Sursis à exécution des décisions de sanction de l'AMF : couvrez ces moyens de fond que je ne saurais voir !
Le caractère manifestement excessif des conséquences de l'exécution provisoire d'une décision rendue par la commission des sanctions de l'AMF doit être apprécié par rapport à la seule situation de la personne sanctionnée, sans qu'il y ait lieu d'analyser les chances de succès du recours en annulation ou en réformation de cette décision.
L’article L. 621-30, alinéa 1er, du code monétaire et financier offre à la juridiction de l’ordre judiciaire saisie d’un recours formé à l’encontre d’une décision individuelle de l’Autorité des marchés financiers (AMF) la possibilité « d’ordonner qu’il soit sursis à l’exécution de la décision contestée si celle-ci est susceptible d’entraîner des conséquences manifestement excessives ». Compte tenu de la lourdeur de certaines sanctions pécuniaires prononcées par le gendarme boursier, le contentieux du sursis à exécution de ses décisions revêt une importance particulière et nécessite une lisibilité que l’arrêt commenté ambitionne de renforcer.
Le contexte
Aux termes d’une décision rendue le 28 avril 2021 (AMF, Comm. sanctions, 28 avr. 2021, SAN-2021-06), la Commission des sanctions de l’AMF a condamné une société poursuivie au titre de divers abus de marché à une sanction pécuniaire de dix millions d’euros. Contestant sa condamnation, l’intéressée a formé un recours devant la cour d’appel de Paris et a saisi dans le même temps le premier président de cette juridiction d’une requête aux fins de sursis à exécution. Pour prétendre à la suspension de l’exécution provisoire, la requérante alléguait en premier lieu que la procédure conduite par l’AMF était entachée d’irrégularités procédurales majeures, de nature à faire naître un doute sérieux quant à la légalité de la décision de sanction prononcée à son encontre. Elle faisait observer en second lieu que l’exécution provisoire de la décision critiquée était de nature à entraîner des conséquences manifestement excessives, eu égard notamment à sa situation patrimoniale et au « montant confiscatoire » des sanctions pécuniaires dont elle avait fait l’objet.
Cette demande de sursis à exécution a été rejetée par le premier président de la cour d’appel de Paris aux termes d’une ordonnance du 3 novembre 2021 (Paris, 3 nov. 2021, n° 21/11924, RTD com. 2021. 883, obs. N. Rontchevsky
). Se livrant à une analyse concrète des répercussions financières de l’exécution de la décision contestée sur la situation patrimoniale de la requérante, le Premier Président a en revanche refusé d’examiner les différents moyens tirés de l’irrégularité de la procédure et de l’illégalité subséquente de la décision critiquée, aux motifs que de tels arguments, « quels que soient leur pertinence, relèvent du débat au fond » (p. 23).
Les termes du débat
Confrontée à ce refus exprès du premier président d’apprécier s’il existait une menace d’annulation pesant sur la décision contestée, la société a formé un pourvoi en cassation. Tout en concédant qu’il n’appartient pas au magistrat saisi d’une demande de sursis à exécution « de contrôler la légalité de la décision concernée », le pourvoi soutenait qu’il relève en revanche de l’office de ce juge « de rechercher, lorsqu’une irrégularité de procédure grave et manifeste est invoquée à l’égard d’une décision prononçant une lourde sanction pécuniaire, si cette décision n’est pas sérieusement menacée d’annulation » (moyen annexé).
En d’autres termes, le pourvoi postulait ainsi que l’appréciation du caractère « manifestement excessif » des conséquences de l’exécution provisoire d’une décision de sanction dont la régularité est mise en cause implique nécessairement de vérifier si cette décision encourt un risque sérieux d’annulation.
Couvrez ces moyens de fond que je ne saurais voir
La Cour de cassation refuse d’adhérer à cette argumentation et juge au contraire que « le caractère manifestement excessif des conséquences de l’exécution provisoire d’une [décision de la commission des sanctions de l’AMF] doit être apprécié par rapport à la situation de la personne sanctionnée, sans qu’il y ait lieu d’analyser les chances de succès du recours en annulation ou réformation de cette décision ».
Ce faisant, la Cour de cassation applique pour la première fois au contentieux de l’exécution provisoire des décisions de sanction de l’AMF une solution solidement assise en droit commun (v. not., Cass., ass. plén., 2 nov. 1990, n° 90-12.698 P, D. 1990. 275
; RTD civ. 1991. 169, obs. R. Perrot
; ibid. 173, obs. R. Perrot
; JCP 1991. II. 21631, concl. Monnet, note Estoup ; Gaz. Pal. 1991. 1. Pan. 3 ; Civ. 2e, 12 nov. 1997, n° 95-20.280 P, D. 1997. 257
; Gaz. Pal. 1998. 2. Somm. 559, obs. Croze et Morel ; JCP 1997. IV. 254 ; 16 oct. 2014, n° 13-25.245). Après quelques hésitations (v. not., Civ. 2e, 16 janv. 1980, Gaz. Pal. 1980. 1. Somm. 240 ; RTD civ. 1980. 813, obs. R. Perrot), la Cour de cassation a en effet choisi de longue date d’appliquer l’ancien article 524 du code de procédure civile en favorisant une conception purement « économique » de la notion de « circonstances manifestement excessives » de l’exécution provisoire (v. sur ce sujet, Rép. pr. civ., v° Exécution provisoire, par P. Hoonakker, n° 175).
Prima facie, cette voie empruntée depuis (presque) toujours par la Haute juridiction et réaffirmée dans l’arrêt commenté peut d’ailleurs sembler la seule possible. La thèse qui était défendue par le pourvoi peut en effet paraître surprenante, en ce qu’elle implique de facto de reconnaître au juge du sursis à exécution le pouvoir d’apprécier – fût-ce en surface seulement – les chances de succès du recours entrepris. Or, le fait de reconnaître un tel pouvoir au premier président ne reviendrait-il pas à lui permettre d’empiéter sur les prérogatives de la cour et de « préjuger » de la décision qui sera rendue au fond par cette dernière (avec toutes les conséquences qu’une telle situation engendrerait sur la possibilité pour le juge du sursis à exécution de siéger au sein de la formation collégiale chargée d’examiner le recours au fond – v. sur ces questions, Civ. 2e, 4 juin 2020, n° 19-10.443, Dalloz actualité, 25 juin 2020, obs. G. Sansone ; CE 22 sept. 2022, Conseil national des barreaux et autres, n° 436939, Lebon
; AJDA 2022. 1817
; D. 2022. 1912
; ibid. 2096, entretien M. Barba
; ibid. 2023. 571, obs. N. Fricero
; Rev. prat. rec. 2023. 34, chron. B. Gorchs-Gelzer
) ?
La fin de la résistance ?
À y regarder de plus près, la réticence persistante d’une partie des juges du fond à mettre en œuvre la solution adoptée par la Cour de cassation sur le fondement du droit commun de l’exécution provisoire (v. sur ce sujet, P. Hoonakker, préc., n° 177) témoigne de ce qu’une autre voie, qualifiée de « juridique » – et correspondant à celle suggérée par le pourvoi – était envisageable (v. sur cette question, Lobin, L’exécution provisoire, Gaz. Pal. 14-15 sept. 1984 ; R. Perrot, obs. RTD civ. 1980. 813 et 1983. 658).
Il serait en effet inexact de postuler qu’il existe un obstacle de principe à permettre au juge du sursis à exécution d’apprécier les chances de succès du recours entrepris sur le fond. L’examen du droit commun confirme au contraire qu’il s’agit là précisément de la voie empruntée très récemment par le législateur, puisque le nouvel article 514-3 du code de procédure civile subordonne le sursis à exécution à l’existence, notamment, « d’un moyen sérieux d’annulation ou de réformation » de la décision en cause. Telle est du reste également la solution qui prévaut chaque fois que la demande de sursis à exécution d’une décision de l’AMF relève de la compétence du juge administratif, puisque le code de justice administrative subordonne un tel sursis à la démonstration « d’un doute sérieux quant à la légalité de la décision » (CJA, art. L. 521-1) – ce qui ne va pas sans poser de question quant à la légitimité de la rupture d’égalité résultant désormais clairement de l’arrêt commenté.
S’agissant en outre spécifiquement des décisions de sanction prononcées par l’AMF, il serait discutable de considérer qu’il existe une frontière parfaitement tracée entre ce qui relève de l’examen du bien-fondé du recours et ce qui se rapporte à l’appréciation du caractère manifestement excessif des conséquences de l’exécution provisoire. Il suffit pour s’en convaincre d’observer que l’article L. 621-15, III ter du code monétaire et financier impose à l’AMF de tenir compte, dans la mise en œuvre de ses pouvoirs de sanction, « de toute circonstance propre à la personne en cause » et notamment « de la situation et de la capacité financières de [cette dernière], au vu notamment de son patrimoine et, s’agissant d’une personne physique de ses revenus annuels, s’agissant d’une personne morale de son chiffre d’affaires total ». Compte tenu de cette exigence textuelle, la disproportion de la sanction peut ainsi nourrir tout à la fois une critique du bien-fondé de la décision et une demande de sursis à exécution, ce qui contribue à brouiller les frontières entre l’office du juge du sursis à exécution, et celui du juge saisi du fond du recours.
Une question de cohérence ?
Du reste, la juridiction qui est à l’origine de l’ordonnance soumise à l’examen de la Cour de cassation dans l’affaire commentée a elle-même eu l’occasion de juger à plusieurs reprises que « s’il n’appartient pas au magistrat délégué de contrôler la légalité de la décision objet du recours, il lui revient en revanche de s’assurer lorsqu’une irrégularité grave de procédure est invoquée, que la décision n’est pas sérieusement menacée d’annulation de ce chef de sorte que son exécution dans ces conditions serait de nature à engendrer les conséquences manifestement excessives visées par [les textes applicables] » (v. pour un ex. récent, Paris, 14 avr. 2021, n° 20/18861 ; v. égal. en ce sens, Paris, 9 juin 2011, n° 11/05167). En ce sens, le pourvoi formé en l’espèce présentait donc l’originalité de confronter une décision rendue par le premier président de la cour d’appel de Paris à une jurisprudence qualifiée de « constante » quelques mois plus tôt par… ce même magistrat (Paris, 14 avr. 2021, n° 20/18861, préc.).
© Lefebvre Dalloz