Statut professionnel particulier et transfert du contrat de travail

L’article L. 1224-1 du code du travail, qui fait partie des dispositions du titre II du livre deuxième de la première partie de ce code relatif à la formation et l’exécution du contrat de travail, est applicable aux gérants de succursale assimilés à des chefs d’établissement dès lors qu’il s’applique aux chefs d’établissement, aux dirigeants et aux gérants salariés, aucun texte n’excluant de son champ d’application ces catégories de travailleurs.

Créé par la loi n° 320 du 3 juillet 1944 (JO 8 juill.) le « gérant non-salarié » suscite un contentieux régulier dont l’arrêt commenté du 18 juin 2025, publié au Bulletin, est une nouvelle illustration. En l’espèce, une personne avait été recrutée en 1990 par une société pour gérer la cafétaria et le point presse d’un hôpital. Trente ans après, en 2020, ladite société perd le marché au profit d’un concurrent qui refuse de reprendre l’intéressée à son service. Cette dernière saisit la juridiction prud’homale d’une double demande relative à l’application de l’article L. 1224-1 du code du travail portant sur le transfert du contrat de travail et au bénéfice des dispositions conventionnelles applicables aux cadres.

Application de l’article L. 1224-1

L’article L. 1224-1 du code du travail impose le transfert du contrat du travail en cas de restructuration. Si le législateur ne vise pas l’hypothèse de la perte de marché, les conventions collectives l’envisagent parfois en exigeant ce transfert même en l’absence de lien de droit. Tel était le cas en l’espèce après que la première société eut perdu le renouvellement de l’appel d’offre auquel elle avait candidaté. Le principe du transfert étant acquis restait la question de savoir si la requérante pouvait prétendre à la qualité de gérante alors même qu’elle était responsable de la boutique et n’avait pas de lien de subordination avec son cocontractant. Par souci de protection de la partie faible au contrat, le code du travail impose l’application de certaines normes du droit du travail à des travailleurs qui ne sont pas salariés mais qui sont dans un tel lien de dépendance économique avec leur partenaire commercial (concession, franchise, location-gérance…) qu’il conviendrait de leur octroyer un régime minimal de protection. Telle est la préoccupation de l’article L. 7321-3 du code précité qui exige cependant que ledit partenaire, pour avoir partiellement la qualité d’employeur, « fixe les conditions de travail » du locataire-gérant. Si tel est le cas, s’imposent notamment les règles relatives à la durée du travail, au SMIC, à la santé et à la sécurité et à l’ensemble des dispositions prévues à la première partie du code du travail. Dans son pourvoi la société repreneuse contestait la qualité de « chef d’entreprise » requise pour bénéficier du régime protecteur au motif que la requérante n’était que « chef d’établissement ». Le juge du droit balaie opportunément l’argument : « l’article L. 1224-1 du code du travail, qui fait partie des dispositions du titre II du livre deuxième de la première partie de ce code relatif à la formation et l’exécution du contrat de travail, est applicable aux gérants de succursale assimilés à des chefs d’établissement dès lors qu’il s’applique aux chefs d’établissement, aux dirigeants et aux gérants salariés, aucun texte n’excluant de son champ d’application ces catégories de travailleurs ». Deux arguments plaident en faveur d’une telle décision : en premier lieu le législateur ne distingue pas selon les « catégories de travailleurs ». La Cour de cassation s’inscrit donc dans la lignée de sa jurisprudence traditionnelle en ayant une interprétation plutôt large des disposions en cause qu’elle bâtit autour du terme « travailleur » plutôt que celui de « salarié » plus restrictif (Soc. 15 sept. 2021, n° 20-14.064 P, Dalloz actualité, 1er oct. 2021, obs. L. Malfettes ; D. 2021. 1678 ; Dr. soc. 2021. 1038, obs. F. Héas ; RJS 11/2021, n° 624 ; JCP S 2021. 1252, note T. Lahalle). Un gérant n’est pas salarié mais il est toujours travailleur. Elle se fonde aussi sur la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne auquel l’arrêt commenté se réfère en reprenant à son compte la décision du 13 juin 2019 (CJUE 13 juin 2019, Cátia Correia Moreira c/ Município de Portimão, aff. C-317/18). Aux termes de cet arrêt, le juge européen décide que l’objectif de la directive 2001/23/CE du Conseil du 12 mars 2001 concernant le rapprochement des législations des États membres relatives au maintien des droits des travailleurs en cas de transfert d’entreprise, d’établissement ou de parties d’entreprises ou d’établissements, est « d’assurer le maintien de droits des travailleurs en cas de changement de chef d’entreprise ». L’effet utile de la directive exigeait donc l’application de l’article L. 1224-1.

Application des dispositions conventionnelles

Dans un second moyen, la requérante contestait le montant des indemnités de licenciement et de préavis perçus en reprochant aux juges du fond de lui avoir dénié la qualité conventionnelle de « cadre ». Sur le principe, la position de la cour d’appel ne manquait pas de cohérence puisque pour la Cour de cassation le gérant ne peut, en l’absence de lien de subordination, être assimilé à un cadre salarié et ne peut en conséquence prétendre à la qualification conventionnelle correspondante (Soc. 15 janv. 2014, n° 11-11.223 P, Dalloz actualité, 3 févr. 2014, obs. C. Fleuriot ; D. 2014. 217 ; ibid. 1115, obs. P. Lokiec et J. Porta ; ibid. 2015. 943, obs. D. Ferrier ; RJS 3/2014, n° 280 ; JCP S 2014. 1196, note T. Lahalle). Pour évincer cette jurisprudence le pourvoi considérait que la reconnaissance exprimée par l’employeur d’une qualification supérieure au salarié à celle qui résultait des fonctions réellement exercées par ce dernier s’imposait à lui. L’argument a porté. Au visa de l’article 1103 du code civil relatif à la force obligatoire des contrats, la Cour de cassation constate que le partenaire commercial avait reconnu à l’intéressée la qualification de cadre et était donc tenue par cet engagement, de sorte que la rupture injustifiée du contrat d’engagement transféré à la société obligeait celle-ci au paiement des indemnités de rupture prévues pour les cadres par la convention collective applicable. L’obligation naturelle devient une obligation civile lorsque le débiteur prend l’engagement de la mettre en œuvre. La requérante, devant la cour d’appel de renvoi, devrait obtenir un montant d’indemnités de rupture plus important.

 

Soc. 18 juin 2025, FS-B, n° 23-14.297

par Thibault Lahalle, MCF-HDR, Directeur du master de Droit social, Université de Créteil

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