Société immatriculée après le divorce : pas de recel de communauté ?
Les droits sociaux ne naissent pas lors de la conclusion du contrat de société mais à la date de l’immatriculation conférant la personnalité juridique. L’immatriculation de la société et la libération de son capital étant intervenues après la dissolution de la communauté, les parts sociales acquises ne constituaient pas un effet de communauté.
Contrairement à ce que pourrait laisser penser une première lecture de cette décision, toute qualification en recel n’est peut-être pas écartée en pareil cas…
Un faux recel de communauté peut en cacher un vrai… Telle est peut-être la morale de cette affaire ayant donné lieu à cassation ce 17 janvier 2024 par la première chambre civile de la Cour de cassation.
Les faits sont pour le moins singuliers. Deux époux mariés sous le régime de la communauté universelle étaient en instance de divorce lorsque, le 30 janvier 2012, l’un d’eux déposa une somme présumée commune sur un compte ouvert au nom d’une société en formation. La société fut ensuite immatriculée au registre du commerce et des sociétés le 29 février 2012 et son capital social fut libéré le 10 juillet 2012. Le 21 janvier 2013, un jugement prononça le divorce et homologua l’état liquidatif qui fixait la date des effets du divorce entre les époux en ce qui concerne leurs biens au 27 février 2012. Autrement dit, la dissolution de la communauté s’intercalait entre le dépôt bancaire et l’immatriculation de la société.
L’épouse s’estima, par cette manœuvre, victime d’un recel de communauté. La Cour d’appel de Versailles lui donna raison par arrêt du 27 janvier 2022. Sur pourvoi, le demandeur argua que « l’acquisition par un époux de parts sociales postérieurement à la dissolution de la communauté ne constitue pas un recel de communauté » (§ 6).
La cour d’appel aurait violé les articles 1477 et 1842 du code civil en considérant que c’est au jour de la naissance du contrat de société que doit être située la naissance de la part sociale.
La Cour de cassation accueille favorablement le pourvoi et censure l’arrêt d’appel en convertissant le moyen en motifs. Au visa des articles 1477 et 1842 du code civil, elle rappelle que « celui des époux qui aurait détourné ou recelé quelques effets de la communauté est privé de sa portion dans lesdits effets » (§ 7) et que « les sociétés autres que les sociétés en participation jouissent de la personnalité morale à compter de leur immatriculation » (§ 8). Elle en déduit que « les droits sociaux ne naissent pas lors de la conclusion du contrat de société, mais à la date de l’immatriculation de celle-ci » (§ 10). L’élément matériel du recel ne saurait être caractérisé dans la mesure où « l’immatriculation de la société, suivie de la libération de son capital, était intervenue après la dissolution de la communauté, de sorte que les parts sociales acquises (…) ne constituaient pas un effet de communauté » (§ 10).
La solution paraît logique en application des règles du droit des sociétés. La corrélation entre la naissance de la société et la naissance des parts sociales n’est pas inédite, quoique la Cour reconnaisse que le contrat de société fait en lui-même naître des droits pouvant être cédés (Civ. 3e, 21 janv. 2021, n° 19-23.122, Rev. sociétés 2021. 713, note G. Le Noach
; Dr. sociétés 2021. Comm. n° 75, note N. Jullian).
La solution semble également évidente si l’on s’en tient aux règles de qualification du droit des régimes matrimoniaux. Le divorce, lorsqu’il prend effet patrimonialement entre les parties, marque la dissolution de la communauté (C. civ., art. 1441, 3°) et sa transformation en indivision post-communautaire, laquelle n’a vocation ni aux acquêts ni aux apports. Dès lors, si la personne morale est née après le divorce, il est impossible de considérer que les parts sociales sont contemporaines de la communauté. Il est d’ailleurs acquis en jurisprudence que le recel doit s’apprécier à la date de report des effets du divorce entre les époux et ne s’applique pas aux fruits des biens de l’indivision post-communautaire, qui ne sont pas des « effets de communauté » (Civ. 1re, 17 juin 2003, n° 01-13.228 P, D. 2004. 2343
, obs. V. Brémond
; AJ fam. 2003. 351, obs. S. D.-B.
; RTD civ. 2003. 537, obs. B. Vareille
; Gaz. Pal. 2004. Somm. 2094, obs. S. Piedelièvre ; RJPF 2004-1/22, note F. Vauvillé).
La décision est bien moins convaincante d’après les logiques du droit spécial du recel et du droit commun de l’indivision. La Cour de cassation retient depuis longtemps une conception assez large de l’élément matériel du recel de communauté : non-seulement le recel n’implique pas nécessairement un acte d’appropriation et peut résulter de tout procédé tendant à frustrer un époux de sa part de communauté (Civ. 1re, 26 janv. 1994, n° 92-10.513,RTD civ. 1996. 228, obs. B. Vareille
; Defrénois 1994. 899, obs. G. Champenois ; 14 févr. 1966, D. 1966. 474) mais de plus il peut résulter d’actes commis postérieurement à la dissolution (Civ. 1re, 16 avr. 2008, n° 07-12.224 P, AJ fam. 2008. 260, obs. P. Hilt
; RTD civ. 2009. 768, obs. B. Vareille
; JCP N 2008. 1339, n° 15, obs. A. Tisserand-Martin ; Defrénois 2008. 2199, obs. G. Champenois).
En l’espèce, il est vrai que les parts sociales, nées après la dissolution de la communauté, ne peuvent être qualifiées d’« effets de la communauté ». Cependant, la somme placée sur le compte et destinée à l’apport était quant à elle commune (sauf à démontrer qu’elle fût un propre par nature, telle une indemnité compensant un préjudice corporel ou moral). Or, tant que l’immatriculation de la société n’a pas été réalisée, aucun transfert de valeur entre l’apporteur et la personne morale n’a pu intervenir. La somme est donc restée dans le patrimoine conjugal jusqu’à l’immatriculation : au divorce, elle est tombée dans l’indivision post-communautaire et constituait donc bel et bien un « effet de la communauté ». Par suite, l’immatriculation et la libération du capital ont eu pour effet de transférer cette somme indivise dans le patrimoine de la personne morale, frustrant ainsi l’indivision post-communautaire d’un de ses effets. Il est donc un peu prématuré d’écarter tout recel en pareille hypothèse.
Ajoutons qu’en toute logique, les parts sociales résultant de l’apport de valeurs indivises sont elles-mêmes indivises en ce qu’elles constituent des créances remplaçant des biens indivis au sens de l’article 815-10 du code civil. À tout le moins, il convient donc de compter ces parts dans la liquidation et le partage de la communauté. Ne pas les faire figurer à l’actif de l’indivision post-communautaire est une abstention qui parachève la frustration de la communauté et peut donc juridiquement caractériser l’élément matériel du recel. La Cour de cassation a d’ailleurs reconnu que la sanction du recel par détournement d’une somme employée à la libération du capital d’une société civile s’applique sur les droits résultant de l’apport (Civ. 1re, 7 oct. 2015, n° 14-18.124 P, Dalloz actualité, 30 oct. 2015, obs. R. Mésa ; AJ fam. 2015. 692, obs. S. Ferré-André
; Rev. sociétés 2016. 240, note S. Pla-Busiris
). Plus exactement, cette sanction consiste en la restitution de la valeur des parts et non en la restitution des parts elles-mêmes (Civ. 1re, 8 oct. 2014, n° 13-10.074 P, Dalloz actualité, 23 oct. 2014, obs. J. Marrocchella ; AJ fam. 2014. 710, obs. J. Casey
; RTD civ. 2014. 930, obs. M. Grimaldi
). Tel est bien le cas ici puisque, juridiquement, ce ne sont pas les parts qui ont été recelées mais la somme commune employée pour l’apport.
On saura donc gré à la cour d’appel de renvoi d’examiner la situation de très près et de ne pas se méprendre sur la portée exacte de l’arrêt de cassation. La Cour ne sanctionne pas tant le dispositif que les motifs. Certes, il est impossible de considérer qu’il y a recel des parts sociales, puisqu’elles n’ont jamais été dans la communauté. Mais il y a peut-être recel de la somme utilisée pour l’apport…
Civ. 1re, 17 janv. 2024, F-B, n° 22-11.303
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