Résiliation du contrat de location gérance : transfert automatique des contrats de travail au propriétaire d’un fonds de commerce n’en n’ayant pas la jouissance effective
La résiliation du contrat de location-gérance prononcée par le liquidateur judiciaire entraîne de facto le retour du fonds de commerce entre les mains du propriétaire bailleur et ainsi le transfert des contrats de travail en application de l’article L. 1224-1 du code du travail. La circonstance que le propriétaire bailleur n’ait pas été en capacité de jouir du fonds de commerce à la date de résiliation du contrat de location-gérance est sans effet sur ce principe et seule la ruine du fonds est de nature à faire échec à sa mise en œuvre.
La location-gérance séduit de plus en plus de groupes notamment au sein de la grande distribution (T. Déléaz, Carrefour : qu’est-ce que la location-gérance, ce modèle que dénonce la CFDT ?, Le Figaro, 3 nov. 2024) qui estiment que ce mécanisme est de nature à limiter l’exposition aux risques associés à la gestion d’un fonds de commerce. La décision commentée illustre à quel point ce raisonnement doit toutefois être relativisé.
En l’espèce, une société (ci-après dénommée « propriétaire bailleur ») avait mis son fonds de commerce en location-gérance au profit d’une autre (ci-après dénommée « locataire gérant »).
Le locataire gérant a par la suite été placé en redressement judiciaire par jugement du Tribunal de commerce d’Antibes du 29 juillet 2015, puis cette procédure a été convertie en liquidation judiciaire par jugement du 24 janvier 2017. Par une lettre du 6 février 2017, le liquidateur judiciaire du locataire gérant a notifié au propriétaire bailleur la résiliation du contrat de location-gérance liant les deux sociétés. Il en a déduit qu’à cette date le fonds était de facto restitué au propriétaire bailleur et l’ensemble des contrats de travail transféré de plein droit.
Le propriétaire bailleur estimait au contraire que n’ayant été mis en capacité de jouir du fonds de commerce, faute pour le liquidateur de lui avoir remis les clés du local concerné, il ne pouvait être l’employeur des salariés et n’était donc redevable d’aucun salaire entre le 6 février 2017, date de résiliation du contrat de location-gérance, et le 31 mars 2017, date à laquelle il recevait les clés dudit local.
C’est dans ce cadre que les salariés ont saisi avec succès le Conseil de prud’hommes de Grasse afin de faire condamner le propriétaire bailleur à verser les arriérés de salaires à compter du 6 février 2017. Le propriétaire bailleur a ensuite interjeté appel du jugement en soutenant n’être devenu employeur des salariés qu’à compter du 1er avril 2017, date à laquelle il avait effectivement été mis en capacité de jouir du fonds de commerce. Il reconnaissait néanmoins qu’à cette date le fonds n’était pas définitivement ruiné puisqu’il se trouvait dans un état « de délabrement […] nécessitant une remise en état d’une durée de douze mois entraînant une fermeture totale puis une activité réduite donnant lieu à une mise en activité partielle acceptée par le préfet pour la période du 1er avril 2017 au 31 mars 2018 […] ». Le propriétaire bailleur ne s’opposait donc pas au principe du transfert des contrats de travail, mais à la date à laquelle ce transfert avait eu lieu.
La Cour d’appel d’Aix-en-Provence, infirmant le jugement du Conseil de prud’hommes de Grasse, a donné raison au propriétaire bailleur au motif que « la reprise par le propriétaire du fonds des éléments corporels ou incorporels significatifs et nécessaires à l’exploitation du fonds » n’avait été effective qu’à la date du 1er avril 2017, date à laquelle le propriétaire bailleur avait été effectivement placé dans la capacité d’exercer son activité commerciale.
Privés de rémunérations sur plusieurs mois, les salariés ont logiquement formé un pourvoi en cassation en soutenant que les contrats de travail avaient été transférés dès le 6 février 2017, date de résiliation du contrat de location-gérance, dans la mesure où, selon eux, la seule résiliation du contrat de location-gérance suffisait à entraîner le transfert des contrats de travail et ce, sans qu’il soit nécessaire de constater le transfert des éléments constitutifs d’une entité économique autonome au sens de l’article L. 1224-1 du code du travail.
La Cour de cassation approuve ce raisonnement et casse l’arrêt en rappelant que, sauf ruine du fonds, la résiliation du contrat de location-gérance par le liquidateur judiciaire entraîne le retour du fonds dans le patrimoine de son propriétaire et ainsi le transfert des contrats de travail des salariés affectés à l’activité dudit fonds.
L’application de l’article L. 1224-1 du code du travail sans jouissance effective du fonds de commerce par le propriétaire
Il est de jurisprudence bien établie que la résiliation du contrat de location-gérance induit le retour du fonds de commerce entre les mains de son propriétaire, sauf ruine de celui-ci, et que dans cette hypothèse il incombe au propriétaire-bailleur de poursuivre l’exécution des contrats de travail en cours au jour de la résiliation, qu’ils aient été conclus préalablement à la mise en place de la location-gérance, ou pendant celle-ci (Montpellier, 2 nov. 2005, n° 05/00140).
Le principe posé par la jurisprudence n’est pas surprenant, d’abord en ce qu’un fonds de commerce est constitué d’éléments incorporels (brevets d’invention, nom de domaine d’un site internet, etc.) ainsi que d’éléments corporels (mobilier commercial, matériel, outillage, marchandises, etc.) et qu’il constitue ainsi l’entité économique autonome par excellence, laquelle s’entend comme d’un « ensemble organisé de personnes et d’éléments corporels ou incorporels poursuivant un objectif économique propre » (Soc. 23 juin 2021, n° 18-24.597 P, Dalloz actualité, 8 juill. 2021, obs. L. Malfettes ; D. 2021. 1291
; JA 2022, n° 657, p. 40, étude P. Fadeuilhe
; Dr. soc. 2021. 952, obs. J. Mouly
; RDT 2021. 445, obs. D. Baugard
).
Ce principe est d’autant plus logique que la question de la volonté de la poursuite de l’activité, élément en principe déclencheur de l’application de l’article L. 1224-1 du code du travail, ne se pose pas dans l’hypothèse très particulière d’une location-gérance, le propriétaire bailleur restant en effet en toutes hypothèses le propriétaire du fonds de commerce. La ruine du fonds est donc indépendante de la volonté du propriétaire bailleur qui ne peut faire le choix de ne pas poursuivre l’activité du fonds de commerce qu’il avait confié au locataire gérant (Soc. 20 sept. 2023, n° 22-14.615).
L’arrêt commenté apporte toutefois une précision quant à la capacité du propriétaire-bailleur de poursuivre l’activité, qui implique normalement pour ce dernier de pouvoir jouir effectivement du fonds de commerce.
De prime abord, il eût semblé pertinent de considérer, comme l’avait fait la Cour d’appel d’Aix-en-Provence, que l’incapacité du propriétaire-bailleur de jouir effectivement du fonds de commerce puisse faire échec à l’application des dispositions de l’article L. 1224-1 du code du travail, du moins jusqu’à ce que cette jouissance redevienne effective.
Ce n’est pourtant pas cette thèse que la Cour de cassation retient en se bornant à réaffirmer le principe d’un transfert automatique des contrats de travail à la date de la résiliation du contrat de location-gérance et ce, peu important que le propriétaire-bailleur n’ait pas accès au local du fonds de commerce et se trouve ainsi dans l’incapacité matérielle de poursuivre l’activité ou même de prendre les mesures de nature à prévenir la ruine du fonds de commerce.
Sur les difficultés d’appréciation de la ruine du fonds de commerce
La caractérisation de la ruine du fonds de commerce relève de l’appréciation souveraine des juges du fond, ces derniers devant apprécier l’état de ce dernier afin de déterminer si le propriétaire bailleur est susceptible de pouvoir l’exploiter à la suite de la résiliation du contrat de location-gérance.
Il convient à ce titre de rappeler que le placement en liquidation judiciaire ne caractérise pas en soi la ruine du fonds de commerce dans la mesure où la procédure collective ne concerne dans cette hypothèse que la personne morale locataire du fonds de commerce dont la viabilité est indépendante de la situation économique et financière de la personne morale concernée.
La ruine du fonds de commerce dépend ainsi de la nature de l’activité initiale, de la nature de l’activité développée par le locataire gérant, des choix de gestion de ce dernier, de l’évolution du chiffre d’affaires, ou encore de l’évolution de la masse salariale au cours de la location.
Les juges ont ainsi pu estimer qu’un fonds était en ruine dans une hypothèse où le locataire gérant avait changé l’activité du fonds, de clientèle, d’enseigne, et qu’il avait également modifié son organisation en recrutant cinq salariés, tout ceci ayant eu pour conséquence la caractérisation d’une absence de viabilité du projet à long terme (Aix-en-Provence, 13 janv. 2006, n° 2006/32).
Si la ruine du fonds résulte d’une appréciation souveraine des juges du fond d’un faisceau d’indices, le moment auquel cette ruine doit être appréciée est en principe fixé au jour auquel le contrat de location gérance est résilié. La jurisprudence considère en outre que la charge de la preuve de la ruine du fonds incombe à celui qui a intérêt à faire constater ladite ruine du fonds de commerce (Bordeaux, 22 oct. 2007, n° 06/04281).
Or, dans la mesure où le propriétaire bailleur n’avait en l’espèce, à la date de résiliation du contrat de location-gérance, aucune idée de l’état dans lequel se trouvait le fonds qu’il avait mis en location faute de pouvoir accéder au local du fonds de commerce, il semble légitime de s’interroger sur la capacité du propriétaire-bailleur de rapporter la preuve de la ruine du fonds en pareille situation.
La solution commentée suscite également des interrogations notamment sur le sort des rémunérations qui seraient versées à des salariés, alors même que le fonds de commerce serait effectivement ruiné : le propriétaire bailleur s’exposerait ainsi à d’éventuelles actions en référé de salariés aux fins d’obtenir le paiement de rappels de salaires alors même qu’il n’a pas encore connaissance de la ruine du fonds de commerce auquel les salariés sont attachés.
Il conviendra d’être attentif aux commentaires qui pourront être apportés par la Cour de cassation sur cet arrêt publié au Bulletin.
Soc. 3 avr. 2024, FS-B, n° 22-10.261
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