2018, n° 17-24.715, Gaz. Pal. 19 mars 2019. 73, note C.-É. Brault).
Concernant plus précisément la demande de requalification d’un bail dérogatoire, la Cour de cassation a jugé que l’action était soumise à la prescription biennale et que le délai courait à compter de la conclusion du bail dérogatoire (Civ. 3e, 28 sept. 2022, n° 21-17.907, AJDI 2023. 31
, obs. J.-P. Blatter
; Rev. prat. rec. 2023. 23, chron. E. Morgantini et S. Gonon
; Administrer 11/2022. 50, note J.-D. Barbier).
Dans un premier temps, la Cour de cassation avait jugé que le délai courait dès la signature de la première convention « peu important que celle-ci ait été renouvelée par avenants successifs » (Civ. 3e, 3 déc. 2015, n° 14-19.146, Dalloz atualité, 11 déc. 2015, obs. Y. Rouquet ; D. 2015. 2559, obs. Y. Rouquet
; ibid. 2016. 1613, obs. M.-P. Dumont-Lefrand
; RTD civ. 2016. 364, obs. H. Barbier
; RTD com. 2016. 47, obs. F. Kendérian
; 14 sept. 2017, n° 16-23.590, Dalloz actualité, 25 sept. 2017, obs. Y. Rouquet ; D. 2017. 1832
; ibid. 2018. 371, obs. M. Mekki
; AJDI 2017. 775
, obs. M.-P. Dumont-Lefrand
; RTD civ. 2017. 869, obs. H. Barbier
; Gaz. Pal. 21 nov. 2017. 77, note J.-D. Barbier).
Puis, par un arrêt constituant un revirement de jurisprudence, elle décida que le délai partait de la conclusion du dernier contrat dont la requalification était recherchée, solution que la doctrine avait suggérée à plusieurs reprises (Civ. 3e, 25 mai 2023, n° 22-15.946, Dalloz actualité, 19 juin 2023, obs. T. Brault ; D. 2023. 1006
; ibid. 1331, obs. M.-P. Dumont
; AJDI 2023. 601
, obs. J.-P. Blatter
; RTD civ. 2023. 635, obs. H. Barbier
; RTD com. 2023. 562, obs. F. Kendérian
; Administrer 7/2023. 33, note J.-D. Barbier).
Cependant, dans l’affaire commentée, même en faisant partir le délai de prescription biennale de la date de la conclusion du troisième bail dérogatoire, le délai de deux ans entre cette date et celle de l’assignation délivrée par le locataire afin de se voir reconnaître un bail commercial était expiré.
Il était donc nécessaire de pouvoir invoquer la fraude, afin d’éviter cette prescription.
Jugement sur la recevabilité et jugement sur le fond
On observera que la recevabilité de l’action dépend en fait du jugement sur le fond.
Pour savoir si l’action est recevable, il est nécessaire de statuer sur l’existence d’une fraude, c’est-à-dire finalement sur la requalification du contrat litigieux. Paradoxalement, le fond sera jugé avant la recevabilité.
Notons que la même étrangeté se présente en matière de compétence : il est parfois nécessaire de statuer sur le fond du droit, c’est-à-dire sur l’application ou non du statut, pour savoir si la juridiction saisie est précisément compétente pour statuer… (la question se posait autrefois à propos de la compétence des tribunaux d’instance, et peut se poser aujourd’hui à propos de celle des tribunaux de commerce).
Prescription ou absence de prescription ?
La question de la prescription et de la fraude éventuelle se pose à propos des actions en requalification.
Mais, rappelons que la Cour de cassation a exclu toute prescription lorsque le locataire demande le bénéfice d’un bail commercial, à la suite d’un bail dérogatoire, en raison de son maintien dans les lieux (Civ. 3e, 1er oct. 2014, n° 13-16.806, Dalloz actualité, 8 oct. 2014, obs. Y. Rouquet ; D. 2014. 2565, obs. Y. Rouquet
, note R.-J. Aubin-Brouté
; ibid. 2015. 1615, obs. M.-P. Dumont-Lefrand
; RTD com. 2014. 773, obs. F. Kendérian
; Gaz. Pal. 25 nov. 2014.30, note C.-É. Brault).
La Haute juridiction décide, dans ce cas, que l’existence du bail commercial « résulte du seul effet de l’article L. 145-5 du code de commerce » et que la demande tendant « à faire constater » l’existence d’un bail soumis au statut des baux commerciaux « n’est pas soumise à la prescription biennale ».
Ainsi, le locataire maintenu en possession évite toute prescription, tandis que celui qui dispose d’un bail renouvelé s’y heurte.
Ces subtiles distinctions juridiques peuvent paraître un peu artificielles. Que le preneur soit maintenu dans les lieux, qu’il signe un nouveau bail dérogatoire, ou qu’il signe une clause de renonciation à la propriété commerciale, la situation est en réalité toujours la même et il ne s’agit que de montages ou d’artifices. Il est souhaitable d’unifier les solutions en écartant l’obstacle de la prescription, comme le fait la Cour de cassation lorsqu’elle déclare non écrite une clause de renonciation à la propriété commerciale (Civ. 3e, 21 avr. 2022, n° 21-10.375, AJDI 2022. 673
, obs. J. Mazure
; Rev. prat. rec. 2023. 23, chron. E. Morgantini et S. Gonon
; Gaz. Pal. 5 juill. 2022. 61, note J.-D. Barbier) ou lorsqu’elle applique l’adage Fraus omnia corrumpit.
Civ. 3e, 30 mai 2024, FS-B, n° 23-10.184
© Lefebvre Dalloz