Saisine d’une juridiction non spécialisée en droit des pratiques restrictives : l’incompétence plutôt que l’irrecevabilité - Les hésitations
La règle découlant de l’application combinée des articles L. 442-6, III (devenu l’art. L. 442-4, III) et D. 442-3 (devenu l’art. D. 442-2) du code de commence, désignant les seules juridictions indiquées par ce dernier pour connaître de l’application des dispositions du I et du II de l’article L. 442-6 précité (devenues l’art. L. 442-1) institue une règle de compétence d’attribution exclusive et non une fin de non-recevoir.
Dès lors, lorsqu’un défendeur à une action fondée sur le droit commun présente une demande reconventionnelle en invoquant les dispositions de l’article L. 442-6 précité (devenues art. L. 442-1), la juridiction saisie non-spécialisée doit, si son incompétence est soulevée, selon les circonstances et l’interdépendance des demandes : soit se déclarer incompétente au profit de la juridiction désignée par ce texte et surseoir à statuer dans l’attente que cette juridiction spécialisée ait statué sur la demande ; soit renvoyer l’affaire pour le tout devant cette juridiction spécialisée.
1. L’arrêt du 18 octobre 2023 de la chambre commerciale de la Cour de cassation suscite diverses certitudes : la saisine d’une juridiction non spécialisée en matière de pratiques restrictives de concurrence se paie, non plus d’une irrecevabilité de la demande, mais d’une incompétence de la juridiction, à raison de la méconnaissance de règles de compétence d’attribution exclusive ; c’est dès lors le régime des exceptions de procédure, et même du déclinatoire de compétence, qui doit être scrupuleusement observé par les parties. Pour les juridictions non spécialisées qui s’estimeraient incompétentes, cela entraînera la transmission directe du dossier à la juridiction spécialisée jugée compétente, à la façon d’une passerelle directe. En outre, ce changement de sanction entraîne un maintien de l’effet interruptif associé à la demande en justice mal orientée en application de l’article 2241 du code civil. Au-delà de ces certitudes bienvenues (v. M. Barba, Saisine d’une juridiction non spécialisée en droit des pratiques restrictives : l’incompétence plutôt que l’irrecevabilité – Les certitudes, Dalloz actualité, 7 nov. 2023), l’arrêt du 18 octobre 2023 suscite des hésitations, certaines générales et d’autres propres à l’appel.
Incertitudes générales
2. En première instance, une juridiction non spécialisée doit-elle (ou peut-elle) relever d’office son incompétence lorsque le droit des pratiques restrictives est invoqué ?
Antérieurement, la fin de non-recevoir tirée du défaut de pouvoir juridictionnel devait être relevée d’office par la juridiction non spécialisée (Com. 31 mars 2015, n° 14-10.016, Dalloz actualité, 22 avr. 2015, obs. X. Delpech ; D. 2015. 798
; ibid. 996, chron. J. Lecaroz, F. Arbellot, S. Tréard et T. Gauthier
; ibid. 2526, obs. Centre de droit de la concurrence Yves Serra
; AJCA 2015. 276, obs. J.-D. Bretzner
). C’était une fin de non-recevoir d’ordre public au sens de l’article 125 du code de procédure civile. La question est à présent de savoir si la règle de compétence d’attribution exclusive est d’ordre public au sens de l’article 76 du code de procédure civile, l’article 77 intéressant plutôt la compétence territoriale.
Lorsque le défendeur ne comparaît pas, l’incompétence peut toujours être relevée d’office (C. pr. civ., art. 76). Lorsque le défendeur comparaît, c’est bien différent : l’incompétence ne peut être relevée d’office qu’en cas de violation d’une règle de compétence d’attribution d’ordre public (C. pr. civ., art. 76). Les mots ont un sens et si la chambre commerciale retient que la règle qui désigne les juridictions spécialisées en matière concurrentielle institue une compétence d’attribution exclusive, elle ne retient explicitement pas qu’il s’agit d’une règle d’ordre public.
Mieux : elle indique que, lorsque le défendeur à une action fondée sur le droit commun invoque une disposition relevant du droit des pratiques restrictives, la juridiction saisie doit réagir « si son incompétence est soulevée » (§ 17).
Dès lors, la Cour de cassation non seulement modifie la sanction – l’incompétence au lieu de l’irrecevabilité – mais amoindrit aussi l’office du juge non spécialisé : celui-ci ne doit pas relever d’office son incompétence à raison de la matière concurrentielle. Le peut-il seulement ? Sans doute pas. D’une part, l’article 76 précité limite les possibilités de relevé d’office au cas de la violation d’une règle de compétence d’attribution d’ordre public, hors le cas où le défendeur ne comparaît pas. D’autre part, la Cour de cassation exige elle-même que l’incompétence soit « soulevée » (§ 17). Or le verbe « soulever » intéresse l’action des parties, cependant qu’est employé le verbe « relever » pour viser celle du juge. Cela pour dire que la règle de compétence d’attribution exclusive découverte par la chambre commerciale est certainement d’ordre privé : aux parties de soulever l’incompétence, avec interdiction faite au juge de la relever d’office.
Il est vrai que le nouvel article L. 444-1, A, du code de commerce précise désormais que les textes du droit des pratiques restrictives instaurent des dispositions « d’ordre public ». Cela étant, il apparaît nettement au regard des travaux préparatoires à la loi n° 2023-221 du 30 mars 2023 qu’il s’est agi de moduler l’application internationale des dispositions afin d’éviter leur contournement au moyen d’une clause de choix de loi ou d’un choix de juridiction ; il ne s’est nullement agi de commander l’office du juge français s’agissant de la spécialisation des juridictions, ce que l’examen de l’intégralité dudit article montre aussi bien. De sorte que cet article nouveau n’est pas de nature à faire de la compétence d’attribution exclusive des juridictions spécialisées une compétence d’ordre public, qui semble donc être plutôt d’ordre privé.
Si cette analyse est correcte, l’effectivité de la spécialisation juridictionnelle est compromise. Volontairement ou involontairement, les parties manqueront de soulever – ou soulèveront de façon irrégulière, ou se refuseront à soulever – l’incompétence de la juridiction non spécialisée, laquelle en connaîtra donc et rendra jugement, qu’il s’agisse d’une demande initiale fondée sur le droit des pratiques restrictives ou d’une demande incidente fondée sur le même droit.
3. Allons plus loin en restant dans la même veine : est-il loisible aux parties de déroger volontairement à ces règles de compétence d’attribution exclusive ? Une fois encore, les mots ont un sens. La chambre commerciale de la Cour de cassation parle de compétence d’attribution exclusive et non de compétence d’attribution impérative ou d’ordre public. De surcroît, elle paraît admettre que si les parties ne soulèvent pas l’incompétence d’une juridiction non spécialisée, cette dernière n’a pas le pouvoir de la relever d’office. De l’accord procédural né du silence des parties à la possibilité d’une dérogation anticipée et conventionnelle à la compétence d’attribution des juridictions spécialisées, il n’y a qu’un pas… qu’il faut pourtant hésiter à franchir.
L’hésitation procède d’abord des conditions générales de licéité des clauses attributives de juridiction matérielle. L’article 41 du code de procédure civile ne les autorise que fort restrictivement : « Le litige né, les parties peuvent toujours convenir que leur différend sera jugé par une juridiction bien que celle-ci soit incompétente en raison du montant de la demande ». Ainsi, le compromis (« le litige né ») sur la compétence d’attribution ne paraît possible que s’agissant du taux de compétence (« le montant de la demande ») ; il semble en revanche prohibé de modifier conventionnellement la compétence d’attribution lorsqu’elle procède de la matière.
L’hésitation procède ensuite de la jurisprudence classique de la Cour de cassation, qui estime que « les dispositions impératives » de l’article L. 442-6 du code de commerce « ne peuvent être mises en échec par une clause attributive de juridiction » (Com. 1er mars 2017, n° 15-22.675, Dalloz actualité, 17 mars 2017, obs. X. Delpech ; D. 2017. 501
; ibid. 2444, obs. Centre de droit de la concurrence Yves Serra
; ibid. 2559, obs. T. Clay
; ibid. 2018. 966, obs. S. Clavel et F. Jault-Seseke
; AJ contrat 2017. 188, obs. B. Ruy
; RTD civ. 2017. 391, obs. H. Barbier
; JCP 2017. 406, note D. Mouralis ; Procédures 2017. Comm. 93, obs. L. Weiller). Si l’analyse procédait alors du défaut de pouvoir juridictionnel des juridictions non spécialisées, elle peut être transposée à celle qui procède du défaut de compétence d’attribution de ces mêmes juridictions.
Dans un ordre d’idée proche, l’article L. 1411-4 du code du travail énonce, en sa première phrase, que la compétence d’attribution du conseil de prud’hommes est exclusive et précise, en sa seconde, que « Toute convention contraire est réputée non écrite ». Dès lors, une compétence d’attribution exclusive n’est-elle pas, du même coup, impérative ? Il est permis de le penser : l’exclusivité renferme l’impérativité. C’est encore l’analyse du droit international privé de l’Union européenne, qui prohibe la prorogation conventionnelle de for en contravention à un chef de compétence internationale exclusive (Règl. « Bruxelles I bis », art. 25, § 4).
Selon un autre angle de vue, mais concordant, on peut penser que les clauses passées en violation de la spécialisation juridictionnelle décidée par le législateur français méconnaissent un ordre public économique de direction de nature processuelle. Pour toutes ces raisons cumulées, il ne nous semble pas qu’il soit loisible aux parties de déroger conventionnellement à la compétence réservée des juridictions spécialisées.
4. Qu’advient-il si la demande est portée devant une juridiction spécialisée incompétente sur le plan territorial ? Est-il loisible aux parties de stipuler une clause attributive de juridiction territoriale ? une clause d’arbitrage ? La jurisprudence nouvelle de la Cour de cassation ne change rien au droit antérieur sous ce triple rapport.
Tout d’abord, il n’y a pas lieu de penser que l’exclusivité de compétence d’attribution se double d’une quelconque exclusivité de compétence territoriale des juridictions désignées dans leur ressort. De sorte que la saisine d’une juridiction spécialisée mais incompétente territorialement sera traitée comme auparavant, sans intervention perturbatrice de l’article 77 du code de procédure civile qui renforce l’office du juge – ce qui laisse la possibilité d’un accord procédural des parties sur la question.
De même, en dépit du libellé général d’un précédent arrêt (Com. 1er mars 2017, n° 15-22.675, préc.), il n’y a pas lieu de penser qu’il est interdit aux parties de désigner conventionnellement une certaine juridiction spécialisée en lieu et place d’une autre objectivement compétente, l’espace dessiné entre les juridictions spécialisées étant homogène et le législateur n’ayant cure de la répartition territoriale du contentieux entre les juridictions spécialisées.
En revanche, lorsque les parties désigneront conventionnellement une certaine juridiction non spécialisée en lieu et place d’une juridiction spécialisée objectivement compétente, il faudra à la fois traiter le problème de la perturbation de la compétence d’attribution (v. supra) et celui de la perturbation de la compétence territoriale. S’il apparaît que les parties n’avaient pas conscience de la première perturbation ou si une telle perturbation n’est pas admise, la seconde perturbation ne le sera pas davantage.
En tout cas, la solution nouvellement énoncée n’exerce aucune influence évidente sur l’arbitrabilité des litiges d’ordre privé impliquant la mise en œuvre du droit des pratiques restrictives de concurrence : le législateur a souhaité agencer la compétence d’attribution des juridictions françaises d’une certaine manière, mais n’a jamais entendu rendre inarbitrables les litiges en matière de pratiques restrictives (Com. 1er mars 2017, n° 15-22.675, préc.). Il n’est dès lors pas prohibé aux parties de faire « un pas de côté » et d’aller plutôt vers l’arbitre, non plus que de désigner un juge étranger au moyen d’une clause attributive de juridiction internationale.
Sauf à rappeler que la loi n° 2023-221 du 30 mars 2023 tendant à renforcer l’équilibre dans les relations commerciales entre fournisseurs et distributeurs a érigé un nouvel article L. 444-1, A, au sein du code de commerce, aux termes duquel « Les chapitres Ier [traitant de la transparence dans la relation commerciale], II [traitant des pratiques commerciales déloyales entre entreprises] et III [traitant des dispositions spécifiques aux produits agricoles et aux denrées alimentaires] du présent titre [consacré à la transparence, aux pratiques restrictives et autres pratiques prohibées] s’appliquent à toute convention entre un fournisseur et un acheteur portant sur des produits ou des services commercialisés sur le territoire français. Ces dispositions sont d’ordre public. Tout litige portant sur leur application relève de la compétence exclusive des tribunaux français, sous réserve du respect du droit de l’Union européenne et des traités internationaux ratifiés ou approuvés par la France et sans préjudice du recours à l’arbitrage » (v. G. Chantepie, « Egalim 3 » : le droit des relations commerciales réformé à tâtons [Quatrième partie : l’application internationale du titre IV du livre IV du code de commerce], Dalloz actualité, 13 avr. 2023). C’est peu de dire que cette « supposée compétence exclusive est fragile » (L. d’Avout, S. Bollée, E. Farnoux et A. Gridel, Panorama de droit du commerce international 2023, D. 2023. 1812
) compte tenu du titre d’application prioritaire des sources supranationales, au premier rang desquelles le règlement « Bruxelles I bis » et autres conventions internationales régionales (Lugano) ou mondiales (La Haye). Il est loisible de penser que l’article L. 444-1, A, du code de commerce, dont la conformité au droit matériel de l’Union européenne sera éprouvée, ne constitue qu’une ligne Maginot pour lutter contre les clauses attributives de juridictions internationale destinées à dépayser le contentieux.
5. La solution énoncée par la chambre commerciale ne vaut-elle que pour le droit des pratiques restrictives, et même pour le seul article L. 442-6 (ancien) du code de commerce ? Il est vrai que la chambre commerciale fait preuve d’une certaine prudence en ne traitant que l’affaire se trouvant sous ses yeux juridictionnels. De sorte que, formellement, la solution énoncée est limitée à l’article L. 442-6 du code de commerce, devenu L. 442-1. Il n’y a pourtant pas lieu de penser que la solution ne concerne pas les autres pratiques restrictives de concurrence donnant lieu à spécialisation juridictionnelle, en particulier celles visées par les articles L. 442-2 et L. 442-3 (revente à perte), L. 442-7 (prix d’achat abusivement bas en matières agricole et alimentaire) et L. 442-8 du code de commerce (enchères inversées à distance). La raison est simple : les articles L. 442-4, III et D. 442-2 du code de commerce cités par la Cour de cassation (anc. art. L. 442-6, III, et D. 442-3) concernent l’ensemble de ces pratiques restrictives, qu’ils visent expressément. Dès lors, on ne voit pas en quoi la Cour de cassation réserverait un sort particulier à celles visées par le seul article L. 442-1 du code de commerce, quand bien même elles occupent le devant de la scène judiciaire (avantage sans contrepartie, à laquelle est assimilée la contrepartie disproportionnée ; déséquilibre significatif ; rupture brutale de relations commerciale établie).
6. La solution s’étend-elle au droit des pratiques anticoncurrentielles ? La réponse est moins aisée. En l’état, la jurisprudence nouvelle est limitée aux pratiques restrictives de concurrence. Néanmoins, la jurisprudence nouvelle de la chambre commerciale peut être (et sera sans doute) étendue au cas de la spécialisation juridictionnelle en matière de pratiques anticoncurrentielles (art. L. 420-1 à L. 420-5, ainsi que les art. 81 et 82 TCE, devenus 101 et 102 TFUE). Les mêmes causes produisent les mêmes effets : il n’y a pas lieu de penser que la Cour de cassation réservera un sort particulier à la spécialisation juridictionnelle en matière de pratiques anticoncurrentielles, déduite des articles L. 420-7 et R. 420-3 du code de commerce.
Sauf à persévérer dans une construction jurisprudentielle complexe, source d’insécurité juridique et de confusions, rigoureuse et en décalage avec la lettre des textes – lesquels parlent bien de compétence et jamais de pouvoir juridictionnel. Il appartiendra à la chambre commerciale de le préciser, étant rappelé qu’elle a déjà jugé que la sanction de la saisine d’une juridiction non spécialisée en matière de procédures collectives donne lieu à incompétence et non à irrecevabilité (supra), ce qui invite à un alignement général de régime.
L’appel
7. Qu’en est-il en appel ? Dans le dernier état de la jurisprudence, telles étaient les solutions : lorsque la décision provenait d’une juridiction spécialisée, seule la Cour d’appel de Paris était « compétente », à l’exclusion de toutes les autres, à peine d’irrecevabilité de l’appel mal dirigé ; lorsque la décision provenait d’une juridiction non spécialisée, la cour d’appel normalement « compétente » pouvait connaître de l’appel, mais il lui appartenait alors seulement de dire irrecevables les demandes formées en première instance sur le fondement des pratiques restrictives de concurrence devant une juridiction non spécialisée, le cas échéant d’office. Dit autrement, l’irrecevabilité qui aurait dû être prononcée en première instance l’était à hauteur d’appel, sans que la cour d’appel puisse un instant connaître du fond, étant elle-même « incompétente » pour en connaître. Cette construction jurisprudentielle est désormais obsolète en l’état. Pour être nettement moins rigoureuse, la nouvelle configuration n’est néanmoins pas si différente et en tout cas pas moins complexe. Qu’on en juge.
8. Lorsqu’une juridiction de première instance est spécialisée et se prononce sur le fond de la demande portant sur les pratiques restrictives, l’appel doit être relevé devant la Cour d’appel de Paris. Quelle est la sanction si l’une des parties saisit une autre cour d’appel ? L’hésitation est aujourd’hui permise.
D’un côté, la sanction classique est l’irrecevabilité de l’appel mal orienté, en application d’une jurisprudence constante (Civ. 2e, 9 juill. 2009, n° 06-46.220, Dalloz actualité, 11 sept. 2009, obs. L. Dargent ; D. 2010. 532, chron. J.-M. Sommer, L. Leroy-Gissinger, H. Adida-Canac et S. Grignon Dumoulin
; RTD civ. 2010. 370, obs. P. Théry
; 19 nov. 2020, n° 19-22.185). La conséquence ordinaire est connue : l’effet interruptif de l’appel déclaré irrecevable est non avenu en application de l’article 2243 du code civil. De sorte que l’éventuel appel de régularisation devant la Cour d’appel de Paris n’est recevable que s’il a été régularisé dans le délai d’appel initial, à moins que l’appelant se soit désisté du premier appel dans le but explicite de régulariser un second appel devant la cour compétente (pour le rappel de cette jurisprudence antérieure et son détail, v. M. Barba, Revirement sur l’appel de régularisation devant la cour d’appel compétente, Dalloz actualité, 19 oct. 2023).
D’un autre côté, nul n’ignore (ou feindra de savoir) que la deuxième chambre civile a récemment procédé à un revirement important, aux termes duquel l’effet interruptif de l’appel mal orienté survit à son irrecevabilité, pour peu que l’appel de régularisation ait été relevé avant une décision définitive d’irrecevabilité (Civ. 2e, 5 oct. 2023, n° 21-21.007, Dalloz actualité, 19 oct. 2023, obs. M. Barba ; D. 2023. 1753
). Mais – et c’est l’essentiel – la deuxième chambre civile n’a pas (encore) modifié la sanction attachée à la saisine de la « mauvaise » cour d’appel, qui demeure l’irrecevabilité de l’appel. De sorte que la saisine d’une cour d’appel autre que celle de Paris pourrait encore être sanctionnée par l’irrecevabilité de l’appel.
Cela dit, la solution énoncée par la chambre commerciale dans le présent arrêt ne s’étend-elle pas à l’appel ? « La règle découlant de l’application combinée des articles L. 442-6, III, devenu L. 442-4, III, et D. 442-3, devenu D. 442-2 du code de commerce, désignant les seules juridictions indiquées par ce dernier texte pour connaître de l’application des dispositions du I et du II de l’article L. 442-6 précité, devenues l’article L. 442-1, institue une règle de compétence d’attribution exclusive et non une fin de non-recevoir » (§ 16). Or l’article D. 442-3, devenu D. 442-2, du code de commerce énonce bien en son second alinéa que « la cour d’appel compétente pour connaître des décisions rendues par ces juridictions est celle de Paris » (soulignons l’emploi du terme « compétente »). De plus, la chambre commerciale de la Cour de cassation ne distingue pas selon les juridictions du premier ou du second degré.
Donc, toute prudence gardée mais avec quelque assurance, on peut penser que la saisine d’une juridiction d’appel autre que celle de Paris relativement à une décision émanant d’une juridiction spécialisée est sanctionnée par une incompétence et non une irrecevabilité. Ce qui entraîne l’application, en tant que de besoin, des articles 75 et suivants du code de procédure civile. Il appartiendra donc à une partie de soulever régulièrement l’incompétence de la cour d’appel saisie devant le juge compétent en son sein, qui diffère selon le circuit.
À défaut, la cour d’appel peut-elle d’office relever son incompétence ? Rien n’est moins sûr. L’article 76, alinéa 2, dispose que « Devant la cour d’appel et devant la Cour de cassation, cette incompétence ne peut être relevée d’office que si l’affaire relève de la compétence d’une juridiction répressive ou administrative ou échappe à la connaissance de la juridiction française ». Dès lors, une cour d’appel autre que celle de Paris pourra – et devra même – connaître du fond de l’appel si aucune des parties ne soulève régulièrement son incompétence, à défaut de pouvoir la relever d’office au bénéfice de la Cour d’appel de Paris. Dans ces hypothèses, se développera une jurisprudence à hauteur d’appel qui n’émanera pas de la Cour d’appel de Paris. Là encore, l’effectivité de la spécialisation juridictionnelle voulue par le législateur est compromise.
9. Reste l’hypothèse où une juridiction non spécialisée se prononce, soit sur sa compétence uniquement, soit sur sa compétence et le fond du litige.
10. Décisions sur la seule compétence. Imaginons d’abord qu’une juridiction non spécialisée se prononce sur sa seule compétence. Alors, l’appel-compétence est seul ouvert, dans toute sa rigueur procédurale (délai d’appel abrégé, appel motivé, jour fixe, etc.). Devant quelle cour doit-il être porté ? Dans la continuité de la jurisprudence antérieure et en accord avec le texte de l’article D. 442-2 du code de commerce, c’est la cour d’appel normalement compétente qui est théoriquement appelée à en connaître.
Si le premier juge s’est estimé compétent et que la cour d’appel confirme, l’incident sur la compétence est terminé, sauf pourvoi en cassation. Si le premier juge s’est estimé compétent et que la cour d’appel infirme, il lui appartiendra de renvoyer à la juridiction spécialisée qu’elle estime compétente dans les conditions de l’article 86 du code de procédure civile. En tout cas, la cour d’appel ne peut pas évoquer le fond dans les conditions de l’article 88 du code de procédure civile pour n’être pas juridiction d’appel relativement à la juridiction spécialisée qu’elle estime compétente, à moins d’être la Cour d’appel de Paris.
Si le premier juge s’est estimé incompétent et que la cour d’appel confirme, l’incident sur la compétence s’achève par un renvoi à la juridiction spécialisée estimée compétente par le premier juge (C. pr. civ., art. 86, al. 1). Là non plus, la cour d’appel ne peut évoquer le fond à moins d’être la Cour d’appel de Paris. Si le premier juge s’est estimé incompétent et que la cour d’appel infirme, l’incident sur la compétence s’achève par un renvoi devant la juridiction initiale (C. pr. civ., art. 86, al. 2). Dans ce cas, et dans ce cas seulement, l’évocation du fond est possible dans les conditions de l’article 88 du code de procédure civile.
Décision sur la compétence et le fond du litige. Imaginons à présent qu’une juridiction non spécialisée se prononce sur sa compétence et le fond de l’affaire. Alors l’appel-réformation est ouvert dans les conditions des articles 90 et 91 du code de procédure civile. Lorsque le premier juge s’est déclaré compétent et a statué sur le fond du litige dans un même jugement rendu en premier ressort (ce qui sera toujours le cas en droit de la concurrence), celui-ci peut être frappé d’appel dans toutes ses dispositions (C. pr. civ., art. 90, al. 1er).
Si la cour d’appel confirme du chef de la compétence, elle connaîtra du fond. Si la cour d’appel infirme du chef de la compétence, elle statuera théoriquement sur le fond du litige si la cour est juridiction d’appel relativement à la juridiction qu’elle estime compétente (C. pr. civ., art. 90, al. 2). Or cette hypothèse est impossible lorsque la cour d’appel estime qu’il appartenait à une juridiction spécialisée d’en connaître puisqu’elle n’est pas juridiction d’appel des juridictions spécialisées, à moins d’être la Cour d’appel de Paris. C’est donc le troisième alinéa de l’article 90 qui livre la solution : si elle n’est pas juridiction d’appel, la cour, en infirmant du chef de la compétence de la décision attaquée, renverra l’affaire devant la cour qui est juridiction d’appel relativement à la juridiction qui eût été compétente en première instance, à savoir la Cour d’appel de Paris, laquelle connaîtra du fond.
11. Tout cela montre bien que la complexité du système antérieur n’est pas révolue – étant précisé que toutes les questions n’ont pas été abordées. Cela étant, le système nouveau repose sur les textes et ne découle pas d’une construction prétorienne hasardeuse. En outre, cette complexité est relative, pour peu qu’on distingue nettement les hypothèses. La chambre commerciale de la Cour de cassation a opéré un revirement de jurisprudence ; elle a finalement préféré l’incompétence de la juridiction à l’irrecevabilité de la demande. Ce changement d’approche entraîne un changement de régime, qu’il faudra accompagner de façon constructive. Nul doute que la Cour de cassation n’y manquera pas et ne manquera pas de lever, une à une, les hésitations persistantes.
Une chose apparaît en tout cas nettement au terme de cette analyse : la spécialisation juridictionnelle voulue par le législateur – même mal pensée et mal configurée – sera compromise dans un certain nombre d’hypothèses. La raison principale tient à l’office amoindri du juge, à rapprocher des rigueurs procédurales du déclinatoire de compétence et de l’appel-compétence. Peut-être faudra-t-il que le législateur en prenne toute la mesure et, le cas échéant, mette un terme au principe même d’une spécialisation juridictionnelle néfaste ou reconfigure à son tour le régime de sanction applicable. C’est peut-être même là un arrêt de provocation que rend la chambre commerciale de la Cour de cassation. Quoi qu’il en soit, voilà un revirement qui, à n’en pas douter, en entraînera d’autres ; le contentieux procédural du droit de la concurrence est loin de se tarir. Au-delà du droit antitrust, l’engouement incontrôlé pour les fins de non-recevoir est-il enfin révolu ? Il est permis de le penser. Mieux : de l’espérer.
© Lefebvre Dalloz