Servitude d’utilité publique de captage des eaux : quelques précisions sur le point de départ d’une prescription complexe

L’instauration d’un périmètre de protection rapprochée pour la protection des eaux destinées à la consommation humaine n’emportant pas automatiquement l’inconstructibilité des parcelles concernées, le point de départ de la prescription quadriennale de la demande d’indemnités dues aux propriétaires ou occupants de ces parcelles est le premier jour de l’année suivant celle au cours de laquelle ils ont eu ou auraient dû avoir connaissance des restrictions d’usage résultant de la servitude d’utilité publique les affectant.

 

La prescription quadriennale, applicable aux dettes des personnes publiques, est une des plus connues des prescriptions administratives. Le présent arrêt vient donner des précisions sur le point de départ, à l’occasion d’une servitude d’utilité publique relative au captage des eaux.

Prescription applicable et servitude concernée

En matière de prescription extinctive, les points de départ glissants sont légion. À côté du droit commun, qui en donne la structure générale pour les actions personnelles ou mobilières (C. civ., art. 2224, « à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer »), fleurissent des actions spéciales, certaines dépassant d’ailleurs le droit privé et que l’on regroupe dans la famille de « la prescription administrative » (v. J. Latournerie, La prescription administrative à l’épreuve de la réforme de la prescription en matière civile, D. 2008. 2528 ). Lorsque ces créances sont dues par des personnes morales de droit public, le régime relève de la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968 relative à la prescription des créances sur l’État, les départements, les communes et les établissements publics. Cette loi est cependant loin de s’appliquer « en bloc » à toutes ces créances ; il y a un effet de régime en « millefeuille », certaines actions s’étant depuis soustraites à la loi de 1968 (ainsi la prescription décennale applicable à la responsabilité hospitalière a été réformée par la loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades ; elle figure désormais dans le CSP et son délai est passé de 4 à 10 ans) et d’autres relèvent des règles du code civil, modifiées par la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription extinctive.

Il faut dire que le délai applicable de quatre ans, prévu par la loi de 1968, est bref afin de protéger la personne morale de droit public ; le Conseil d’État y voit d’ailleurs un but d’intérêt général, au nom de la sécurité juridique (CE 5 déc. 2005, n° 278183, Tassius, Lebon ; AJDA 2006. 677 ; AJFP 2006. 85, et les obs. ). Mais les créances concernées sont très nombreuses et, comme en matière de prescription civile, la Cour de cassation multiplie les points de départ qu’il lui revient de déterminer, la loi étant très confuse à ce sujet.

Il en était question à l’occasion d’une demande d’indemnité due aux propriétaires des parcelles concernées indirectement par l’instauration d’un périmètre de protection rapprochée pour la protection des eaux destinées à la consommation humaine (CSP, art. L. 1321-2, anc. art. L. 20). De tels systèmes permettent la détermination d’un périmètre de protection autour du point de prélèvement d’eau – au sein duquel pourront être interdits ou réglementés des installations, des travaux, et autres aménagements qui nuiraient à la qualité de l’eau. Ce périmètre de protection, qui peut être immédiate, rapprochée ou éloignée, donne lieu à un acte portant déclaration d’utilité publique. Il s’agit d’une servitude d’utilité publique, que l’on appelle « servitude de captage d’eau ».

Les propriétaires ou occupants de terrains concernés par le périmètre peuvent réclamer des indemnités au propriétaire du captage, « fixées selon les règles en matière d’expropriation pour cause d’utilité publique » (CSP, art. L. 1321-3). Ils ont quatre ans pour agir, mais encore faut-il connaître – et comprendre ! – le point de départ… Dans le cas d’espèce, le système instaurant un périmètre de protection rapprochée du captage d’eau avait été déclaré d’utilité publique par un arrêté préfectoral. Les propriétaires de parcelles concernées par ce périmètre avaient saisi le juge de l’expropriation d’une demande en fixation du montant de l’indemnité, mais la cour d’appel leur opposa la prescription de leur action.

Le point de départ selon la loi 

Selon l’article 1er de la loi de 1968, « sont prescrites, au profit de l’État, des départements et des communes, sans préjudice des déchéances particulières édictées par la loi, et sous réserve des dispositions de la présente loi, toutes créances qui n’ont pas été payées dans un délai de quatre ans à partir du premier jour de l’année suivant celle au cours de laquelle les droits ont été acquis » (art. 1er). Depuis cette même loi, c’est la juridiction judiciaire qui a compétence pour l’application de la prescription (art. 8). Plus précisément, il s’agit de l’année suivante celle au cours de laquelle le créancier a vu naître son droit – soit, au sens de la jurisprudence, le fait générateur de la créance. En fonction de l’origine de la créance (créances issues de décisions administrations, de service, de caractère contractuel, d’activité dommageable…, v. J.-Cl. Adm., Prescription quadriennale, par A. Plantey, fasc. 112) la jurisprudence fourmille et les points de départ varient avec une complexité remarquable.

Dans les situations où la créance vient d’un dommage il faut, depuis 2001, faire partir la prescription au fait générateur du dommage, et non plus à la décision judiciaire ayant constaté l’existence de la créance (Cass., ass. plén., 6 juill. 2001, n° 98-17.006, D. 2001. 2358, et les obs. ; date de la fin des mesures d’internement pour l’action en réparation contre l’État du fait d’internements abusifs ; v. le rapport de Mme Guillaudier, conseillère, annexé à l’arrêt ss. étude). Le fait générateur du dommage est un point de départ assez rare en matière de prescription extinctive, du moins dans la loi : ainsi peut-on citer l’action en réparation des dommages causés à l’environnement (C. envir., art. L. 152-1). Ici, les propriétaires de parcelles concernées par le périmètre subissaient un préjudice lié à la dépréciation des parcelles, du fait des restrictions d’usage en découlant – telles restrictions constituant une servitude. Mais deux questions, mêlées, se posent : quel était le fait exact à l’origine d’un tel préjudice et surtout, à quel moment les propriétaires en avaient-ils connaissance ? Ce point importe car la loi de 1968 connaît une cause d’empêchement légitime inspirée de l’adage contra non valentem… : la prescription ne court contre le créancier qui ne peut agir « soit pour une cause de force majeure, ni contre celui qui peut être légitimement regardé comme ignorant l’existence de sa créance de celui qu’il représente légitimement » (art. 3).

Si les servitudes de captage des eaux ne sont pas soumises à la publicité foncière, elles doivent en revanche donner lieu à un arrêté préfectoral. Cet arrêté a deux fonctions : il déclare d’utilité publique le captage tout en déterminant le périmètre. Ce qui fait plusieurs causes possibles de points de départ… Là résidait le problème. La cour d’appel s’était appuyée sur la date à laquelle les propriétaires avaient eu connaissance de l’existence de la servitude de captage d’eau via un certificat d’urbanisme de 2008 mentionnant l’existence d’une servitude d’utilité publique, mais sans mention d’une inconstructibilité. Or, soutenaient les demandeurs au pourvoi, la date utile devait être celle de leur connaissance de l’acte ayant rendu leurs parcelles inconstructibles ; ils invoquaient ainsi une lettre de préemption de la mairie de 2016 leur notifiant l’interdiction de toute construction sur leurs parcelles.

L’interprétation jurisprudentielle 

Faisant application de tous ces textes, la troisième chambre civile vient apporter des précisions sur ce point de départ. En effet dit-elle, l’instauration d’un périmètre de protection rapprochée « n’emporte pas automatiquement » l’inconstructibilité des parcelles concernées – à la différence du périmètre de protection immédiate. Le point de départ doit donc être lié à « l’année au cours de laquelle » les personnes concernées « ont eu ou auraient dû avoir connaissance des restrictions d’usage résultant de la servitude d’utilité publique les affectant ».

Il faut comprendre par-là que la connaissance de l’établissement d’une servitude de captage des eaux n’est pas forcément la connaissance des conséquences d’une servitude pour le droit de propriété des personnes concernées. On le voit, le point de départ de la loi de 1968, qui évoque le moment de l’acquisition des droits, est interprété comme étant la date de la connaissance des faits permettant d’exercer le droit. La détermination du fait générateur de la créance importait donc ici ; et plus largement, la cause du préjudice : ce n’est donc pas la création du périmètre limitant le droit de propriété qui en est la cause, mais bien la restriction concrète d’usage en résultant. D’où la cassation de l’arrêt ; une telle confusion des juges du fond peut venir des évolutions du système de périmètre rapproché qui auparavant, emportait en lui-même inconstructibilité du terrain, ce qui n’est plus le cas depuis des évolutions légales. Le Conseil d’État veille désormais à ce que le préfet n’ait pas la main lourde en frappant par arrêté d’inconstructibilité totale les parcelles concernées par un périmètre (v. par ex., CE 10 oct. 2003, n° 235723, Commune de Rilleux-la-Pape, Lebon ; AJDA 2004. 791 )

À l’heure où les délais de prescription administrative s’allongent, le délai bref de la prescription quadriennale se maintient. La jurisprudence aménage ce délai par des règles plus souples en reportant le point de départ. Mais l’ensemble reste, selon nous, difficile pour les propriétaires concernés : on sait en effet que les servitudes d’utilité publique ne se voient pas appliquer le régime « civil » des servitudes, via les causes d’extinction du code civil qui y sont attachées. La Cour de cassation a ainsi considéré que « les servitudes imposées par l’autorité administrative lors de la division d’un fonds, poursuivant un intérêt général et ayant un caractère d’ordre public, ne sont pas éteintes par leur non-usage trentenaire » (Civ. 3e, 18 déc. 2002, n° 00-14.176, Maquelin (Epx) c/ Syndicat copropr. Le Parc Isabelle à Le Cannet, D. 2003. 2048 , obs. N. Reboul-Maupin ; RDI 2003. 171, obs. J.-L. Bergel ; à propos d’une servitude de lotissement crée par un arrêté préfectoral dont la cour d’appel invoquait l’extinction au nom de l’art. 706 c. civ.).

 

Civ. 3e, 11 sept. 2025, FS-B, n° 23-14.398

par Ariane Gailliard, Maître de conférences, Université Toulouse Capitole

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