Saisine d’une juridiction non spécialisée en droit des pratiques restrictives : l’incompétence plutôt que l’irrecevabilité - Les certitudes
La règle découlant de l’application combinée des articles L. 442-6, III (devenu art. L. 442-4, III) et D. 442-3 (devenu art. D. 442-2) du code de commerce, désignant les seules juridictions indiquées par ce dernier pour connaître de l’application des dispositions du I et du II de l’article L. 442-6 précité (devenues l’art. L. 442-1) institue une règle de compétence d’attribution exclusive et non une fin de non-recevoir.
 
                            Dès lors, lorsqu’un défendeur à une action fondée sur le droit commun présente une demande reconventionnelle en invoquant les dispositions de l’article L. 442-6 précité (devenues art. L. 442-1), la juridiction saisie non-spécialisée doit, si son incompétence est soulevée, selon les circonstances et l’interdépendance des demandes : soit se déclarer incompétente au profit de la juridiction désignée par ce texte et surseoir à statuer dans l’attente que cette juridiction spécialisée ait statué sur la demande ; soit renvoyer l’affaire pour le tout devant cette juridiction spécialisée.
1. C’est peu dire que ce revirement était espéré. La doctrine a inlassablement critiqué la jurisprudence antérieure, tant du point de vue des concepts qu’elle malmenait que des effets qu’elle engendrait. D’ailleurs, la chambre commerciale de la Cour de cassation éprouva elle-même les plus grandes difficultés à se dépêtrer du guêpier dans lequel elle s’était initialement fourrée en sanctionnant la saisine d’une juridiction non spécialisée en matière concurrentielle par une fin de non-recevoir tirée du défaut de pouvoir juridictionnel, en lieu et place d’une incompétence. Le revirement est donc salutaire ; il y avait des signes annonciateurs (v. en procédures collectives et contentieux des marques, Com. 17 nov. 2021, n° 19-50.067, Dalloz actualité, 9 déc. 2021, obs. B. Ferrari ; D. 2021. 2084  ; ibid. 2262, chron. S. Barbot, C. Bellino et C. de Cabarrus
 ; ibid. 2262, chron. S. Barbot, C. Bellino et C. de Cabarrus  ; ibid. 2022. 625, obs. N. Fricero
 ; ibid. 2022. 625, obs. N. Fricero  ; Rev. sociétés 2022. 185, obs. L. C. Henry
 ; Rev. sociétés 2022. 185, obs. L. C. Henry  ; RTD civ. 2022. 191, obs. P. Théry
 ; RTD civ. 2022. 191, obs. P. Théry  ; Gaz. Pal. 18 janv. 2022, note M. Guez ; 26 mars 2008, n° 07-10.803 ; 16 févr. 2016, n° 14-24.295, D. 2016. 478
 ; Gaz. Pal. 18 janv. 2022, note M. Guez ; 26 mars 2008, n° 07-10.803 ; 16 févr. 2016, n° 14-24.295, D. 2016. 478  ; AJCA 2016. 204, obs. A. Lecourt
 ; AJCA 2016. 204, obs. A. Lecourt  ; Dalloz IP/IT 2016. 255, obs. J. Daleau
 ; Dalloz IP/IT 2016. 255, obs. J. Daleau  ; rapp. Com. 1er févr. 2023, n° 21-22.225, Dalloz actualité, 22 févr. 2023, obs. M. Barba ; D. 2023. 772
 ; rapp. Com. 1er févr. 2023, n° 21-22.225, Dalloz actualité, 22 févr. 2023, obs. M. Barba ; D. 2023. 772  , note M. Dhenne
, note M. Dhenne  ; Dalloz IP/IT 2023. 142, obs. Ekaterina Berezkina
 ; Dalloz IP/IT 2023. 142, obs. Ekaterina Berezkina  ; ibid. 523, obs. O. de Maison Rouge
 ; ibid. 523, obs. O. de Maison Rouge  ; RTD com. 2023. 82, obs. J.-C. Galloux
 ; RTD com. 2023. 82, obs. J.-C. Galloux  ; ibid. 323, obs. J. Passa
 ; ibid. 323, obs. J. Passa  ). La Cour de cassation aurait pu persévérer dans sa jurisprudence antérieure ainsi qu’en témoigne sa jurisprudence intéressant la relativité de la faute contractuelle, maintes fois réitérée malgré les critiques unanimes de la doctrine. Elle a plutôt fait le choix d’y mettre un terme et il convient de le mettre à son crédit.
). La Cour de cassation aurait pu persévérer dans sa jurisprudence antérieure ainsi qu’en témoigne sa jurisprudence intéressant la relativité de la faute contractuelle, maintes fois réitérée malgré les critiques unanimes de la doctrine. Elle a plutôt fait le choix d’y mettre un terme et il convient de le mettre à son crédit.
2. L’affaire est d’une remarquable banalité. La société Airmargali conclut avec la société HML un contrat de fourniture de luminaires et de maintenance de ces derniers. Le matériel fait parallèlement l’objet d’un contrat de location financière conclu par la société Airmargali et la société Locam. Le montage est classique. La société HML tombe en liquidation et n’assure en conséquence plus la maintenance promise. La société Airmargali cesse par la suite de payer les loyers à la Locam, laquelle l’assigne en paiement de diverses sommes devant le Tribunal de commerce de Saint-Étienne en application d’une clause attributive de compétence stipulée au contrat de location financière. La société Airmargali invoque à titre reconventionnel les dispositions de l’article L. 442-6 du code de commerce (devenues art. L. 442-1 ensuite de l’ord. n° 2019-359 du 24 avr. 2019). Elle sollicite du juge stéphanois qu’il se déclare incompétent au profit de la juridiction marseillaise, spécialement désignée dans l’annexe visée à l’article D. 442-3 du code de commerce (devenu art. D. 442-2). Le juge stéphanois l’entend et renvoie l’affaire, mais plutôt devant le Tribunal de commerce de Lyon, juridiction également spécialisée. La Locam interjette appel. La Cour d’appel de Lyon infirme le jugement et rend une solution conforme à la jurisprudence antérieure : elle déclare irrecevable la demande reconventionnelle formée par la société Airmargali fondée sur l’article L. 442-6 du code de commerce, pour n’avoir pas été formée devant une juridiction spécialisée de première instance.
Pourvoi est formé contre cet arrêt, qui donne incidemment l’occasion à la Cour de cassation de rappeler que le droit des pratiques restrictives ne s’applique pas à la location financière ainsi qu’elle l’avait déjà redit dans son célèbre arrêt Green Day (Com. 26 janv. 2022, n° 20-16.782, Dalloz actualité, 1er févr. 2022, obs. C. Hélaine ; D. 2022. 539  , note S. Tisseyre
, note S. Tisseyre  ; ibid. 725, obs. N. Ferrier
 ; ibid. 725, obs. N. Ferrier  ; ibid. 1419, chron. S. Barbot, C. Bellino, C. de Cabarrus et S. Kass-Danno
 ; ibid. 1419, chron. S. Barbot, C. Bellino, C. de Cabarrus et S. Kass-Danno  ; ibid. 2255, obs. Centre de droit économique et du développement Yves Serra (EA n° 4216)
 ; ibid. 2255, obs. Centre de droit économique et du développement Yves Serra (EA n° 4216)  ; ibid. 2023. 254, obs. R. Boffa et M. Mekki
 ; ibid. 2023. 254, obs. R. Boffa et M. Mekki  ; RTD civ. 2022. 124, obs. H. Barbier
 ; RTD civ. 2022. 124, obs. H. Barbier  ; RLDA, n° 79, 1er mars 2022, p. 37, note M. Barba).
; RLDA, n° 79, 1er mars 2022, p. 37, note M. Barba).
3. Surtout, la chambre commerciale appréhende frontalement la question du maintien de sa jurisprudence antérieure, qui voit dans la saisine d’une juridiction non spécialisée en matière concurrentielle un cas de défaut de pouvoir juridictionnel, synonyme d’irrecevabilité de la demande (initiale ou incidente). La réponse est aussi remarquable au fond qu’en la forme.
4. Après le rappel synthétique de sa jurisprudence antérieure d’allure sinusoïdale, la chambre commerciale assène :
« 13. Cette construction jurisprudentielle complexe, qui ne correspond pas à la terminologie des articles D. 442-3 et D. 442-4 du code de commerce, devenus depuis, respectivement, les articles D. 442-2 et D. 442-3 du même code, lesquels se réfèrent à la compétence de ces juridictions et non à leur pouvoir juridictionnel, aboutit à des solutions confuses et génératrices, pour les parties, d’une insécurité juridique quant à la détermination de la juridiction ou de la cour d’appel pouvant connaître de leurs actions, de leurs prétentions ou de leurs recours. Elle donne lieu, en outre, à des solutions procédurales rigoureuses pour les plaideurs qui, à la suite d’une erreur dans le choix de la juridiction saisie, peuvent se heurter à ce que certaines de leurs demandes ne puissent être examinées, en raison soit de l’intervention de la prescription soit de l’expiration du délai de recours. Au surplus, sa complexité de mise en œuvre ne répond pas aux objectifs de bonne administration de la justice ».
La chambre commerciale ajoute, dans un exercice d’auto-flagellation décidément impressionnant, que cette construction jurisprudentielle « est en contradiction avec l’article 33 du code de procédure civile dont il résulte que la désignation d’une juridiction en raison de la matière par les règles relatives à l’organisation judiciaire et par des dispositions particulières relève de la compétence d’attribution » (§ 14). Ces multiples constats la conduisent à reconsidérer sa jurisprudence.
5. L’énoncé de la solution nouvelle tient en deux paragraphes. Tout d’abord, la règle découlant de l’application combinée des articles L. 442-6, III (devenu art. L. 442-4, III) et D. 442-3 (devenu art. D. 442-2) du code de commerce, désignant les juridictions spécialisées pour connaître de l’application des dispositions des I et II de l’article L. 442-6 précité (devenues art. L. 442-I) institue désormais une règle de compétence d’attribution exclusive et non une fin de non-recevoir (§ 16). La sanction est donc renversée.
Une précision de régime suit : lorsqu’un défendeur à une action fondée sur le droit commun présente une demande reconventionnelle en invoquant les dispositions de l’article L. 442-6 précité (devenues art. L. 442-1), la juridiction saisie, si elle n’est pas spécialisée pour en connaître, doit « si son incompétence est soulevée, selon les circonstances et l’interdépendance des demandes, soit se déclarer incompétente au profit de la juridiction désignée par ce texte et surseoir à statuer dans l’attente que cette juridiction spécialisée ait statué sur la demande, soit renvoyer l’affaire pour le tout devant cette juridiction spécialisée » (§ 17).
6. Il n’est pas nécessaire de reprendre en bloc le détail de la jurisprudence antérieure et sa critique doctrinale (v. en dernier lieu, P. Théry, Quelques observations sur la compétence des juridictions spécialisées dans le contentieux des pratiques anticoncurrentielles ou des pratiques restrictives de concurrence, in Mélanges en l’honneur du professeur C. Lucas de Leyssac, LexisNexis, 2018, p. 481 ; R. Amaro, La « spécialisation » du juge : l’exemple à ne pas suivre du droit de la concurrence, in États de droits, Mélanges en l’honneur de Dany Cohen, Dalloz, 2023 ; Appel mal dirigé en matière de pratiques anticoncurrentielles : confirmation de la (très discutable) thèse du défaut de pouvoir juridictionnel, D. 2018. 2171 ; rapp. plus généralement sur la frontière entre fin de non-recevoir et incompétence, P. Théry, Quelques observations sur le pouvoir juridictionnel, Rev. des procédures [Luxembourg] 2022, n° 3, p. 4 ; T. Goujon-Bethan, Fonction juridictionnelle et questions de compétence, Rev. des procédures [Luxembourg] 2022, n° 3, p. 11).
Outre que la Cour de cassation rappelle le détail de la première et concède le bien-fondé de la seconde au sein même de l’arrêt rapporté, l’une et l’autre sont suffisamment connues. Sans doute est-il plus intéressant de se plonger d’emblée dans la prospective et d’examiner la jurisprudence nouvelle, pour en pondérer les conséquences, voire les inconséquences.
7. Mais non sans un mot préalable pour la motivation. Quel arrêt ! Il arrive que la Cour de cassation fasse l’éloge de sa jurisprudence antérieure avant de revirer (Civ. 1re, 14 juin 2023, n° 22-17.520, Dalloz actualité, 19 juin 2023, obs. C. Hélaine ; D. 2023. 1180  ) ; il arrive aussi qu’elle la critique avec modération (Civ. 2e, 5 oct. 2023, n° 21-21.007, Dalloz actualité, 19 oct. 2023, obs. M. Barba ; D. 2023. 1753
) ; il arrive aussi qu’elle la critique avec modération (Civ. 2e, 5 oct. 2023, n° 21-21.007, Dalloz actualité, 19 oct. 2023, obs. M. Barba ; D. 2023. 1753  ) ; il est plus rare qu’elle la lapide ainsi. Elle reconnaît là, outre la complexité de sa propre construction jurisprudentielle, sa confusion et l’insécurité juridique qu’elle a pu générer ; elle en souligne encore l’excessive sévérité. Mieux : elle semble reconnaître qu’elle a elle-même pris de trop grandes libertés au regard des textes. À cela de reconnaître que la jurisprudence antérieure était contra legem… Qui craint encore le gouvernement des juges ?
) ; il est plus rare qu’elle la lapide ainsi. Elle reconnaît là, outre la complexité de sa propre construction jurisprudentielle, sa confusion et l’insécurité juridique qu’elle a pu générer ; elle en souligne encore l’excessive sévérité. Mieux : elle semble reconnaître qu’elle a elle-même pris de trop grandes libertés au regard des textes. À cela de reconnaître que la jurisprudence antérieure était contra legem… Qui craint encore le gouvernement des juges ?
D’aucuns verront dans cette motivation aux accents masochistes une atteinte à l’autorité de la Cour de cassation. Il ne faut pourtant pas s’en émouvoir. La chambre commerciale a décidé d’enterrer une bonne fois pour toutes sa jurisprudence antérieure ; elle a voulu se détourner de la fameuse politique des « petits pas » prétendument prisée à la Cour de cassation, pour faire un grand pas jurisprudentiel. Dont acte. Elle livre un bel arrêt à la jointure du droit des affaires et de la procédure civile et affiche son humilité sans s’humilier. Formellement, l’arrêt a ce mérite : le temps de l’entêtement est révolu ; celui du revirement est arrivé.
8. Désormais, en droit des pratiques restrictives, la saisine d’une juridiction non spécialisée se paie d’une incompétence et non d’une irrecevabilité de la demande. C’est le point de départ de la jurisprudence nouvelle.
9. Certaines certitudes découlent directement de l’arrêt ; d’autres en procèdent plus lointainement.
Certitudes directes
10. Auparavant, la sanction était celle de l’irrecevabilité, en première instance comme en appel, en procédure au fond comme en référé ou sur requête ; l’irrecevabilité était d’ordre public et devait donc être relevée d’office ; à défaut de l’être en première instance, elle l’était en cause d’appel (v. §§ 10 à 12 de l’arrêt et la jurisprudence citée, ainsi que la rétrospective précise réalisée par R. Amaro, La « spécialisation » du juge : l’exemple à ne pas suivre du droit de la concurrence, préc.). Cette jurisprudence est abandonnée, qui procédait d’une analyse en termes de défaut de pouvoir juridictionnel. Elle est abandonnée en faveur d’une analyse en termes de compétence (1) d’attribution (2) exclusive (3). Trois qualifications d’importance dont la pertinence doit être immédiatement éprouvée.
11. Une question de compétence ? La doctrine a unanimement – ou presque – préconisé d’approcher la spécialisation juridictionnelle en matière concurrentielle en termes de compétence et non de recevabilité (v. parmi d’autres, P. Théry, préc. et R. Amaro, préc.). C’est que l’approche procédant du défaut de pouvoir juridictionnel n’a jamais convaincu. Au fond, était en cause la répartition du contentieux entre juridictions et non le pouvoir de juger de certaines juridictions. L’argument le plus fort était là : les textes qui intéressent la spécialisation juridictionnelle en matière concurrentielle parlent tous de compétence et jamais de pouvoir juridictionnel – ce que la chambre commerciale de la Cour de cassation reconnaît finalement (§ 13). En outre, le libellé et l’esprit de l’article 33 du code de procédure civile montrent à suffisance que les questions de répartition matérielle du contentieux selon les juridictions relèvent de la compétence d’attribution et n’intéressent pas la recevabilité de la demande (§ 14).
C’est donc sans surprise que la Cour de cassation substitue à l’analyse en termes de recevabilité une analyse en termes de compétence, conformément à sa jurisprudence rendue en procédures collectives et dans le contentieux des marques (v. supra n° 1, en particulier, Com. 17 nov. 2021, n° 19-50.067, Dalloz actualité, 9 déc. 2021, obs. B. Ferrari ; D. 2021. 2084  ; ibid. 2262, chron. S. Barbot, C. Bellino et C. de Cabarrus
 ; ibid. 2262, chron. S. Barbot, C. Bellino et C. de Cabarrus  ; ibid. 2022. 625, obs. N. Fricero
 ; ibid. 2022. 625, obs. N. Fricero  ; Rev. sociétés 2022. 185, obs. L. C. Henry
 ; Rev. sociétés 2022. 185, obs. L. C. Henry  ; RTD civ. 2022. 191, obs. P. Théry
 ; RTD civ. 2022. 191, obs. P. Théry  ; § 5, l’art. L. 721-8 c. com. « ne prive pas le tribunal de commerce non spécialement désigné du pouvoir juridictionnel de connaître de ces procédures lorsque les seuils qu’il prévoit ne sont pas atteints mais détermine une règle de répartition de compétence entre les juridictions appelées à connaître des procédure, dont l’inobservation est sanctionnée par une décision d’incompétence et non par une décision d’irrecevabilité »).
 ; § 5, l’art. L. 721-8 c. com. « ne prive pas le tribunal de commerce non spécialement désigné du pouvoir juridictionnel de connaître de ces procédures lorsque les seuils qu’il prévoit ne sont pas atteints mais détermine une règle de répartition de compétence entre les juridictions appelées à connaître des procédure, dont l’inobservation est sanctionnée par une décision d’incompétence et non par une décision d’irrecevabilité »).
12. Une compétence d’attribution ? Les textes qui déterminent la spécialisation juridictionnelle en matière concurrentielle ne bouleversent pas seulement la compétence d’attribution ; ils bousculent aussi la compétence territoriale en modulant le ressort habituel des juridictions désignées et en retranchant à celui des juridictions non désignées. De sorte qu’on pourrait y voir, à tout le moins, des règles de compétence matérielle et territoriale.
Cela étant, il ne fait aucun doute que le législateur a entendu spécialiser diverses juridictions pour connaître de certaines matières (dont le petit et le grand droit de la concurrence, i.e. le droit des pratiques restrictives de concurrence et le droit des pratiques anticoncurrentielles).
Ce n’est qu’en conséquence de ce réagencement de la compétence d’attribution qu’il a réagencé la compétence territoriale pour couvrir le territoire national. Comme la nature, la procédure a horreur du vide. C’est pourquoi la chambre commerciale fait le choix de la compétence d’attribution, par référence à l’article 33 du code de procédure civile. La solution, préconisée en doctrine, est digne d’approbation (v. P. Théry, Quelques observations sur la compétence des juridictions spécialisées dans le contentieux des pratiques anticoncurrentielles ou des pratiques restrictives de concurrence, préc., p. 492, n° 14 ; R. Amaro, La « spécialisation » du juge : l’exemple à ne pas suivre du droit de la concurrence, préc., n° 17, en particulier la note infrapaginale, n° 62).
13. Une compétence exclusive ? La chambre commerciale de la Cour de cassation y voit non seulement une règle de compétence d’attribution, mais encore une règle de compétence d’attribution exclusive. La notion de compétence d’attribution exclusive n’est pas explicitée par les textes, en particulier par le code de procédure civile. À l’article 76 de ce dernier, il est question de compétence d’attribution d’ordre public, mais c’est là une notion distincte, qui commande plutôt l’office du juge (infra). À l’article 77, il est bien question de compétence exclusive, mais il s’agit alors de compétence territoriale. In fine, la notion de compétence d’attribution exclusive apparaît surtout à l’article 49, alinéa 1er, du code de procédure civile qui constitue une disposition commune aux règles de compétence d’attribution et territoriale : « Toute juridiction saisie d’une demande de sa compétence connaît, même s’ils exigent l’interprétation d’un contrat, de tous les moyens de défense à l’exception de ceux qui soulèvent une question relevant de la compétence exclusive d’une autre juridiction » (rapp. art. 50 c. pr. civ.). C’est là l’énoncé d’un principe – le juge de l’action est juge de l’exception – et de sa limite – le juge de l’action n’est pas juge de l’exception – qui ne joue qu’en présence d’une compétence exclusive, qu’elle soit d’attribution ou territoriale.
En fait de compétence matérielle exclusive, on connaît celle de l’article L. 1411-4 du code du travail, selon lequel le conseil de prud’hommes est seul compétent dans son périmètre d’attribution (v. à propos de la violation d’une clause de non-concurrence, Com. 6 mai 2003, n° 01-15.268, D. 2004. 1154  , obs. A. Bugada
, obs. A. Bugada  ; Procédures 2003, n° 258, note H. Croze ; Dr. sociétés 2003, n° 18, note G. Trébulle ; à propos de la validité d’un licenciement, Soc. 20 juill. 1983, n° 82-60.442, RTD civ. 1984. 555, obs. J. Normand). Le domaine de compétence d’attribution exclusive du tribunal judiciaire est aussi connu, qui limite mécaniquement la compétence des juridictions d’exception (COJ, art. L. 211-4 s. et R. 211-3-26). D’autres chefs de compétence d’attribution exclusive existent encore.
 ; Procédures 2003, n° 258, note H. Croze ; Dr. sociétés 2003, n° 18, note G. Trébulle ; à propos de la validité d’un licenciement, Soc. 20 juill. 1983, n° 82-60.442, RTD civ. 1984. 555, obs. J. Normand). Le domaine de compétence d’attribution exclusive du tribunal judiciaire est aussi connu, qui limite mécaniquement la compétence des juridictions d’exception (COJ, art. L. 211-4 s. et R. 211-3-26). D’autres chefs de compétence d’attribution exclusive existent encore.
Et voilà donc que la liste s’allonge : désormais, les juridictions spécialisées en matière concurrentielle disposent d’une compétence d’attribution exclusive.
C’était bien l’intention du législateur ; jamais ne s’est-il agi d’installer une compétence d’attribution alternative. La conséquence de cette qualification est rigoureusement énoncée par la chambre commerciale : lorsqu’un défendeur à une action fondée sur le droit commun présente une demande reconventionnelle invoquant les dispositions de l’article L. 442-6 (devenues art. L. 442-1) du code de commerce, la juridiction saisie, si elle n’est pas une juridiction spécialisée, doit, si son incompétence est soulevée, selon les circonstances et l’interdépendance des demandes, soit se déclarer incompétente au profit de la juridiction désignée par ce texte et surseoir à statuer dans l’attente que cette juridiction spécialisée ait statué sur cette demande, soit renvoyer l’affaire pour le tout devant cette juridiction spécialisée (§ 17). C’est finalement l’application de l’article 49 du code de procédure civile qui aurait possiblement mérité d’être évoqué.
Certitudes indirectes
14. Telles sont dans l’ensemble les premières certitudes qui s’évincent directement de l’arrêt. D’autres certitudes s’évincent indirectement de l’arrêt. Tout d’abord, en première instance, c’est désormais le régime des exceptions d’incompétence qui trouve à s’appliquer lorsqu’est saisie une juridiction non spécialisée cependant que sont invoqués les textes du droit des pratiques restrictives. Or son régime est fort différent de celui de la fin de non-recevoir. En effet, l’exception d’incompétence doit, à peine d’irrecevabilité : être invoquée in limine litis (avant toute défense au fond ou fin de non-recevoir) et simultanément avec les autres exceptions de procédure (C. pr. civ., art. 74) ; être dûment motivée, c’est-à-dire étayée en fait et en droit, et faire connaître dans tous les cas devant quelle juridiction la partie qui l’excipe demande que l’affaire soit portée (C. pr. civ., art. 75). Côté juridiction, cette qualification est aussi d’importance, puisqu’elle implique, en cas de décision d’incompétence, le renvoi devant la juridiction désignée avec transmission du dossier par le greffe (C. pr. civ., art. 82). Il appartiendra aux parties d’observer les voies de recours adéquates en passant, le cas échéant, par un appel-compétence dont chacun connaît la rigueur (C. pr. civ., art. 83 s.).
15. Par ailleurs, il est désormais acquis que la demande portée devant une juridiction non spécialisée – et donc incompétente – interrompra la prescription, dans les conditions de l’article 2241 du code civil, l’article 2243 du même code n’ayant plus vocation à s’appliquer du fait du changement de sanction – les avocats apprécieront.
16. Peut encore être évoquée l’application dans le temps du revirement. Tout d’abord, il est acquis que la jurisprudence nouvelle n’est aucunement modulée par la Cour de cassation, ni concrètement (modulation au cas d’espèce), ni abstraitement (différé d’application général).
Donc, de prime abord, elle s’applique non seulement pour l’avenir mais aussi rétroactivement. Cette rétroactivité ne saurait cependant remettre en cause des décisions antérieures irrévocables (i.e. insusceptibles de recours) ayant prononcé l’irrecevabilité sur le fondement de la jurisprudence antérieure.
En revanche, elle peut théoriquement conduire à l’annulation ou l’infirmation de décisions antérieures susceptibles de pourvoi ou d’appel. Dans les instances en cours, la règle nouvelle est aussi normalement applicable conformément aux principes généraux (récemment rappelés par la Cour de cassation dans le contentieux de l’annexe à la déclaration d’appel, Civ. 2e, avis, 8 juill. 2022, n° 22-70.005, §§ 3 s., Dalloz actualité, 30 août 2022, obs. R. Laffly ; D. 2022. 1498  , note M. Barba
, note M. Barba  ; AJ fam. 2022. 496, obs. D. D’Ambra
 ; AJ fam. 2022. 496, obs. D. D’Ambra  ).
).
Il y a néanmoins une difficulté tant dans les instances en cours que dans les instances d’appel, à savoir que les parties éprouveront les plus grandes difficultés à s’en prévaloir lorsqu’elles auront déjà fait valoir une défense au fond, une fin de non-recevoir ou une exception de procédure, à raison des principes d’invocation liminaire et simultanée des exceptions de procédure (C. pr. civ., art. 74). Il est donc fort possible que l’application de la règle nouvelle aux instances en cours ou aux instances d’appel soit, de fait, neutralisée : les parties ne pourront plus se prévaloir de la jurisprudence antérieure pour solliciter l’irrecevabilité à toute hauteur de cause, cette sanction étant éradiquée ; elles ne pourront pas davantage invoquer l’incompétence, l’exception étant tardive. Peut-être y aura-t-il lieu à modulation dans ces hypothèses (rapp., Com. 21 mars 2018, n° 16-28.412, Dalloz actualité, 4 avr. 2018, obs. F. Mélin ; D. 2018. 612  ; ibid. 1336, chron. S. Tréard, T. Gauthier, A.-C. Le Bras, S. Barbot et F. Jollec
 ; ibid. 1336, chron. S. Tréard, T. Gauthier, A.-C. Le Bras, S. Barbot et F. Jollec  ; ibid. 2326, obs. Centre de droit de la concurrence Yves Serra
 ; ibid. 2326, obs. Centre de droit de la concurrence Yves Serra  ; AJ contrat 2018. 182, obs. F. Buy
 ; AJ contrat 2018. 182, obs. F. Buy  ; RTD civ. 2018. 669, obs. H. Barbier
 ; RTD civ. 2018. 669, obs. H. Barbier  ; ibid. 966, obs. P. Théry
 ; ibid. 966, obs. P. Théry  ).
).
Là s’arrête peu ou prou le champ des certitudes et commence celui des hésitations, au sein duquel on a déjà pénétré.
© Lefebvre Dalloz