Statut d’artiste européen : la Commission se positionne enfin sur la résolution du Parlement européen
Le 11 mars, le député européen Domènec Ruiz Devesa publiait la réponse de la Commission européenne au Parlement européen à la suite de l’adoption en novembre dernier de la résolution sur un cadre de l’Union européenne pour la situation sociale et professionnelle des artistes et des travailleurs des secteurs culturels et créatifs (2023/2051 INL). Cette réponse de la Commission était très attendue, elle dévoile ainsi son plan d’action en faveur d’un statut d’artiste européen. À l’heure où l’intelligence artificielle et l’innovation sont encouragées, la reconnaissance d’un statut pour les artistes-auteurs et autres travailleurs de la création pourrait peser dans la balance des intérêts en jeu, afin de garantir le respect de leurs droits et de leurs conditions de travail.
Le 21 novembre 2023, deux députés et rapporteurs européens, Antonius Manders et Domènec Ruiz Devesa, avaient défendu une résolution devant le Parlement européen, adoptée par 433 voix pour, 100 voix contre et 99 abstentions.
S’inscrivant dans un contexte post covid dans lequel les artistes européens ont été particulièrement touchés, et face au tsunami provoqué par l’intelligence artificielle qui impacte lourdement leurs métiers, la résolution était favorablement accueillie en proposant un ensemble de mesures diverses touchant à la formation, à la sécurité sociale, à l’emploi, aux revenus et aux conditions fiscales des artistes, ainsi qu’à leur mobilité et à leur liberté d’expression. Elle proposait également un encadrement des relations de travail individuelles et collectives ainsi qu’une régulation de l’intelligence artificielle dans l’intérêt des artistes. L’utilisation d’une sémantique nouvelle avait retenu l’attention.
La résolution a principalement mis en avant le concept de « travail » sans pour autant opposer la logique propriétaire plus traditionnelle que l’on connaît en droit d’auteur. Cette vision permet de transcender les limites de la logique propriétaire traditionnelle pour intégrer de nouveaux modèles qui reflètent la nature moderne de la création artistique. Elle implique de repenser les mécanismes de rémunération du travail, de représentation collective et de protection sociale, sujets souvent aux frontières du droit d’auteur (v. S. Le Cam, Parlement européen : adoption de la résolution « Cadre pour la situation sociale et professionnelle des artistes » – 1re partie, Dalloz actualité, 4 déc. 2023 ; S. Le Cam, Parlement européen : adoption de la résolution « Cadre pour la situation sociale et professionnelle des artistes » – 2de partie, Dalloz actualité, 8 déc. 2023). La réponse de la Commission était donc fortement attendue et devait arriver dans un délai de trois mois à compter de l’adoption de la résolution (soit le 21 févr., date du courrier signé par Maroš Šefčovič – le délai est donc respecté – et publié plus récemment sur le compte X du député européen Domènec Ruiz Devesa, le 11 mars 2024).
La Commission se félicite de la résolution du Parlement qui soutient ses objectifs politiques et confirme qu’elle a bien l’intention d’entamer des travaux dans ce domaine.
Organisation d’un colloque sur le statut en 2024
La Commission s’engage d’abord à organiser une table ronde en 2024 afin de mieux explorer la meilleure façon de répondre aux besoins du secteur de la création. En préparation de la table ronde, la Commission a d’abord l’intention de rédiger un document d’appui fondé sur le travail d’analyse des lacunes existantes et des défis potentiels. Ce document servirait alors de base à une réflexion plus approfondie. (« the Commission intends to prepare a supporting document informed by the analytical work done, setting out the principles and provisions of legislation covering the sector, best practices as well as an analysis on potential gaps and challenges. This would provide a basis for further reflection with stakeholders on potential next steps, including initiatives and proposals », v. Réponse de la Commission).
Les analyses ne manquent pas. De nombreux rapports ont été rédigés déjà pour pointer l’ensemble des lacunes réglementaires et le besoin de renforcer la protection des artistes et de l’ensemble de travailleurs du milieu de la création (au niveau de l’Union européenne, v. not., M. Dâmaso, T. Badia, G. Rosana, K. Kiss, S. Bertagni et M. Weisinger, Research for CULT Committee – The situation of artists and cultural workers and the post covid 19 cultural recovery in the European Union – Background analysis », étude pour le Parl. UE, 1er févr. 2021 ; v. aussi, C. Kammerhofer-Schlegel, C. Navarra et M. Centrone, EU framework for the social and professional situation of artists and workers in the cultural and creative sectors, étude pour le Parl. UE, oct. 2023 ; v. égal., S. Carre, S. Le Cam et F. Macrez, Buyout contracts imposed by platforms in the cultural and creative sector, étude pour le Parl. UE, 6 nov. 2023 ; en France, les rapports sont aussi nombreux, P. Lungheretti, La bande dessinée, Nouvelle frontière artistique et culturelle. 54 propositions pour une politique nationale renouvelée, rapp. au ministre de la Culture, janv. 2019 ; B. Racine, L’auteur et l’acte de création, rapp. au ministre de la Culture, janv. 2020 ; Mission flash sur le statut des auteurs, communication de P. Bois et C. Le Grip, rapporteurs, juill. 2020).
Les constats et états des lieux inquiétants ont été faits depuis quelques années, ce qui permettra à la Commission de mettre en place un vrai plan d’actions concrètes pour renforcer la protection des artistes européens et de l’ensemble des travailleurs de la création.
Travailler avec les partenaires sociaux
Une mesure retiendra particulièrement l’attention, la Commission invitera les partenaires sociaux sectoriels de l’Union européenne concernés à discuter de la contribution et des résultats de la table ronde et à envisager d’autres solutions nécessaires pour améliorer les conditions de travail des artistes et des professionnels de la création, y compris la possibilité d’entamer des négociations en vue de conclure un accord-cadre autonome des partenaires sociaux. Les nouvelles lignes directrices de la Commission sur les négociations collectives pour les travailleurs indépendants isolés permettent la conclusion de conventions collectives couvrant à la fois les salariés et les travailleurs indépendants isolés.
On avait déjà identifié ce mouvement européen très favorable à la négociation collective et au renforcement du rôle des partenaires sociaux dans l’élaboration de la norme ; la directive DSM renvoyant de nombreuses fois aux accords professionnels pour le règlement de points de droit qu’il ne serait pas opportun de régler légalement. Les enjeux de transformation des métiers de la création invitent les parties prenantes au dialogue social à se mettre autour de la table pour négocier collectivement des normes venant renforcer la protection de celles et ceux qui sont souvent dans des rapports contractuels déséquilibrés ou qui, confrontés aux impacts de l’IA, auront besoin d’être représentés collectivement face à des acteurs majeurs de l’IA comme Open AI, Microsoft et autres entités du même acabit.
Santé et sécurité au travail
Autre mesure forte, la Commission compte investir le terrain de la santé et de la sécurité au travail des artistes et autres travailleurs des secteurs de la création.
En mobilisant notamment le Senior labour inspectors committee (SLIC), la Commission se positionne de manière inédite sur une approche plus travailliste en s’écartant de l’image de l’auteur propriétaire de droits qui n’aurait aucun besoin vital primaire à satisfaire. Évidemment, le droit d’auteur est une branche indispensable dans la protection des artistes-auteurs, mais l’on voit bien que de nombreuses problématiques sont totalement étrangères à son champ d’intervention. Le droit d’auteur s’intéresse aux fruits de l’activité professionnelle, plutôt qu’à celui qui exerce l’activité professionnelle en tant que telle. II en résulte qu’en pratique, les auteurs en tant que « corps » ne sont pas assez identifiés.
D’une part, ils ne sont pas protégés contre les accidents du travail, alors même qu’ils engagent leurs corps dans l’activité de création (et peuvent aussi être victimes d’accidents de trajets, de maladies qui peuvent entraîner des impossibilités d’écrire, se mouvoir, créer une chorégraphie ou se déplacer pour se rendre à un rendez-vous professionnel). D’autre part, ils ont souvent du mal à accéder aux droits sociaux les plus élémentaires, puisqu’ils ne sont pas bien identifiés en tant que professionnels par les organismes sociaux (congés parentalité, retraites, etc.).
La Commission marque donc un tournant en soulignant que la législation européenne en matière de santé et de sécurité au travail s’applique à tous les travailleurs de l’Union européenne, y compris les artistes et les professionnels de la création (« It underlines that the EU occupational health and safety legislation applies to all workers in the EU, including artists and creative professionals », v. Réponse de la Commission). Elle demandera au SLIC d’étudier les problèmes potentiels liés à l’application de la législation de l’Union européenne en matière de santé et de sécurité au travail en ce qui concerne les artistes et les professionnels des secteurs de la culture et de la création. Cette demande sera présentée en 2024. Elle invitera également l’Agence européenne pour la sécurité et la santé au travail (EU-OSHA) à contribuer aux travaux d’analyse et aux discussions concernant la santé et la sécurité au travail et à envisager, avec les partenaires sociaux, la mise à jour d’outils d’évaluation des risques pertinents pour ce secteur.
Reconnaître les artistes en tant que travailleurs subissant ainsi comme tous les autres des risques professionnels, des troubles musculo-squelettiques, des risques psychosociaux, est une étape indispensable, qui facilitera sans doute la reconnaissance de leur travail souvent invisibilisé… Et en ce sens, son ambition semble à la hauteur des enjeux, puisque la Commission compte s’inscrire dans un programme de lutte contre le travail non déclaré dans les secteurs culturel et créatif.
Cartographie des définitions existantes des professionnels de la création
Autre mesure phare, tout à fait attendue également, la Commission donnera suite à la demande du Parlement européen de cartographier les définitions existantes des professionnels des secteurs culturel et créatif dans les États membres en vue de contribuer à une compréhension commune à refléter dans l’élaboration des politiques et les statistiques culturelles de l’Union européenne.
L’absence de distinction entre les professionnels et les non-professionnels empêche clairement d’identifier ceux qui ont besoin d’être aidés en tant que professionnels. Celle de la covid-19 a montré qu’on était tout simplement incapable d’identifier les professionnels impactés qui avaient besoin en urgence d’accéder au fonds de solidarité nationale mis en place par le ministère de l’Économie. De la même manière, l’arrivée de l’intelligence artificielle générative de contenus impacte lourdement les traducteurs, les sous-titreurs, les illustrateurs et évidemment encore plus ceux qui font de cette activité une activité professionnelle. Tous les créateurs vont subir des pertes, mais tous ne verront pas leurs conditions d’existence impactées de la même façon. Un traducteur ponctuel, mais qui est par ailleurs professeur des universités n’est pas inquiet de la chute de ses revenus au même point qu’un traducteur dont la seule activité professionnelle consiste en ce travail de traduction (lequel peut être partagé entre des traductions littéraires et des traductions plus techniques). Un enseignant du secondaire, auteur de trois livres scolaires, touche sans difficulté ses indemnités en cas de maladie, puisque son métier d’enseignant est identifié par les organismes sociaux, contrairement à celui qui consacre 100 % de son temps à l’illustration et à la colorisation de bandes-dessinées. Discuter de la qualification juridique d’auteur professionnel, ce n’est pas pour exclure et invisibiliser ceux qui ne le sont pas. Et ce n’est pas pour provoquer une hiérarchie entre les professionnels et les autres. Le but est avant tout pour repérer les lacunes réglementaires qui empêchent ceux qui n’ont que cette activité professionnelle d’être protégés complètement, là où les pluriactifs peuvent compter sur leurs autres régimes pour être sereins tout au long de leur vie professionnelle. Des inégalités chez les professionnels ont été pointées récemment, mais comme aucun observatoire n’est consacré aux seuls professionnels, on ne peut pas correctement identifier les facteurs qui en sont à l’origine, en vue de les neutraliser. Ce travail de définition et de classification sera épineux, mais il permettra de mieux identifier les professionnels de la création. La Commission compilera donc les différents exercices de cartographie qui ont déjà été réalisés dans le cadre de projets financés par l’Union européenne en collaboration avec Eurostat et ses travaux statistiques en cours.
Aussi, l’invitation du Parlement européen à mettre à jour le nouvel agenda européen de la culture et à faire de l’amélioration des conditions de vie et de travail des professionnels de la culture et de la création un domaine prioritaire est acceptée par la Commission. Elle examinera comment les priorités définies dans cet agenda devraient être mises à jour, conformément à la résolution du Conseil sur le plan de travail de l’Union européenne pour la culture 2023-2026 et dans le prolongement des recommandations de la Cour des comptes européenne dans son rapport spécial n° 8/2020.
Rémunération équitable des auteurs et des artistes-interprètes pour l’exploitation de leur travail artistique
Enfin, la Commission s’engage à vérifier que la transposition et l’application de la directive (UE) 2019/790 soient efficaces. Elle a lancé une étude en janvier 2024 axée sur les pratiques contractuelles affectant le transfert du droit d’auteur et des droits connexes et la capacité du créateur et des producteurs à exploiter leurs droits. Cette étude permettra d’avoir une cartographie des transpositions en Union européenne du droit à rémunération appropriée et proportionnelle. En ce qui concerne les défis posés par le développement de l’intelligence artificielle dans le domaine de la protection du droit d’auteur, la Commission semble saluer le fait que les travaux sont en cours pour assurer une conformité totale avec le règlement voté récemment.
Il faudra trouver un juste équilibre, où l’innovation est encouragée tout en garantissant le respect des droits et des conditions de travail des artistes et autres travailleurs de la création et pour cette raison la reconnaissance d’un statut ferait peser dans la balance des intérêts en jeu. Cette reconnaissance ne doit pas être perçue comme un frein à l’innovation, mais plutôt comme une garantie de justice sociale et de respect des droits les plus fondamentaux. En favorisant un environnement où l’innovation et le progrès sont compatibles avec le bien-être des travailleurs, nous pouvons aspirer à un développement économique et social durable et équilibré. La réponse de la Commission va tout à fait dans ce sens : améliorer les conditions sociales et professionnelles des artistes et des travailleurs des secteurs de la culture et de la création pour parvenir à une Europe plus inclusive et socialement plus juste (« The Commission looks forward to continuing a close and constructive cooperation with the European Parliament to improve the social and professional citation of artistes and workers in the cultural and creative sectors, as part of our joint efforts to achieve a more inclusive and socially fair Europe », v. Réponse de la Commission).
Réponse de la Commission, 21 févr. 2024 (en anglais)
© Lefebvre Dalloz