Responsabilité pour insuffisance d’actif : attention à bien calculer l’insuffisance d’actif !
En application de l’article L. 651-2 du code de commerce, pour déterminer l’insuffisance d’actif, seules les dettes nées avant le jugement d’ouverture de la liquidation judiciaire, peuvent être prises en compte. Il n’y a dès lors pas lieu, pour déterminer cette insuffisance d’actif, de soustraire de l’actif les frais de sa réalisation.
Décidément, la responsabilité pour insuffisance d’actif continue d’alimenter les arrêts de la chambre commerciale de la Cour de cassation au mois d’octobre. Après la simple négligence (Com. 2 oct. 2024, n° 23-15.995, Dalloz actualité, 17 oct. 2024, obs. T. Duchesne ; D. 2024. 1716
) et la direction de fait (Com. 23 oct. 2024, n° 22-23.151), c’est la détermination du montant de l’insuffisance d’actif pouvant être mis à la charge du dirigeant qui a retenu l’attention des Hauts magistrats, avec les honneurs d’une publication au Bulletin.
En l’espèce, une société qui avait eu trois cogérants, a été mise en redressement judiciaire le 28 septembre 2012 puis en liquidation judiciaire le 16 novembre 2012. Par suite, le liquidateur a recherché la responsabilité pour insuffisance d’actif de deux des cogérants, l’un en qualité de dirigeant de fait, l’autre en qualité de dirigeant de droit.
La procédure ayant conduit au présent arrêt est toutefois particulièrement longue puisque l’affaire avait déjà fait l’objet d’un premier arrêt de cassation rendu le 12 mai 2022 concernant, notamment, la détermination du lien entre les fautes commises par les dirigeants et l’insuffisance d’actif. Mais ce n’est toutefois pas sur le même aspect que la décision de la cour d’appel de renvoi, rendue le 8 mars 2023, a fait l’objet d’un pourvoi en cassation.
On laissera de côté le premier moyen accueilli par la chambre commerciale, lequel consistait dans le fait que le juge avait statué ultra petita. En effet, en vertu des articles 4 et 5 du code de procédure civile, l’objet du litige est déterminé par les parties et le juge ne peut alors se prononcer que sur ce qui est demandé. Or, les juges du fond avaient fixé le montant de l’insuffisance d’actif à la charge du dirigeant au-delà de la demande formulée par le liquidateur ; demande qui constituait donc le plafond de la condamnation pouvant être prononcée par les juges. Partant, la cassation était inévitable.
Le second moyen intéresse en revanche davantage le régime de l’action en responsabilité pour insuffisance d’actif. La cour d’appel avait en effet fixé le montant de l’insuffisance à la somme de 1 874 006,34 € et avait condamné le dirigeant de fait à payer cette somme au titre de sa responsabilité pour insuffisance d’actif, solidairement avec le dirigeant de droit. Mais, pour ce faire, les juges du fond avaient déduit du montant de l’actif recouvré lors de la liquidation les sommes de 2 073,62 et 1325,17 €, lesquelles correspondaient à des frais de recouvrement de comptes clients et de ventes aux enchères. On comprend alors nettement la motivation du pourvoi, lequel excipait de ce que les dettes nées après le jugement d’ouverture ne pouvaient entrer dans le passif pris en compte pour la détermination de l’insuffisance d’actif pouvant être mis à la charge des dirigeants, seul le passif antérieur pouvant intégrer le calcul.
Sèchement, la chambre commerciale de la Cour de cassation lui a donné raison et cassé l’arrêt d’appel, au visa de l’article L. 651-2 du code de commerce en énonçant sous forme de principe qu’« il résulte de ce texte que seules les dettes nées avant le jugement d’ouverture peuvent être prises en compte pour la détermination de l’insuffisance d’actif ».
Cette position mérite pleine approbation, tant au regard du principe énoncé que de son application.
Le principe
L’affirmation selon laquelle seules les dettes nées antérieurement au jugement d’ouverture de la liquidation judiciaire peuvent être prises en compte pour la détermination de l’insuffisance d’actif, n’est pas nouvelle. La jurisprudence l’a déjà énoncé (v. par ex., Com. 27 févr. 1978, n° 76-12.004 P ; 28 avr. 1998, n° 95-21.969, RTD com. 1999. 187, obs. A. Laude
). Il n’en demeure pas moins que la réitération de cette position n’est pas un mal tant elle permet de comprendre la logique de l’insuffisance d’actif vis-à-vis de la responsabilité qui s’y adjoint pour le dirigeant.
Pour éviter toute méprise, rappelons que l’insuffisance d’actif est une notion répondant à une définition législative précise qui la distingue d’autres notions du droit des entreprises en difficulté, comme l’état de cessation des paiements (C. com., art. L. 631-1, al. 1er). L’article R. 643-16 du code de commerce caractérise ainsi l’insuffisance d’actif lorsque « le produit de la réalisation des actifs du débiteur et des actions et procédures engagées dans l’intérêt de l’entreprise ou des créanciers ne permet plus de désintéresser, même partiellement, les créanciers ». En d’autres termes, il s’agit du montant du passif n’ayant pu être réglé grâce au produit de la réalisation des actifs. Il va donc de soi que, prise isolément, l’insuffisance d’actif regroupe, pour sa détermination, l’ensemble du passif, qu’il soit antérieur ou postérieur à l’ouverture de la procédure, l’article précité ne distinguant pas la qualité des créanciers. On pourrait alors être étonné de la solution commentée. Ce serait toutefois oublier que l’insuffisance d’actif doit être appréhendée de manière plus particulière lorsqu’il s’agit de la mettre à la charge d’un dirigeant l’ayant provoqué par sa faute. À cet égard, l’exclusion des dettes postérieures à l’ouverture de la procédure est parfaitement logique pour au moins trois raisons.
D’une part, la responsabilité pour insuffisance d’actif a pour objet de faire réparer par le dirigeant l’insuffisance d’actif qu’il a causée par sa faute (v. réc., rappelant le lien de cause à effet nécessaire, Com. 18 mai 2022, nos 19-25.606 et 20-21.930). C’est pourquoi l’insuffisance d’actif n’est autre que l’instrument de mesure du quantum de la condamnation du dirigeant, en constituant le maximum auquel celui-ci peut être tenu (v. pour une réaffirmation récente, Com. 6 mars 2024, n° 22-21.584, Dalloz actualité, 2 mai 2024, obs. G. Berthelot ; RCJPP 2024. 44, Pratique M. Aressy et O. Salati
). Or, dans le cadre de ce lien de causalité entre le comportement fautif du dirigeant et l’insuffisance d’actif, seules les fautes de gestion commises antérieurement à l’ouverture de la procédure de liquidation judiciaire peuvent être prises en compte (v. aussi, pour une réaffirmation récente, Com. 23 mai 2024, n° 23-10.038, Rev. sociétés 2024. 534, obs. P. Roussel Galle
). Dès lors, dans la mesure où seules les fautes antérieures sont prises en compte et que ces fautes doivent avoir généré une insuffisance d’actif, il apparaît logique que le passif pris en compte soit celui s’inscrivant dans cette même temporalité et donc, en principe, antérieur au jugement d’ouverture. Il serait en effet incongru d’exiger un lien entre des fautes de gestion antérieures à l’ouverture de la procédure collective et l’insuffisance d’actif pour, dans le même temps, tenir compte du passif né postérieurement à l’ouverture de celle-ci.
D’autre part, et dans la continuité du propos précédent, prendre en considération le passif postérieur au jugement d’ouverture reviendrait à condamner le dirigeant pour des dettes dont il n’a en principe pas la maîtrise puisque, à compter du jugement d’ouverture de la procédure, celui-ci est dessaisi de la gestion de l’entreprise, laquelle relève du liquidateur (C. com., art. L. 641-9 ; v. sur le sujet, B. Ferrari, Le dessaisissement du débiteur en liquidation judiciaire. Contribution à l’étude de la situation du débiteur sous procédure collective, préf. P.-M. Le Corre, LGDJ, 2021). Si, certes, des actes du liquidateur augmentant le passif peuvent être liés à des actes du dirigeant antérieurs à la procédure, il n’en demeure pas moins que le choix de ces actes ne relève plus du dirigeant lui-même. De fait, le dirigeant n’assurant plus la gestion patrimoniale de l’entreprise, il est bien normal que seules les dettes antérieures – sur lesquelles il avait un pouvoir – soient prises en compte, sauf bien sûr à ce que le dirigeant poursuive irrégulièrement l’exploitation après l’ouverture de la procédure, auquel cas la prise en compte de dettes postérieures demeure possible (v. not., Com. 25 nov. 1980, n° 79-11.473).
Enfin, s’il est vrai que l’existence et le montant de l’insuffisance d’actif sont déterminés au moment où le juge statue (v. par ex., Com. 30 janv. 1990, n° 88-15.873), cela n’a pas pour but de permettre la prise en compte d’un passif postérieur à la procédure, mais de s’assurer de façon exacte de l’insuffisance d’actif en considérant la réalité du passif antérieur et de l’actif pour y répondre (v. not., Com. 23 avr. 2013, n° 12-12.231), et déterminer ainsi le préjudice réel affectant l’ensemble des créanciers au regard de l’issue de la liquidation judiciaire (v. not., T. Mastrullo, Responsabilité civile et droit des procédures collectives, RCA mai 2017. Dossier 9, spéc. n° 9). En outre, pour mettre en œuvre l’action en responsabilité pour insuffisance d’actif, cette insuffisance doit aussi être présente au jour du jugement d’ouverture de la procédure collective, la vérification de son existence au jour du jugement de condamnation servant davantage à constater qu’elle n’a pas été résorbée par la procédure (v. not., A. Martin-Serf, J.-Cl. Sociétés Traité, 2022, fasc. 41-52, spéc. n° 7). Partant, si l’insuffisance d’actif doit exister au jour de l’ouverture de la procédure, il est logique que seules les dettes antérieures soient retenues puisque seules celles-ci permettent alors d’établir l’insuffisance. À cet égard, la logique n’est pas différente de celle qui règne dans les autres procédures collectives à savoir que ces procédures – sauvegarde, redressement ou liquidation – ont pour objet de traiter les difficultés générées par un passif antérieur, dont l’ouverture de la procédure entraîne le gel et que celle-ci a précisément pour objet de régler. Partant, il est opportun que la même logique imprègne la responsabilité pour insuffisance d’actif et qu’ainsi, le passif postérieur à l’ouverture de la procédure collective ne rentre pas en compte dans la détermination de l’insuffisance d’actif pouvant être mis à la charge du dirigeant. À défaut, ce serait oublier que la responsabilité pour insuffisance d’actif n’est autre qu’un moyen envisageable d’apurer le passif (ce dont son nom ancien témoignait mieux, à savoir l’action en « comblement de passif »), lequel est alors par principe celui antérieur à la procédure ayant conduit, précisément, à l’ouverture de celle-ci.
L’application
L’application du principe ainsi énoncé par la chambre commerciale aux faits de l’espèce mérite là encore approbation. Les frais de recouvrement et de ventes aux enchères sont en effet bien des dettes nées postérieurement à l’ouverture de la procédure. S’agissant des frais de recouvrement, leur date de naissance est corrélative non pas à la date de naissance des créances dont le recouvrement est assuré, mais à la date où les voies de recouvrement sont pratiquées, lesquelles l’ont été postérieurement à l’ouverture de la procédure collective. De la même manière, les ventes aux enchères ne sont autres que des opérations consécutives à la mise en œuvre de la procédure de liquidation judiciaire, de sorte que les dettes résultant des frais de ces ventes sont nécessairement postérieures à l’ouverture de cette procédure (v. déjà, sanctionnant une cour d’appel pour avoir déduit du montant de l’actif social les frais de vente aux enchères pour déterminer l’insuffisance d’actif, Com. 16 févr. 1993, n° 90-21.331, Chenuet (Mme), D. 1993. 319
, obs. A. Honorat
; Rev. sociétés 1993. 655, note A. Honorat
).
Le passif de l’espèce montre d’ailleurs le défaut de logique qu’il pourrait y avoir à le considérer comme participant du calcul du montant de l’insuffisance d’actif mis à la charge du dirigeant. Pour cause, tant les frais de recouvrement que ceux liés aux ventes aux enchères résultent de l’action du liquidateur et non du dirigeant. On comprendrait alors mal que le dirigeant réponde de faits propres au liquidateur ; faits d’ailleurs non fautifs et résultants de la mission même du mandataire.
Certes, l’on pourrait trouver la cause de ces divers frais dans les fautes de gestion commises par le dirigeant antérieurement à l’ouverture de la procédure. Ainsi, les frais de recouvrement des créances peuvent-ils être la conséquence de l’attitude négligente passée du dirigeant. Ainsi également des frais de ventes aux enchères, lesquelles sont rendues nécessaires du fait de la situation de la société ayant pour une de ses causes les faits antérieurs du dirigeant. On pourrait ainsi penser que ce facteur de rattachement permet de considérer ces dettes comme trouvant leur source originelle dans la gestion de l’entreprise antérieurement à l’ouverture de la procédure. Ce serait toutefois aller trop loin et distendre l’analyse juridique des situations. L’auteur immédiat et direct de ces dettes n’est pas le dirigeant, mais le liquidateur, et ces dettes sont inhérentes à la procédure de liquidation en permettant une rentrée d’argent au bénéfice même de l’ensemble des créanciers. Moins que de creuser le passif, ces frais permettent au contraire d’augmenter l’actif appréhendable par les créanciers. Le dirigeant demeure sans pouvoir sur la réalisation de ces opérations et, s’il l’avait eu, peut-être aurait-il procédé différemment, de sorte qu’on ne saurait raisonnablement lui imputer le passif lié à des opérations dont il n’est, si ce n’est étranger, du moins pas l’auteur.
Com. 23 oct. 2024, FS-B, n° 23-15.365
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