Résolution aux torts partagés : quelles conséquences pour les restitutions et les dommages et intérêts ?

Dans un arrêt rendu le 15 mai 2024, la chambre commerciale précise les conséquences d’une résolution, aux torts partagés des deux parties contractantes, à la fois pour les restitutions mais également pour les dommages et intérêts éventuellement dus.

Une année riche en arrêts portant sur la résolution du contrat vient de s’écouler. On se rappelle notamment de deux décisions sur la résolution par voie de notification (Com. 22 nov. 2023, n° 22-16.514 F-B, Dalloz actualité, 1er déc. 2023, obs. C. Hélaine ; D. 2023. 2084 ; ibid. 2024. 570, obs. J.-D. Bretzner et A. Aynès ; RTD civ. 2024. 103, obs. H. Barbier ; ibid. 182, obs. J. Klein ; 18 oct. 2023, n° 20-21.579, Dalloz actualité, 24 oct. 2023, obs. C. Hélaine ; D. 2023. 2169 , note S. Tisseyre ; ibid. 2024. 275, obs. R. Boffa et M. Mekki ; RTD civ. 2023. 882, obs. H. Barbier ) mais également d’une solution portant sur la qualité de l’inexécution requise (Com. 18 janv. 2023, n° 21-16.812, Dalloz actualité, 24 janv. 2023, obs. C. Hélaine ; D. 2023. 587 , note M. Garnier-Zaffagnini ; RTD civ. 2023. 99, obs. H. Barbier ). Aujourd’hui, nous étudions une nouvelle décision rendue le 15 mai 2024 par la chambre commerciale de la Cour de cassation. Elle s’intéresse à une thématique assez rarement mise sur le devant de la scène, celle des conséquences d’une résolution aux torts partagés des cocontractants, pourtant très fréquente en pratique. L’orientation choisie n’étonnera guère les spécialistes de la matière mais la précision reste particulièrement utile pour la vie des affaires.

Les faits sont importants pour comprendre le nœud du problème ayant suscité le pourvoi en cassation. Une société spécialisée dans la comptabilité conclut un contrat le 5 décembre 2018 avec une seconde société qui développe des solutions digitales pour les entreprises. Cette convention prévoit la mise à disposition au profit de la société de comptabilité de diverses prestations informatiques afin de bénéficier « d’un comité d’entreprise externalisé » pour ses propres salariés mais également pour ses clients (pt n° 2). Nous noterons qu’en raison de la date du contrat, celui-ci est régi par toutes les dispositions de la réforme, tant celles de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 que celles de la loi de ratification n° 2018-287 du 20 avril 2018 et dont le contenu s’applique au 1er octobre 2018 (pour les dispositions nouvelles du moins). Le 31 août 2020, la société qui a commandé la plate-forme digitale à son partenaire contractuel notifie la résolution du contrat à celle-ci et sollicite la restitution des sommes versées en raison d’un important retard dans la mise en service de ladite plateforme. La société d’applications digitales décide d’assigner, en retour, sa cliente pour la voir condamner à exécuter le contrat. Cette dernière réplique, à son tour, par une assignation en résolution. La jonction intervient fort logiquement puisque les deux actes introductifs d’instance concernent la même affaire prenant sa source dans le développement de cette plateforme digitale. En cause d’appel, la résolution est prononcée aux torts partagés puisque si la prestation promise n’a pas été honorée (la plateforme n’ayant pas été mise en service à la date prévue et après plusieurs reports), la société créancière de celle-ci n’avait pas exécuté ses propres obligations, à savoir la fourniture d’une interface de programmation (une API dans le jargon informatique). La cour d’appel refuse toutefois de prononcer des restitutions en raison de ce partage des torts. La demande de dommages-intérêts fondée sur la responsabilité contractuelle, formulée par la société de comptabilité, suit le même sort pour la même justification.

La société ayant commandé la plateforme digitale se pourvoit en cassation en reprochant plusieurs griefs aboutissant dans l’arrêt du 15 mai 2024 à une double cassation, l’une pour violation de la loi, l’autre pour défaut de base légale. Nous allons étudier pourquoi une telle décision est assurément utile pour la théorie générale du contrat, quoique sans surprise.

Nous l’examinerons en inversant l’ordre des moyens pour dégager la difficulté principale de l’arrêt et pour étudier, par la suite et plus brièvement, un rappel utile quant au principe même de la résolution aux torts partagés.

La difficulté principale : les conséquences de la résolution aux torts partagés

La publication de l’arrêt s’explique par deux des trois moyens portant, d’une part, sur les restitutions et, d’autre part sur la responsabilité contractuelle à la suite d’une résolution aux torts partagés. Nous distinguerons ces deux points car même s’ils se recoupent, chacun appelle des réflexions individuelles.

Sur les restitutions

La motivation utilisée par la chambre commerciale est lapidaire pour expliquer la cassation pour violation de la loi puisque l’arrêt énonce sobrement que « l’admission de torts partagés ne fait pas obstacle aux restitutions » (nous soulignons). On ne saurait qu’accueillir avec bienveillance une telle précision car on ne comprend pas nécessairement en quoi l’admission d’un tel partage de torts devrait conduire à ne pas faire application des principes connus en la matière, à savoir ceux issus de l’article 1229 nouveau du code civil. Cette disposition distingue, en effet, l’utilité finale de l’utilité dite « continue » (v. F. Terré, P. Simler, Y. Lequette et F. Chénedé, Droit civil – Les obligations, 13e éd., Dalloz, coll. « Précis », 2022, p. 920, n° 823). Or, l’article 1229 ne vient pas du tout prévoir une quelconque interférence avec des torts se trouvant des deux côtés de l’échiquier contractuel. Là où la loi ne distingue pas, il n’y a pas lieu de distinguer.

Le raisonnement suivi par les juges du fond était donc erroné ou, du moins, mal justifié. Quand les prestations échangées n’ont pas pu trouver leur utilité, faute d’exécution complète, les restitutions doivent être ordonnées et ce peu important l’origine même de la résolution. La solution permet d’éviter une distinction critiquable qui n’apporterait que des tracas dans la mise en jeu de l’effacement des effets du contrat quand un tel retour au statu quo ante est nécessaire. L’arrêt du 15 mai 2024 sonne donc comme un principe méthodologique de la résolution, voire plus généralement des restitutions, principe suffisamment général pour venir préciser ce que l’ordonnance, puis la loi de ratification, n’ont pas pensé utile d’inscrire dans le marbre du code civil.

En droit ancien, il était difficile de repérer des solutions tendant vers cette clarté même si l’on peut se rappeler d’un arrêt de 1996 qui avait précisé qu’« (une) partie ne peut demander l’exécution d’aucune des stipulations d’un contrat mis à néant, s’agît-il de la clause de non-concurrence qui y était insérée (…) la circonstance que le contrat a été résilié aux torts réciproques des parties est à cet égard indifférente » (Civ. 1re, 6 mars 1996, n° 93-21.728 B, nous soulignons, D. 1997. 97 , obs. Y. Serra ; ibid. 321, obs. J. Penneau ; RTD civ. 1996. 906, obs. J. Mestre ). La réforme de 2016 ayant apporté un peu d’ordre dans la mise en jeu de la rétroactivité de la résolution (G. Chantepie et M. Latina, Le nouveau droit des obligations. Commentaire théorique et pratique dans l’ordre du code civil, 3e éd., Dalloz, 2024, p. 727, n° 669 ; v. égal., les travaux avant la réforme de M. Génicon, T. Genicon, La résolution du contrat pour inexécution, préf. L. Leveneur, LGDJ, coll. « Bibliothèque de droit privé », t. 484, 2007), l’orientation choisie par la chambre commerciale apparaît, dans cette continuité, fort appréciable.

Les dommages et intérêts suivent un traitement proche mais pas tout à fait identique.

Sur les dommages et intérêts

La question des dommages et intérêts présente certainement un degré de subtilité supplémentaire, ce qui explique la cassation pour défaut de base légale prononcée dans l’arrêt du 15 mai 2024. Là-encore, les juges du fond avaient utilisé les torts partagés pour justifier le refus de l’octroi d’une indemnisation au titre de la responsabilité contractuelle de l’article 1231-1 du code civil. Commençons par rappeler l’évidence : les sanctions peuvent se cumuler entre elles par le jeu même de la lettre de l’article 1217 du code civil (sur cette combinaison parfois malaisée de sanctions, Q. Guiguet-Schielé, L’incompatibilité des sanctions de droit commun de l’inexécution contractuelle, RTD civ. 2021. 797 ).

On ne retrouve pas, pour cette thématique, de principe aussi général dans la décision étudiée que celui dégagé plus haut. Le passage dédié à l’identification de la cause de cassation est, en effet, nettement plus rapide et plus neutre (pt n° 16 de l’arrêt). La raison en est simple. Contrairement au problème des restitutions, la question d’une éventuelle responsabilité contractuelle ne s’impose pas nécessairement en l’espèce. Encore faut-il démontrer le préjudice subi et surtout la part de chaque partie dans le prononcé de la résolution, ce que rappelle expressément la chambre commerciale. On remarquera, d’ailleurs, que le sommaire publié sur le site internet de la Cour ne fait même pas mention des points nos 14 à 16 de l’arrêt sur cette question. Faut-il y voir une importance moindre dans l’esprit des rédacteurs de la décision ? Peut-être qu’il ne faut pas tirer des conclusions extensives de cette omission, plus ou moins volontaire, mais il faut bien avouer que tout ceci n’est certainement pas anodin.

Il faut ici rappeler que la solution reste parfaitement compréhensible dans la mesure où même si les torts sont partagés, ledit partage peut être tout à fait inégal et engendrer la consommation d’une certaine responsabilité contractuelle, de l’une comme de l’autre des deux sociétés en litige. 

On retiendra donc de ces différents points une conséquence transversale. L’admission de torts partagés dans le prononcé de la résolution est, finalement, assez indifférente pour ses conséquences tant pour les restitutions que pour les dommages et intérêts éventuellement dus. La résolution, en tant que mode de terminaison du contrat, nécessite parfois que l’on prononce des restitutions et de tels torts ne sauraient remettre en cause cette idée tant que l’utilité économique n’a pas été atteinte au sens de l’article 1229 du code civil. Quant aux dommages et intérêts, leur principe n’en est pas davantage discuté en pareille hypothèse. On ne saurait que rapprocher l’arrêt du 15 mai 2024 d’une décision que nous avions commentée dans ces colonnes sur la déconnexion du caractère fautif de l’inexécution pour le prononcé de la résolution, les différentes solutions convergeant dans un même sens (Com. 18 janv. 2023, n° 21-16.812, préc.).

Quant à l’admission même de la résolution aux torts partagés, la chambre commerciale ne fait que de rappeler des constantes connues.

La difficulté secondaire : l’identification de la résolution aux torts partagés

La question de la mise en jeu du principe même de la résolution posait également problème dans l’affaire qui a donné lieu au pourvoi. Bien évidemment, celle-ci est étudiée au tout début de l’arrêt, là où nous l’examinons à la fin de ce commentaire en raison de son importance moindre en comparaison avec les points évoqués plus haut.

La société ayant passé la commande de la plateforme digitale faisait grief à l’arrêt d’appel d’avoir prononcé la résolution aux torts partagés alors qu’elle avait sollicité qu’elle le soit aux seuls torts de sa cocontractante. Elle estimait « qu’aucune obligation technique ne lui incombait » (pt n° 5, 1re branche). Or, ici, la demanderesse au pourvoi voulait probablement revenir sur les faits et notamment sur la question de la détermination d’un point préalable essentiel : avait-elle des obligations mises à sa charge concernant l’interface de programmation applicative (l’API, v. supra, dans le commentaire) ? Les juges du fond avaient décidé de répondre par la positive et il n’est évidemment plus possible de revenir sur cette question, appréciation souveraine des juges du fond oblige (pt n° 6 de l’arrêt). Sur ce point, nihil novi sub sole.

Difficile, par la suite, de ne pas voir une résolution aux torts partagés dans une pareille situation. Si la plate-forme promise n’a jamais été finalisée par la société spécialisée dans les solutions digitales, c’est également en raison de l’absence de l’API que devait lui fournir son cocontractant. En somme, sans API, pas de plateforme digitale. Sans plateforme digitale, l’inexécution est alors nécessairement consommée définitivement. Le caractère non fondé du moyen est logique dans cette optique.

L’arrêt du 15 mai 2024 offre donc à la résolution aux torts partagés toute l’attention qu’elle mérite. Fréquemment, l’inexécution est en effet imputable aux deux contractants rendant ainsi la double question suscitée par le pourvoi, celle des restitutions et celle des dommages et intérêts, parfaitement pertinente. Les textes ne prévoient certes pas cette situation précise mais aucune règle spécifique implique de faire échec aux constantes de la matière. Ce que rappelle très bien cette décision.

 

Com. 15 mai 2024, F-B, n° 23-13.990

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