Retraite : conventionnalité du dispositif de liquidation unique

Le dispositif de liquidation unique des pensions de retraite des régimes alignés ne porte pas une atteinte excessive au droit fondamental garanti par l’article 1er du Protocole additionnel n° 1 à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

L’arrêt commenté, lié à la décision de la cour d’appel qui était soumise au contrôle de la Cour de cassation (Paris, 14 avr. 2022, n° 20/01211), offre davantage l’occasion de s’interroger sur l’office du juge – ce qu’il est, et ce qu’il devrait être – que sur la règle de droit.

Les faits, exposés trop succinctement par la Cour de cassation et, avant elle, par la cour d’appel (il faudra y revenir), semblaient être les suivants. Un salarié avait été affilié successivement à deux régimes de retraite différents : d’abord, le régime de la mutualité sociale agricole ; ensuite, le régime général. On comprend entre les lignes des décisions d’appel et de cassation que, à l’époque de son affiliation au régime de la mutualité sociale agricole, le salarié avait cotisé sur un salaire dépassant le plafond de la sécurité sociale avant de cotiser, au titre du régime général et dans les conditions de droit commun, sur cette seule fraction de rémunération. A priori, au moment de la liquidation des pensions de retraite, celles-ci devaient être calculées séparément, chacune à partir du montant sur lequel avait été assises les cotisations, c’est-à-dire, d’abord, en ce qui concerne le régime agricole, y compris sur la quote-part de la rémunération dépassant le plafond de la sécurité sociale et, ensuite, en ce qui concerne le régime général, sur la seule fraction de la rémunération inférieure ou égale à ce même plafond.

Il se trouva que, à la suite de la loi n° 2014-40 du 20 janvier 2014, l’article L. 173-1-2 du code de la sécurité sociale institua de nouvelles règles de liquidation des pensions de retraite applicables aux assurés des régimes alignés nés à compter de 1953 et dont la retraite n’était pas liquidée au 1er juillet 2017. Le texte prévoyait – et prévoit encore – que, pour le calcul du total des droits à pension, sont additionnés pour chaque année civile ayant donné lieu à affiliation à l’un des régimes concernés les salaires et revenus de base de chacun des régimes, sans que leur somme puisse excéder le montant du plafond de la sécurité sociale en vigueur au cours de chaque année concernée. Lors de la liquidation des pensions de l’intéressé, les caisses de sécurité sociale firent application de cette disposition : elles calculèrent le montant dû, non pas sur l’ensemble des sommes qui, au cours de la carrière de l’intéressé, avaient été assujetties à cotisations, mais sur les seules rémunérations perçues chaque année dans la limite du plafond de la sécurité sociale. Mécaniquement, le montant de la pension totale s’en trouva réduit ; et, mécaniquement toujours, des cotisations qui, lorsqu’elles avaient été acquittées, laissaient espérer en contrepartie l’acquisition de droits à la retraite, se trouvèrent finalement dépourvues de toute contrepartie.

L’intéressé contesta la décision de la caisse. Au soutien de cette contestation, deux arguments. Le premier, ne mérite pas d’examen particulier : il reposait entièrement sur la lecture très littérale de l’article L. 173-1-2, le salarié prétendant que le plafonnement de la rémunération prise en compte n’était, à la lettre, applicable qu’aux seules années au titre desquelles l’assuré avait cotisé à plusieurs régimes. La Cour de cassation, comme la cour d’appel, écartèrent cette interprétation d’un revers de la main. Le second argument, plus substantiel, consistait à soutenir que la disparition a posteriori des droits acquis en contrepartie des cotisations acquittées sur la fraction de rémunération supérieure au plafond de la sécurité sociale portait atteinte au droit de propriété protégé par l’article 1er du Premier protocole additionnel à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

Classicisme de la solution

L’argument n’était pas dénué de pertinence. Il est acquis de longue date que l’espérance légitime d’un droit à pension, a fortiori lorsque, comme en l’espèce, le salarié a acquitté des cotisations à cette fin, est un droit protégé par l’article 1er du premier protocole additionnel. Pour autant, c’est peu dire que les juridictions n’accueillent que très parcimonieusement la mise à l’écart de la règle légale au titre de ce texte ou de son alter ego constitutionnel, l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Car, comme cela est d’usage à propos des droits fondamentaux, les juridictions, ayant constaté l’atteinte, exigent pour sanctionner celle-ci qu’elle soit disproportionnée, c’est-à-dire que la mesure litigieuse porte une atteinte substantielle au droit à pension en cause (CEDH 22 oct. 2009, n° 39574/07) : l’idée générale est que la gestion des régimes de retraite exige que les paramètres de ceux-ci puissent être adaptés au cours de leur vie, de façon à en garantir la solvabilité au long cours. Sur ce fondement, la plupart du temps, les juges refusent de sanctionner l’atteinte au droit de propriété, au prétexte de la nécessité de sauvegarder les régimes (CE 5 avr. 2019, n° 418201 ; 19 sept. 2012, n° 349087 ; Civ. 2e, 26 nov. 2020, n° 19-21.207, Dalloz actualité, 5 janv. 2021, obs. V. Roulet ; Civ. 2e, avis, 7 sept. 2022, n° 22-70.008, Dalloz actualité, 26 sept. 2022, obs. V. Roulet) ; ce n’est qu’à titre très exceptionnel, lorsque le déséquilibre est manifeste, que la censure des dispositions légales est prononcée (Civ. 2e, 12 mai 2021, n° 19-20.938, D. 2021. 967 ; 22 juin 2022, n° 26-16.072).

En l’espèce, la Cour de cassation respecte (en apparence) la construction jurisprudentielle. Elle rappelle, dans un premier temps, que le droit individuel à pension d’une personne assujettie à titre obligatoire à un régime de retraite à caractère essentiellement contributif constitue un intérêt patrimonial substantiel entrant dans le champ d’application de l’article 1er du Premier protocole additionnel. Dans un second temps, elle indique que le droit protégé doit toutefois être concilié avec les « exigences de financement du régime de retraite considéré ». Et, dans un troisième temps, elle observe que, en l’espèce, les modifications introduites à l’article 173-1-2 reposaient sur « des motifs d’intérêts général tirés de l’équilibre financier des régimes de retraite concernés et de l’égalité de traitement de ces régimes » et ne privaient pas l’assuré de son droit à pension.

Facilité de la solution

Si rigoureuse soit-elle au regard d’une jurisprudence établie, la solution est particulièrement critiquable parce qu’elle escamote une fraction essentielle du raisonnement, à savoir le contrôle de proportionnalité entre l’atteinte au droit à pension et la nécessité de sauvegarder l’intérêt général. Le lecteur attentif de la décision de la Cour de cassation ne trouvera nulle part dans celle-ci une indication quelconque sur le montant des cotisations acquittées par l’intéressé par le passé et privées de contrepartie à raison de l’évolution légale ; il ne trouvera pas davantage d’information sur l’impact que cette dernière a produit sur les droits à pension en cause ; ni aucune information sur la pension finale de l’intéressé. L’arrêt ne contient rien non plus sur la nécessité de l’évolution légale quant aux nécessités de financement des régimes de retraite. Certainement, ce même lecteur se dira-t-il que ce ne sont là que des questions de fait qui relèvent exclusivement de la compétence des juges du fond : qu’il aille lire l’arrêt d’appel, plus laconique encore que la décision de la Cour de cassation. Ces deux décisions ensemble mettent une nouvelle fois au jour la façon dont les juges, certainement réticents à se plonger avec sérieux dans les entrelacs formés par les règles techniques de la sécurité sociale, tranchent ce type de questions : par des affirmations de principe, qui ne sont étayées par aucun élément de fait de l’espèce (v. déjà nos obs. ss. Civ. 2e, avis, 7 sept. 2022, n° 22-70.008, préc.).

Cette façon de procéder est juridiquement indéfendable, dès lors que les décisions de justice doivent être motivées en fait. Que les juges estiment nécessaire d’opérer un contrôle étroit de la proportionnalité de l’atteinte, alors, doivent-ils mettre en exergue à tout le moins la diminution des droits à pension que provoque, en l’espèce, la disposition légale considérée. Qu’ils se contentent – comme cela est le cas en droit positif – d’un contrôle restreint destiné exclusivement à sanctionner l’atteinte substantielle au droit à pension et, à tout le moins, ils doivent indiquer le montant résiduel de pension dont profite finalement l’assuré concerné pour établir que ce montant est bien substantiel. Ce travail n’est pas fait. On sait pourquoi. Et c’est dommage.

 

Civ. 2e, 26 juin 2025, F-B, n° 22-17.463

par Vincent Roulet, Avocat et Maître de conférences, Université de Tours

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