Télétravail : l’objet d’une « prime de cantine fermée » justifie l’exclusion des télétravailleurs

L’indemnité de « cantine fermée » ayant pour objet de compenser la perte, par l’effet de la pandémie, du service de restauration d’entreprise offert aux salariés présents sur les sites de l’entreprise, les salariés en télétravail ne se trouvent pas dans la même situation que ceux qui, tenus de travailler sur site, ont été privés de ce service et ne peuvent donc prétendre au versement de cette indemnité au titre de l’égalité de traitement.

Le développement du télétravail dans les entreprises pose un certain nombre de questions, notamment en matière d’égalité de traitement (v. not., HCE, Rapport : pour une mise en œuvre du télétravail soucieuse de l’égalité entre les femmes et les hommes, 27 févr. 2023). Le principe légal étant que « le télétravailleur a les mêmes droits que le salarié qui exécute son travail dans les locaux de l’entreprise » (C. trav., art. L. 1222-9, III), une différenciation paraît toutefois nécessaire lorsque l’employeur encadre l’attribution de certains droits à certaines situations de fait. C’est le cas de cet arrêt du 24 avril 2024 qui vient fixer encore un peu le cadre du droit en la matière.

En l’espèce, la société Enedis avait négocié et signé un accord d’entreprise au début de la crise sanitaire dans le but de fixer un cadre général au travail des salariés tout au long de cette période. Était prévu notamment dans cet accord une disposition particulière pour les salariés dans l’incapacité de bénéficier de la cantine sur leur lieu de travail en raison de la fermeture de celle-ci. Une indemnité était versée aux salariés ne disposant pas d’une « solution alternative » (art. 21 de l’accord collectif du 12 juin 2020). Cette indemnité ayant pour objet de « venir en substitution du service de restauration collective qui n’était plus offert en raison de la pandémie » (Rapport M. Flores, pourvoi n° 22-18.031), l’employeur en a réservé l’attribution aux seuls salariés présents sur le site.

Un syndicat a assigné en référé la société afin de faire ordonner, sous astreinte, le versement de la prime à l’ensemble des salariés de l’entreprise contraints de travailler à distance. Le juge des référés puis la Cour d’appel de Versailles ont rejeté la demande du syndicat en reconnaissant le caractère spécifiquement adapté de l’indemnité litigieuse aux seuls salariés présents au sein des établissements. Pour les juges du fond, iI ne pouvait être constatée une identité de situation au regard de l’avantage en cause puisque le critère retenu pour distinguer les catégories de salariés, tenant à la fermeture administrative de la cantine en raison de la pandémie, est indifférent pour les salariés en position de télétravail. Ceux-ci en effet, ne se seraient pas rendus sur leur lieu de travail uniquement pour y déjeuner. Dès lors, la situation des salariés concernés était objectivement différente et il ne pouvait être allégué pour caractériser un trouble manifestement illicite, de la violation du principe d’égalité de traitement.

La Cour de cassation vient confirmer cette position en s’appuyant sur deux éléments utiles à la réflexion sur l’égalité de traitement entre salariés en situation de télétravail et salariés présents au sein de l’entreprise.

Tout d’abord, une indemnité de « cantine fermée » mentionnée dans un accord d’entreprise peut être réservée aux seuls salariés se trouvant « dans la même situation » c’est-à-dire ceux « qui, tenus de travailler sur site, ont été privés de ce service ». Et enfin, les salariés en télétravail n’étant pas amenés à utiliser le restaurant d’entreprise, il était légitime de les écarter d’une indemnité vouée à « compenser la perte, par l’effet de la pandémie, du service de restauration d’entreprise offert aux salariés présents sur les sites de l’entreprise ».

Une prime conventionnelle de « cantine fermée » réservée aux seuls salariés présents sur site

Le premier élément permet de préciser encore un peu le cadre de l’égalité de traitement en confirmant qu’un accord d’entreprise peut effectuer une distinction entre deux catégories de salariés pour l’attribution d’une prime.

Toutefois, si cette précision peut paraître évidente, elle ne semble pas correspondre avec celle adoptée par la même chambre un an plus tôt en matière de titres-restaurants lorsqu’une organisation individuelle du travail est adoptée (Soc. 13 avr. 2023, n° 21-11.322, JA 2023, n° 683, p. 39, étude M. Julien et J.-F. Paulin ). Les juges avaient reconnu l’application du principe d’égalité de traitement en matière d’acquisition des titres-restaurants entre les salariés présents dans les locaux de l’entreprise durant les horaires collectifs et les salariés n’ayant pas « effectivement pris leur pause déjeuner » au sein de l’entreprise. Pour la Cour de cassation, la seule condition à l’obtention du titre-restaurant était que le repas du salarié soit compris dans son horaire journalier. Peu importe alors les différentes organisations individuelles d’aménagement du temps de travail.

Cependant en dépit de la différence de conclusion, l’analyse réalisée est similaire.

En effet, les juges ont considéré dans les deux cas l’objet des sommes versées. S’agissant des titres-restaurants ils avaient alors reconnu le « pur avantage rémunératoire » (v. Avis de M. Halem, avocat général référendaire, pourvoi n° 22-18.031) et au sujet de l’indemnité de « cantine fermée », il est reconnu le caractère indemnitaire, en d’autres termes, celle-ci est classée parmi les frais professionnels. De cette position, l’avocat général précisait qu’elle seule permettait de « retenir une conception relative de l’égalité, conduisant à comparer la situation de chaque catégorie de salariés concernée au regard de la finalité de cet avantage ».

L’égalité de traitement, entre rémunération et frais professionnel, il appartient aux juges de trancher

La Cour de cassation n’a pas eu encore à se prononcer effectivement sur la question de l’attribution des titres restaurant aux télétravailleurs mais vient alimenter le fond du raisonnement utilisé par deux décisions récentes. Les décisions du fond sont pour l’instant encore assez contradictoires. Ainsi, selon le Tribunal judiciaire de Nanterre (TJ Nanterre, 10 mars 2021, n° 20/09616, JA 2021, n° 638, p. 12, obs. D. Castel ), à défaut d’un surcoût lié à leur restauration hors de leur domicile, les télétravailleurs à domicile ne sont pas dans une situation comparable à celle des salariés travaillant sur site sans restaurant d’entreprise et n’ont pas droit, à l’inverse de ces derniers, à des titres-restaurant. Ces derniers constituant un frais professionnel. Alors que le Tribunal judiciaire de Paris (TJ Paris, 30 mars 2021, n° 20/09805) considérant que le télétravail n’est pas forcément exercé à domicile, mais peut l’être dans un tiers lieu, a décidé comme l’URSSAF (« Avantages en nature et frais professionnel », « Avantages en nature »), au nom de l’égalité de traitement, que les télétravailleurs y ont droit, dès lors qu’un repas est compris dans leurs horaires de travail. Cette décision, en lien avec la position de la décision de 2023, place les titres restaurants parmi les « avantages rémunératoires », justifiant ainsi une égalité de traitement entre deux travailleurs.

 

Soc. 24 avr. 2024, FS-B, n° 22-18.031

© Lefebvre Dalloz