Seul le créancier agissant bénéficie de l’interruption de la prescription

La Cour de cassation réaffirme l’effet relatif de l’interruption des délais de prescription par l’action en justice : seul le créancier agissant en bénéficie et peut s’en prévaloir. Corrélativement, un créancier ne peut pas utilement invoquer à son profit l’interruption de la prescription résultant d’une contestation soulevée par le débiteur.

À la suite d’un contrôle, un infirmier libéral a reçu une notification de prestations indues émise par la Caisse nationale militaire de sécurité sociale pour la période du 25 avril au 12 juin 2017. Il s’agit d’un préalable à une procédure de recouvrement. La lettre indique la cause, la nature et le montant des sommes réclamées. Elle précise aussi qu’à compter de sa réception, le destinataire dispose d’un délai de deux mois pour payer ou pour présenter ses observations écrites à l’organisme d’assurance maladie (CSS, art. R. 133-9-1). Dans le même délai, à peine de forclusion, il peut présenter une réclamation à la commission de recours amiable de l’organisme de sécurité sociale (CSS, art. R. 142-1). Si le professionnel n’est pas satisfait de la décision de la commission de recours amiable, il peut la contester devant le pôle social du tribunal judiciaire, dans un délai de deux mois à compter de la notification de la décision (CSS, art. R. 142-1-A, III).

En l’espèce, l’infirmier a saisi le Tribunal judiciaire de Nanterre le 5 novembre 2018 aux fins d’annulation de la notification d’indu. On ignore l’issue réservée à cette instance, que l’on supposera défavorable pour le professionnel. Quelques années plus tard, le Tribunal judiciaire de Nanterre est à nouveau saisi, pour le même indu, qui n’a manifestement pas été réglé. Cette fois-ci, l’infirmier a soulevé une fin de non-recevoir tirée de la prescription de l’action en répétition de l’indu exercée par la caisse. Elle a été rejetée par la juridiction du premier degré au motif que le recours judiciaire introduit par le professionnel le 5 novembre 2018 avait interrompu le délai de prescription de trois ans de l’action en recouvrement.

Le professionnel a formé un pourvoi en cassation, reprochant aux juges du fond d’avoir violé l’article 2241 du code civil, relatif à l’interruption du délai de prescription en cas de demande en justice. Selon lui, la demande en justice n’interrompt la prescription qu’au profit de son auteur. C’est en reprenant en substance la même règle, et au visa des articles 2241 et 2242 du code civil et des articles L. 133-4 et L. 133-4-6 du code de la sécurité social, que la deuxième chambre civile a cassé le jugement du Tribunal judiciaire de Nanterre. Pour la Cour de cassation, le recours judiciaire introduit par l’infirmier n’avait pas eu pour effet d’interrompre la prescription triennale de l’action en recouvrement de l’indu.

L’incidence de l’action en justice sur le délai de prescription

L’article L. 133-4 du code de la sécurité sociale dispose que l’action des organismes de sécurité sociale en recouvrement de sommes indues se prescrit par trois ans à compter de la date de paiement de la somme indue, sauf en cas de fraude. En l’espèce, l’action en recouvrement s’est ouverte avec la notification de l’indu par lettre recommandée avec demande d’avis de réception le 8 février 2018. Elle concernait des sommes perçues en 2017. À ce stade de la procédure, il n’y avait donc aucune difficulté relative à la prescription. On peut s’interroger sur l’effet de la notification sur le délai de prescription. L’article L. 133-4-6 du code de la sécurité sociale dispose que la prescription est interrompue par une des causes prévues par le code civil. On peut alors se référer à l’article 1345, alinéa 3, du code civil, selon lequel la mise en demeure n’a pas d’effet interruptif de prescription. Toutefois, la deuxième phrase de l’article L. 133-4-6 précise que l’interruption de la prescription peut, en outre, résulter de l’envoi d’une lettre recommandée avec demande d’avis de réception, quels qu’en aient été les modes de délivrance. Dans la présente espèce, la Cour de cassation confirme implicitement le caractère interruptif de prescription de la notification d’indu, en relevant que la prescription triennale avait commencé à courir à cette date. En cas d’interruption, le délai de prescription recommence à courir de zéro (C. civ., art. 2231). En l’espèce, le nouveau délai devait donc expirer le 8 février 2021. Avant cette date, le professionnel a saisi la commission de recours amiable. En principe, les tentatives de règlements amiables ont un caractère suspensif de prescription (C. civ., art. 2238). Toutefois, ce n’est pas le cas de la procédure devant la commission de recours amiable (Civ. 2e, 3 avr. 2014, n° 13-15.136, RDSS 2014. 583, obs. T. Tauran ) ou plutôt, il ne s’agit pas d’une cause de suspension invocable par l’organisme social (Aix-en-Provence, 13 juin 2025, n° 22/13740), pour des raisons qui seront expliquées par la suite. Quoi qu’il en soit, un tribunal judiciaire a été saisi par le professionnel avant le 8 février 2021, ce qui a entraîné l’interruption du délai de prescription (C. civ., art. 2241), produisant ses effets jusqu’à l’extinction de l’instance (C. civ., art. 2242). On ignore à quelle date l’instance a pris fin, mais on peut raisonnablement estimer que le nouveau délai a couru jusqu’à la nouvelle saisine du Tribunal judiciaire de Nanterre quelques années plus tard. En première analyse, le délai de prescription n’était pas éteint. Toutefois, il est interdit de raisonner en termes d’absolus dans cette matière. En effet, dans une même affaire, le cours de la prescription ne sera pas le même pour toutes les parties.

L’effet relatif de l’interruption de la prescription

De longue date, la Cour de cassation estime que l’interruption de la prescription a un double effet relatif : elle ne profite qu’à celui dont elle émane ; elle ne nuit qu’à celui contre qui elle a été dirigée (G. Baudry-Lacantinerie, Précis de droit civil, 12e éd., Sirey, 1919, n° 1480). Cette jurisprudence est apparue en matière de prescription acquisitive. Faisant application de l’adage de persona ad personam non fit interruptio civilis, elle retient qu’une assignation n’a pas d’effet interruptif contre une personne qui n’a pas été citée (Cass. 14 mars 1900, DP 1900. 1. 525). Pour ce qui est de se prévaloir de l’interruption, il faut avoir soi-même agi (Civ. 2e, 31 mai 1967). Il existe quelques exceptions, notamment pour les créanciers solidaires (C. civ., art. 1312) et pour les subrogés (Com. 27 nov. 2001, n° 99-10.551, D. 2002. 44 ; RTD com. 2002. 212, obs. P. Delebecque ; ibid. 361, obs. B. Bouloc ). Le principe de relativité des effets de l’interruption est prétorien on ; ne les retrouve pas dans le code civil. À cet égard, on peut relever qu’il n’a pas été consacré par la réforme de la prescription de 2008 (Loi n° 2008-561 du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en matière civile, Dalloz actualité, 19 juin 2008, obs. S. Lavric). C’est sans doute pour cette raison que le Tribunal judiciaire de Nanterre a affirmé que les articles 2241 et 2243 du code civil ne font aucune distinction quant aux bénéficiaires de l’interruption d’instance et en déduit ensuite que toutes les parties peuvent en profiter. Toutefois, malgré l’absence de consécration législative, la Cour de cassation n’a jamais renoncé à sa jurisprudence. Il est vrai que certains arrêts ont pu semer le trouble, notamment lorsqu’elle a affirmé dans une affaire relative à une mesure d’instruction in futurum que « l’effet interruptif de la prescription résultant d’une action en justice se prolonge à l’égard de toutes les parties » (Civ. 2e, 19 juin 2008, n° 07-15.343, Dalloz actualité, 10 juill. 2008, obs. J. Speroni ; RDI 2008. 450, obs. G. Leguay ). Mais par un arrêt du 19 mars 2020, la troisième chambre civile de la Cour de cassation a eu l’occasion de réaffirmer les principes : seule une initiative du créancier de l’obligation peut interrompre la prescription et lui seul peut revendiquer l’effet interruptif de son action et en tirer profit (Civ. 3e, 19 mars 2020, n° 19-13.459, D. 2020. 710 ; AJ contrat 2020. 347, obs. Y. Dagorne-Labbe ). La deuxième chambre civile a repris le principe à l’identique dans l’arrêt commenté. Dès lors, la solution s’imposait. Pour l’action en recouvrement de l’indu portée par la Caisse nationale militaire de sécurité sociale, les contestations qui avaient été soulevées par le débiteur n’avaient pas eu d’effets interruptifs. Dès lors, elle était prescrite le 8 février 2021, de sorte que la cassation du jugement ayant rejeté la fin de non-recevoir était pleinement justifiée.

 

Civ. 2e, 25 sept. 2025, F-B, n° 23-16.106

par Théo Scherer, Maître de conférences, Université de Caen Normandie, Institut caennais de recherche juridique (UR 967)

© Lefebvre Dalloz