Résistances procédurales sur l’article 1843-4 du code civil ?
Il résulte de la combinaison de l’article 873 du code de procédure civile et de l’article 1843-4 du code civil que, dans l’hypothèse où les statuts ou toute convention liant les parties ne fixent pas de règles de valorisation des droits sociaux mais en prévoient seulement les modalités, une partie peut se voir enjoindre, en référé, de communiquer toute pièce que l’expert chargé de déterminer la valeur de ces droits indique comme étant nécessaire à l’exécution de sa mission.
Le pouvoir de la juridiction des référés est-il à géométrie variable en matière de contrôle de la mission de l’expert de l’article 1843-4 du code civil ? Voici, à moins de deux mois d’intervalle, un second arrêt de la Cour de cassation relatif à l’invocation de cet article devant le juge des référés, l’un rendu par sa deuxième chambre civile (Civ. 2e, 3 oct. 2024, n° 22-15.788, Dalloz actualité, 21 oct. 2024, obs. C. Reydellet), l’autre par sa chambre commerciale, les deux en formation restreinte mais publiés au Bulletin, et qui paraissent se contredire.
Les faits de l’arrêt du 27 novembre sont les suivants. Un actionnaire minoritaire d’une SAS a démissionné de ses fonctions de directeur général et, en application des statuts qui renvoient au règlement interne, doit revendre ses parts. Un désaccord étant survenu sur leur prix, cet actionnaire a assigné la société et son actionnaire majoritaire sur le fondement de l’article 1843-4 du code civil aux fins de désignation d’un expert. Pour l’accomplissement de sa mission, ce dernier a demandé aux parties la communication des comptes sociaux et des rapports de gestion, ce qu’ont refusé de faire la société et l’actionnaire majoritaire. L’actionnaire minoritaire les a donc « assigné(s) en référé pour obtenir, sur le fondement de l’article 873 du code de procédure civile, la production de ces documents et le paiement d’une provision ».
La cour d’appel a fait droit à la demande de communication et ordonné aux défendeurs de produire les éléments mentionnés, retenant que leur refus constituait un trouble manifestement illicite.
Devant la Cour de cassation, ces derniers ont notamment fait valoir que ce refus ne saurait constituer un tel trouble, que l’utilisation des documents demandés est susceptible d’être illégale et que la mesure est inutile – il est notable qu’ils ne disent rien du pouvoir, pour le juge des référés, de se prononcer sur les difficultés d’exécution de sa mission par l’expert de l’article 1843-4.
Ils ne sont pas suivis par la Cour de cassation, qui raisonne en deux temps.
D’une part, « il résulte de la combinaison de l’article 873 du code de procédure civile et de l’article 1843-4 du code civil que, dans l’hypothèse où les statuts ou toute convention liant les parties ne fixent pas de règles de valorisation des droits sociaux mais en prévoient seulement les modalités, une partie peut se voir enjoindre, en référé, de communiquer toute pièce que l’expert chargé de déterminer la valeur de ces droits indique comme étant nécessaire à l’exécution de sa mission ».
D’autre part, le refus des défendeurs de communiquer les éléments est « constitutif d’un trouble manifestement illicite » au sens de l’article 873.
Or, aux termes de l’arrêt du 3 octobre précité, « il n’entr[e] pas dans les pouvoirs du juge, saisi en référé sur le fondement des articles 834 et 836 du code de procédure civile, d’autoriser l’expert à pénétrer dans les appartements de l’immeuble de la SCI qui s’y opposait » aux fins d’évaluation des titres de cette SCI en application de l’article 1843-4 du code civil, ce pouvoir appartenant au juge chargé du contrôle de l’exécution de la mesure d’instruction (C. pr. civ., art. 167). Autrement dit, l’arrêt du 3 octobre semble dénier tout pouvoir à la juridiction des référés s’agissant des difficultés d’exécution par l’expert de sa mission d’évaluation des titres sociaux conformément à l’article 1843-4, contrairement à l’arrêt du 27 novembre.
Nous renvoyons ici à nos observations sur les interactions entre juridiction des référés et article 1843-4 du code civil (Dalloz actualité, 21 oct. 2024, obs. C. Reydellet), et orientons ici le propos sur la confrontation entre ces deux arrêts : s’agit-il d’une contradiction de solutions ou d’une différence de situations ? Dans la première hypothèse, s’agit-il d’une résistance de la Chambre commerciale ou les deux procédures ont-elles abouti dans l’ignorance l’une de l’autre du fait de leur proximité temporelle ? Sans répondre ici à ces interrogations, et sans davantage d’égard à la lex parsimoniae qui veut que l’explication la plus simple soit généralement la bonne, il convient d’explorer les pistes qui permettraient de confirmer la seconde hypothèse, celle d’une différence de situations. À cet égard, il ressort de la lecture des décisions que ni les prétentions, ni les fondements ne sont les mêmes, quoique ces circonstances ne devraient pas être prises en compte d’un point de vue théorique tant cela traduirait une certaine confusion.
Différence de prétentions
Dans le cadre de notre analyse de l’arrêt du 3 octobre, nous observions que la demande faite au juge des référés visait à ce qu’il « autorise l’expert à pénétrer dans les appartements de l’immeuble » et nous nous interrogions sur le fait de savoir « si la solution aurait été la même avec, par exemple, une demande d’injonction sous astreinte à destination de la société » (Dalloz actualité, 21 oct. 2024, obs. C. Reydellet, préc.). Or, selon l’arrêt du 27 novembre, l’assignation visait justement à « obtenir, sur le fondement de l’article 873 du code de procédure civile, la production [des] documents » (il ressort de l’arrêt d’appel querellé que cette injonction était faite sous astreinte de 100 € par jour de retard et par document à compter du prononcé de la décision pendant une durée de 30 jours). Autrement dit, le présent arrêt viendrait répondre à notre interrogation, et c’est parce que la chose demandée n’était pas la même que, dans un premier cas, il a été dénié tout pouvoir au juge des référés tandis que, dans un second cas, ce pouvoir lui a été accordé.
À raisonner de la sorte, il s’agirait moins de consacrer l’exclusivité du pouvoir du juge chargé de la désignation de l’expert que de s’assurer du strict respect des contours du pouvoir du juge des référés : ce dernier n’aurait pas le pouvoir d’« autoriser » l’expert à effectuer telle ou telle démarche, mais il aurait le pouvoir d’« enjoindre » les parties à exécuter une obligation. Ce serait une première clé d’explication. Toutefois, force est de constater qu’elle ne ressort pas explicitement de la lettre de la décision du 27 novembre. Surtout, se référant à la particularité d’une demande d’injonction, elle induit plusieurs questions quant aux fondements juridiques retenus.
Différence de fondements
Évitons toute ambigüité : la circonstance selon laquelle il s’agissait d’un référé civil dans un cas (C. pr. civ., art. 834 et 835) et d’un référé commercial dans l’autre (C. pr. civ., art. 872 et 873) est indifférente, les règles étant identiques – sauf à justifier les différentes attributions des chambres de la Cour de cassation.
En revanche, dans l’arrêt du 3 octobre, la demande était fondée sur l’article 834, qui requiert la satisfaction des conditions d’urgence et de défaut de contestation sérieuse, tandis que l’arrêt du 27 novembre s’appuie sur l’article 873 qui permet formellement de faire l’économie soit de la condition d’absence de contestation sérieuse (en cas de dommage imminent ou de trouble manifestement illicite), soit de la condition d’urgence (pour l’octroi d’une provision ou l’injonction d’exécuter une obligation de faire).
Au sein de cet article 873, il semble par ailleurs peu douteux que la solution du 27 novembre relève de son alinéa 1er. Certes, en l’espèce, l’associé retrayant sollicitait une injonction de communiquer, qui semble s’apparenter au référé-injonction de l’alinéa 2. Toutefois, la solution est sans ambigüité sur ce que, en l’espèce, le juge des référés statue au regard de l’existence d’un trouble manifestement illicite, constitué par le refus de communiquer. Or, il est constant que, selon la formule consacrée, « le juge des référés apprécie souverainement le choix de la mesure propre à faire cesser le trouble qu’il constate » (Civ. 2e, 13 sept. 2007, n° 06-17.487 ; Com. 29 janv. 2013, n° 11-28.576), laquelle mesure peut consister en une injonction de faire (par ex., Civ. 2e, 12 juill. 2012, n° 11-20.687, Dalloz actualité, 11 sept. 2012, obs. M. Kebir).
Toujours est-il que pourrait résider ici une justification de la différence de position entre la deuxième chambre civile et la chambre commerciale. Et encore, ce raisonnement appelle à la prudence. Certes, la chambre commerciale se fonde sur « la combinaison de l’article 873 du code de procédure civile et de l’article 1843-4 du code civil », mais c’est sans faire œuvre de distinction qu’elle énonce qu’« une partie peut se voir enjoindre, en référé, de communiquer toute pièce que l’expert chargé de déterminer la valeur de ces droits indique comme étant nécessaire à l’exécution de sa mission ».
Pouvoir juridictionnel et conditions de saisine du juge des référés
À supposer que la divergence de solutions s’explique par la différence de fondements, le lien entre, d’une part, la satisfaction de cette condition de l’existence d’un trouble manifestement illicite et, d’autre part, l’extension subséquente du pouvoir du juge des référés pour contrôler la mission expertale de l’article 1843-4 n’apparaît pas clairement. En effet, quelle serait la justification d’une modulation du pouvoir du juge des référés fondée sur les différentes conditions de sa saisine dans ce domaine ? Et d’ailleurs, cette modulation viendrait-elle limiter mécaniquement le pouvoir du juge chargé du contrôle de l’article 167 du code de procédure civile, disposition citée par l’arrêt du 3 octobre, ou ce dernier partagerait-il ce pouvoir avec le juge des référés ?
Plus techniquement, un tel raisonnement revient à confondre pouvoir juridictionnel et conditions de saisine (urgence, trouble manifestement illicite, etc.) du juge des référés. Certes, il a été énoncé que « ce moyen [tiré de l’existence d’une contestation sérieuse] ne constituait pas une exception d’incompétence, mais concernait l’exercice de ses pouvoirs par la juridiction des référés » (Civ. 3e, 19 mars 1986, n° 84-17.524), ou encore que « le moyen tiré de l’existence d’une contestation sérieuse ne constitue pas une exception de procédure, mais un moyen de nature à faire obstacle aux pouvoirs du juge des référés » (Civ. 3e, 30 mars 2017, n° 16-10.366, Dalloz actualité, 3 mai 2017, obs. M. Kebir ; D. 2017. 814
; AJDI 2017. 609
, obs. F. de La Vaissière
; RTD civ. 2017. 728, obs. N. Cayrol
), cette référence à la notion de « pouvoir » tendant à amalgamer les deux items.
La formulation est pourtant trompeuse : le défaut de pouvoir juridictionnel donne lieu à une fin de non-recevoir (C. pr. civ., art. 122), tandis que la non-satisfaction des conditions de saisine paraît relever d’un moyen de défense innommé connaissant un régime sui generis. Marquant cette différence, la Cour de cassation a elle-même énoncé que, lorsque le juge des référés ne statue que sur la recevabilité de la demande, il n’a pas à constater l’urgence ou l’absence de contestation sérieuse (Civ. 3e, 11 janv. 1983, n° 81-16.211 ; rappr. Civ. 3e, 19 sept. 2024, n° 22-21.831, Dalloz actualité, 10 oct. 2024, obs. A. Jeannerod), ce qui postule bien que le respect de ces conditions précitées ne s’analyse pas en termes de recevabilité.
Au-delà de ces dernières considérations, cet arrêt du 27 novembre appelle ainsi à un éclaircissement de la part de la Cour de cassation, en espérant qu’un prochain pourvoi lui donnera prochainement l’occasion de se prononcer de nouveau sur ce thème.
Com. 27 nov. 2024, F-B, n° 23-17.536
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