Sort des contrats de travail en cas de transfert d’activité à une personne publique gérant un service public administratif : précisions sur l’article L. 1224-3 du code du travail
À la suite du transfert d’une entité économique employant des salariés de droit privé, à une personne publique dans le cadre d’un service public administratif, les contrats de travail subsistent entre le personnel et le nouvel employeur qui est tenu dès la reprise de l’activité de continuer à rémunérer les salariés transférés jusqu’à ce que ceux-ci acceptent le contrat de droit public qui leur sera proposé, ou jusqu’à leur licenciement, s’ils le refusent ou s’il n’est pas possible pour la personne publique, au regard des dispositions législatives ou réglementaires dont relève son personnel, de maintenir le contrat de travail de droit privé en cours ou d’offrir à l’intéressé un emploi reprenant les conditions de ce contrat.
Les hypothèses de transfert d’activité du secteur privé vers le secteur public sont nombreuses : il en va ainsi, par exemple, de la reprise « en régie », par une collectivité publique, d’activités telles que la restauration scolaire, l’accueil périscolaire ou la gestion d’une crèche, précédemment confiées à une association ou à une société.
Dans un tel cas, la question du sort des salariés jusqu’alors employés par l’entreprise privée et de leur transfert auprès de la personne publique a évolué, sous l’influence des exigences communautaires.
Jusqu’à l’impulsion donnée par la Cour de Luxembourg, les particularismes du droit public ont longtemps fait obstacle à l’extension, en cette hypothèse, du principe du maintien obligatoire du contrat de travail avec le nouvel employeur, qui vise à prémunir les salariés des aléas de la vie économique de leur employeur et leur éviter de perdre leur emploi en cas de cession d’activité.
Estimant qu’un tel transfert faisait perdre son identité à l’entité employeur et ne pouvait donc relever du dispositif protecteur de maintien des contrats de travail prévu par l’article L. 1224-1 du code du travail, les juges nationaux refusaient en effet d’appliquer ces dispositions, jusqu’à ce que la Cour de justice de l’Union européenne juge, par un arrêt du 26 septembre 2000 (CJCE 26 sept. 2000, aff. C-175/99, Mayer D. 2000. 260
; Dr. soc. 2003. 859, chron. S. Van Raepenbusch
; RDSS 2001. 120, obs. E. Alfandari
), que le « seul fait que le cessionnaire de l’activité est un organisme de droit public » ne permettait pas d’exclure ce mécanisme, incitant la Cour de cassation (Soc. 25 juin 2002, nos 01-43.477 s. P, RJS 10/2002 n° 1078), le Tribunal des conflits (T. confl. 19 janv. 2004, Commune de Saint-Chamond, n° 3393, Mme Devun c/ Commune de Saint-Chamond, Lebon
; AJDA 2004. 432
, chron. F. Donnat et D. Casas
; D. 2004. 397, et les obs.
; AJFP 2004. 118
, obs. P. Journé
; Dr. soc. 2004. 433, obs. A. Mazeaud
; RTD eur. 2005. 839, chron. D. Ritleng
; RJS 4/2004 n° 506) puis le Conseil d’État (CE 22 oct. 2004, Lamblin, n° 245154, Lamblin, Lebon
; AJDA 2004. 2153
, chron. C. Landais et F. Lenica
; ibid. 2241, édito. M.-C. Montecler
; D. 2004. 3036, et les obs.
; AJFP 2005. 20, et les obs.
; Dr. soc. 2005. 37, concl. E. Glaser
; RFDA 2005. 187, concl. E. Glaser
; ibid. 1205, étude G. Clamour
; RTD com. 2005. 269, obs. G. Orsoni
; RTD eur. 2005. 839, chron. D. Ritleng
; RJS 1/2005 n° 12, chron. C. Landais et F. Lénica) à en tirer des conséquences de principe, dans l’attente d’une intervention législative.
Le législateur est intervenu pour consacrer, par la loi du 26 juillet 2005, la règle désormais inscrite à l’article L. 1224-3 du code du travail, selon laquelle il appartient à la personne publique cessionnaire qui gère un service public administratif (SPA) de proposer un contrat de travail de droit public aux salariés jusqu’alors affectés à l’activité transférée. Le dispositif laissait toutefois persister des incertitudes, auxquelles remédie l’arrêt rendu par la chambre sociale le 6 mars 2024.
Le mécanisme original de l’article L. 1224-3 du code du travail
Obligation de la personne publique de proposer un contrat de droit public
L’article L. 1224-3, complété à deux reprises en 2009 (Loi n° 2009-972 du 3 août 2009) puis en 2016 (Loi n° 2016-483 du 20 avr. 2016, art. 40-IV), prévoit que « lorsque l’activité d’une entité économique employant des salariés de droit privé est, par transfert de cette entité, reprise par une personne publique dans le cadre d’un service public administratif, il appartient à cette personne publique de proposer à ces salariés un contrat de droit public, à durée déterminée ou indéterminée selon la nature du contrat dont ils sont titulaires », le contrat proposé devant en principe reprendre les « clauses substantielles » du contrat dont les salariés sont titulaires, en particulier celles qui concernent la rémunération.
En prévoyant l’obligation de la personne publique de proposer un seul contrat de droit public, la loi a ainsi mis fin à la position transitoire adoptée par le Conseil d’État en 2004 (à la suite des exigences posées par la CJUE), qui considérait que la personne publique avait la possibilité soit de maintenir le contrat de droit privé des intéressés, soit de leur proposer un contrat de droit public et qui se heurtait notamment au principe selon lequel les personnels non statutaires travaillant pour le compte d’un SPA sont des agents contractuels de droit public, quel que soit leur emploi (T. confl. 25 mars 1996, Berkani, n° 03000, Berkani, Lebon
; AJDA 1996. 399
; ibid. 355, chron. J.-H. Stahl et D. Chauvaux
; D. 1996. 598
, note Y. Saint-Jours
; AJFP 1996. 4
; ibid. 5, note P. Boutelet
; Dr. soc. 1996. 735, obs. X. Prétot
; RFDA 1996. 819, concl. P. Martin
).
Précisions jurisprudentielles
La jurisprudence, judiciaire mais également administrative, a eu l’occasion d’adapter et préciser le mécanisme de la poursuite de la relation de travail sous la forme d’un contrat de droit public, en conciliant au mieux les règles du droit du travail, du droit public, et les exigences européennes.
À cet égard, il est à noter que demeure en la matière le partage de compétences juridictionnelles, non remis en cause par la loi, tel que consacré en 2004 par le Tribunal des conflits (T. confl. 19 janv. 2004, préc.). Il en résulte, en substance, que tant que le salarié transféré n’a pas fait l’objet d’une décision administrative le plaçant dans un rapport de droit public, le juge judiciaire est seul compétent pour statuer sur les litiges nés du refus de l’employeur de poursuivre l’exécution du contrat de travail, ou encore sur le refus du salarié d’accepter le contrat de droit public proposé, le juge administratif demeurant pour sa part compétent pour statuer, notamment, sur la question préjudicielle relative aux motifs « de droit public » invoqués par la personne publique pour s’opposer à la reprise (T. confl. 3 juill. 2017, CHR de Metz-Thionville, n° C-4091), et bien sûr pour prononcer des injonctions à l’égard de la personne publique.
Ainsi, il appartient à l’administration de rechercher si des fonctions en rapport avec les qualifications et l’expérience du salarié peuvent lui être confiées et de fixer sa rémunération en tenant compte des fonctions qu’il exerce, de sa qualification, de son ancienneté et de la rémunération des agents titulaires exerçant des fonctions analogues (CE 25 juill. 2013, n° 355804, Centre hospitalier général de Longjumeau, Lebon
; AJDA 2013. 1597
; AJFP 2013. 322, et les obs.
, sur le transfert de l’activité d’une clinique vers un centre hospitalier).
Il a été par ailleurs jugé qu’en cas de reprise d’une entité de droit privé par un établissement public de santé, le recrutement sous contrat de droit public de ses salariés permet d’assurer le respect des dispositions de l’article L. 1224-3 du code du travail et peut, pour ce motif, être regardé comme justifié par les besoins du service au sens des dispositions statutaires relatives à la fonction publique hospitalière (CE 16 oct. 2017, n° 391963, préc.).
Si le salarié se voit proposer un contrat de droit public conformément aux dispositions précitées mais refuse de changer de statut, ce refus constitue un motif de licenciement disciplinaire (Soc. 30 sept. 2009, n° 07-45.304 P, Dalloz actualité, 7 janv. 2010, obs. L. Perrin ; Biasotto (Mme) c/ Fondation santé des étudiants de France, D. 2009. 2493, obs. L. Perrin
; JA 2010, n° 412, p. 10, obs. L. T.
; Dr. soc. 2010. 404, rapp. P. Bailly
; JT 2010, n° 117, p. 11, obs. L.T.
; RJS 2009. 797, n° 899). Le contrat prend fin de plein droit, le repreneur public devant appliquer les dispositions relatives aux licenciements prévues par le droit du travail et le contrat (Soc. 8 déc. 2016, n° 15-17.176 P, Dalloz actualité, 17 janv. 2017, obs. M. Roussel ; AJDA 2016. 2412
; D. 2016. 2577
; AJFP 2017. 199
, comm. H. Bouillon
; AJCT 2017. 228, obs. L. Derridj
; Dr. soc. 2017. 79, obs. J. Mouly
).
Pour autant, le législateur n’a donné aucune précision quant aux modalités selon lesquelles le repreneur public est tenu de proposer au salarié un nouveau contrat.
L’arrêt du 6 mars 2014 apporte des réponses à ces questions
Les faits de l’espèce
À l’origine de l’affaire soumise à la Cour de cassation, une commune avait repris, en 2017, la gestion directe de centres de loisirs précédemment confiée à une association, personne morale de droit privé, qui employait notamment une salariée en qualité de directrice enfance. Estimant que cette dernière n’était pas titulaire des diplômes exigés pour exercer les fonctions de directrice et qu’elle n’était pas en mesure de créer un nouveau poste, la commune n’avait pas repris le contrat de travail de l’intéressée, qui avait en conséquence saisi la juridiction prud’homale d’une demande de résiliation judiciaire de son contrat de travail aux torts de la commune et de demandes indemnitaires. En première instance comme en cause d’appel, la salariée avait obtenu gain de cause, seul le quantum de son indemnisation étant modifié en appel.
La commune avait formé un pourvoi, en soutenant notamment que lorsqu’un salarié ne dispose pas des qualifications ou diplômes réglementairement exigés, la personne publique repreneur ne peut être tenue de lui proposer un contrat de droit public, à peine de se voir imposer la conclusion d’un contrat irrégulier.
Les questions soumises à la Cour étaient donc de savoir si, lorsqu’un salarié ne remplit pas les conditions réglementaires pour occuper, dans le cadre du transfert, les fonctions qu’il exerçait auprès de son employeur personne privée, son contrat de travail est malgré tout transféré à la personne publique et, dans l’affirmative, de préciser alors les obligations du repreneur public.
Des modalités et sanctions précisées par la Cour de cassation
À ces questions, la Cour de cassation répond tout d’abord que les contrats de travail en cours au jour du transfert subsistent entre le personnel de l’entreprise et le nouvel employeur, qui est tenu dès la reprise de l’activité de continuer à rémunérer les salariés transférés.
Elle donne ainsi son plein effet au transfert de plein droit de la relation contractuelle dès la date de reprise de l’activité par la personne morale de droit public, déjà consacré par un arrêt de 2010 (Soc. 1er juin 2010, n° 09-40.679 P, Dalloz actualité, 21 juin 2010, obs. L. Perrin ; Communauté de communes La Domitienne, AJDA 2010. 1122
; D. 2010. 1564
).
La question de la compatibilité, ou non, de ce transfert aux règles statutaires de droit public (qui au demeurant relèverait du juge administratif), donc de la légitimité d’un refus du repreneur public, ne se pose donc pas à ce stade, aucune décision de la personne publique n’étant nécessaire dès lors que le transfert s’opère de jure.
En revanche, elle précise que l’obligation de la personne publique de rémunérer les salariés subsiste jusqu’à ce que ceux-ci acceptent le contrat de droit public qui leur sera proposé, ou jusqu’à leur licenciement, s’ils le refusent ou s’il n’est pas possible pour la personne publique, au regard des dispositions législatives ou réglementaires dont relève son personnel, de maintenir le contrat de travail de droit privé en cours au jour du transfert ou d’offrir à l’intéressé un emploi reprenant les conditions de ce contrat.
Ainsi, en cas d’impossibilité de proposer un contrat de droit public – pour des raisons règlementaires – la personne publique peut, et même doit, procéder au licenciement du salarié.
À défaut de mise en œuvre d’une telle procédure, le salarié transféré de plein droit à la personne publique sera en droit de solliciter la résiliation de son contrat de travail de droit privé ainsi « en sursis », en raison des manquements de son employeur.
Cet arrêt apporte ainsi d’importantes précisions à la construction intellectuelle originale que constitue le mécanisme du « maintien » des contrats de travail en cas de transfert d’une activité économique autonome à une personne publique gérant un service public administratif. Il permet d’en adapter les conséquences aux contraintes spécifiques auxquelles sont soumis les gestionnaires publics.
Le principe de la relation contractuelle perdure, mais la conclusion d’un nouveau contrat est nécessaire, celui-ci devant être de droit public. L’employeur, personne publique, peut procéder au licenciement du salarié en respectant les règles de droit du travail, si celui-ci refuse le contrat proposé ou si, comme en l’espèce pour des raisons d’ordre réglementaire, il ne peut lui proposer un tel contrat.
Compte tenu de la particularité de cette fiction que constitue le transfert de relations contractuelles au repreneur public, nul doute que ce dispositif presque « équilibriste » donnera encore matière à d’autres développements jurisprudentiels.
Soc. 6 mars 2024, FS-B, n° 22-22.315
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