Sort du bail rural au décès du preneur entre deux ayants droit non privilégiés
Si, à son décès, le preneur à bail rural ne laisse aucun conjoint, ascendant ou descendant participant à l’exploitation ou ayant effectivement participé à l’exploitation au cours des années précédant le décès, le droit au bail passe, sauf résiliation de la part du bailleur dans le délai de six mois, à ses héritiers ou légataires universels. Ce droit peut être attribué à l’un d’eux par le tribunal paritaire, qui, en cas de demandes multiples, se prononce en considération des intérêts en présence et de l’aptitude des différents demandeurs à gérer l’exploitation et à s’y maintenir.
À l’origine de cette affaire, une banale histoire de succession disputée entre deux frères qui se trouvent en concurrence pour prétendre à la reprise des différents baux ruraux qui avaient été accordés à leur père décédé en juillet 2016. Aux termes de l’acte de notoriété dressé par le notaire en charge de la succession, chacun des fils est héritier pour la moitié des biens et droits issus de la succession de leur père.
Rappelons que selon les dispositions de l’article L. 411-34 du code rural et de la pêche maritime, il est prévu une dévolution successorale dite « privilégiée » au profit du conjoint, partenaire (PACS), des ascendants ou descendants participant à l’exploitation ou y ayant participé effectivement au cours des cinq années antérieures.
Alléguant être titulaire d’un bail sur ces diverses parcelles en application de cette dévolution successorale privilégiée, l’un des fils a sollicité l’attribution du droit au bail devant le Tribunal paritaire des baux ruraux de Bastia. Il a ainsi fait assigner les ayants droits du bailleur (décédé lui aussi) pour obtenir la libération des terres par ces derniers.
Il se prévalait de diverses pièces pour étayer son dossier telles qu’une déclaration de modification du cheptel par le père au profil de son fils (toutefois sans précision du prénom), des déclarations PAC sur plusieurs années consécutives, des chèques de fermage sur plusieurs années (tirés du compte bancaire de l’exploitation et non celui du fils requérant) et une lettre de poursuite du bail. Il se prévalait de ces éléments au détriment de son frère qu’il avait mis en cause afin de récupérer l’ensemble des terres agricoles de l’exploitation. Son frère, quant à lui, faisait valoir qu’il était titulaire de divers baux notamment d’une exploitation de ferme-auberge maraîchère sur des parcelles limitrophes mais non incluses dans l’un des baux disputés.
La Cour d’appel de Bastia a débouté le frère requérant et accordé le bail à l’autre frère en considérant que la preuve de la participation effective à l’exploitation au cours des cinq années précédant le décès n’était rapportée par aucun des ayants droit mais que les intérêts en présence et l’aptitude du second frère à gérer l’exploitation et s’y maintenir commandait l’attribution du bail à son profil.
La Cour d’appel de Bastia a donc tranché au regard des intérêts de chacun et de leur compétence pour reprendre l’exploitation.
Règles de dévolution
C’est cette motivation qui est critiquée devant la Cour de cassation. Et pour cause, il semble qu’une telle guerre fratricide entre deux ayants droit dont aucun n’est bénéficiaire des parcelles au titre de la dévolution « privilégiée » prévue à l’article L. 411-34 du code rural et de la pêche maritime n’ait pas été anticipée par le législateur. Partant, la cour d’appel ne pouvait se prononcer en faveur de l’un ou l’autre mais devait reconnaître les deux frères cotitulaires selon les moyens du pourvoi.
Il convient de rappeler que l’article L. 411-34 du code rural et de la pêche maritime a prévu trois situations :
- la dévolution dite « privilégiée » rappelée ci-avant pour certains ayants droits seulement ayant participé effectivement à l’exploitation ;
- la dévolution préférentielle entre l’un de ces ayants droit privilégiés en cas de conflit entre eux. Dans cette hypothèse, « le tribunal se prononce en considération des intérêts en présence et de l’aptitude des différents demandeurs à gérer l’exploitation et à s’y maintenir » ;
- la dévolution du bail « ordinaire » puisque l’on sait que le contrat de louage n’est point résolu par la mort du bailleur ni par celle du preneur aux termes de l’article 1742 du code civil. Aussi, à défaut pour le bailleur de s’être saisi de la possibilité de résilier le bail rural dans les six mois suivant le décès du preneur, le droit au bail passe aux héritiers ou légataires universels (Civ. 3e, 21 janv. 2009, n° 07-21.272, Dalloz actualité, 5 févr. 2009, obs. S. Prigent ; 12 déc. 2019, n° 18-21.254, AJDI 2020. 222
; ibid. 222
).
L’article L. 411-34 du code rural et de la pêche maritime n’a pas prévu la situation dans laquelle deux ayants cause non-exploitants se disputeraient le bail rural. Le demandeur au pourvoi critiquait donc la Cour d’appel de Bastia d’avoir tranché le litige entre les frères en fonction les intérêts en présence et de la capacité à gérer l’exploitation alors qu’il s’agissait d’une dévolution « ordinaire » du bail qui aurait donc dû être transmis « par application des règles de droit commun de la dévolution successorale ».
Application du régime de la dévolution privilégiée
La Cour de cassation affirme « Si, lorsque le preneur vient à décéder sans laisser de conjoint, d’ascendant ou de descendant qui participent à l’exploitation ou qui y ont participé effectivement au cours des cinq années qui ont précédé le décès, le droit au bail passe, en l’absence de résiliation de la part du bailleur dans le délai de six mois, à ses héritiers ou ses légataires universels (Civ. 3e, 27 juin 1979, n° 78-12.090 P), le droit au bail peut être attribué par le tribunal paritaire à l’un des ayants droit en considération des intérêts en présence et de l’aptitude des différents demandeurs à gérer l’exploitation et à s’y maintenir ».
Elle fait ainsi le choix d’appliquer le régime de la dévolution privilégiée à la dévolution ordinaire.
Il faut donc considérer qu’en cas de litige entre plusieurs ayants droit se prévalant tous de l’attribution préférentielle du droit au bail, seul celui ayant le plus d’intérêt et d’aptitude à la poursuite de l’exploitation se verra attribuer les parcelles (sauf à ce que l’un d’eux ait le critère d’antériorité évidemment).
Une telle solution a le mérite d’éviter le partage de parcelles agricoles et de privilégier celui des ayants droit le plus à même de continuer l’exploitation agricole.
Civ. 3e, 9 janv. 2025, FS-B, n° 23-13.878
© Lefebvre Dalloz